Cour européenne des droits de l'homme26 septembre 1995
Requête n°25/1994/472/553
Diennet c. France
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En l'affaire Diennet c. France (1),
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A (2), en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président, R. Bernhardt, L.-E. Pettiti, R. Macdonald, C. Russo, Mme E. Palm, MM. J.M. Morenilla, L. Wildhaber, P. Kuris,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 mars et 31 août 1995,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
1. L'affaire porte le n° 25/1994/472/553. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
2. Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1.
L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 7 juillet 1994, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 18160/91) dirigée contre la République française et dont un ressortissant de cet Etat, M. Marcel Diennet, avait saisi la Commission le 18 avril 1991 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration française reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention.
2.
En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, le requérant a exprimé le désir de participer à l'instance et a désigné son conseil (article 30).
3.
La chambre à constituer comprenait de plein droit M. L.-E. Pettiti, juge élu de nationalité française (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 18 juillet 1994, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. R. Bernhardt, M. R. Macdonald, M. C. Russo, Mme E. Palm, M. J.M. Morenilla, M. L. Wildhaber et M. P. Kuris, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43).
4.
En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal a consulté, par l'intermédiaire du greffier, l'agent du gouvernement français ("le Gouvernement"), l'avocate du requérant et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence et à la prorogation accordée par le président à la demande du Gouvernement, le mémoire de ce dernier et celui du requérant sont parvenus au greffe le 5 décembre 1994. Le 12 janvier 1995, le secrétaire de la Commission a indiqué que le délégué n'entendait pas y répondre par écrit. Le 22 décembre 1994, il avait fourni au greffe divers documents. La demande de satisfaction équitable du requérant est parvenue le 20 février 1995.
5.
Ainsi qu'en avait décidé le président, les débats se sont déroulés en public le 20 mars 1995, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. Au cours de la réunion préparatoire tenue auparavant, la Cour avait été informée que l'avocate du requérant, Me C. Waquet, était bloquée à Paris par une grève aérienne; la Cour avait convenu de tenir néanmoins l'audience à l'heure prévue et d'envoyer à l'intéressée par télécopie un compte rendu provisoire de l'audience afin qu'elle puisse présenter par écrit ses éventuelles observations avant les délibérations.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme M. Merlin-Desmartis, conseillère de tribunal administratif détachée à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
agent, M. T.-X. Girardot, chargé de mission à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères,
conseil;
- pour la Commission
M. M.A. Nowicki,
délégué.
La Cour a entendu en leurs déclarations M. Nowicki et Mme Merlin-Desmartis.
6.
Le texte de la plaidoirie de Me Waquet est parvenu au greffe par télécopie le 21 mars 1995. Le délégué de la Commission et le Gouvernement n'y ont pas répliqué.
EN FAIT
I.
Les circonstances de l'espèce
7.
Médecin généraliste résidant à Paris, le docteur Marcel Diennet fit l'objet de poursuites pour manquements aux règles de déontologie de la profession.
8.
Le 11 mars 1984, le conseil régional de l'ordre des médecins de l'Ile-de-France prononça sa radiation du tableau. Il retenait notamment les motifs suivants:
"(...)
Considérant que les déclarations du médecin poursuivi confirment amplement la 'méthode épistolaire de consultation' dont il est l'auteur, que par lettre imprimée, le docteur Diennet adressait aux patients, qu'il ne pouvait ou ne voulait recevoir, une proposition de consultation à l'aide d'un questionnaire précis devant permettre d'établir pour chaque cas une ordonnance appropriée en vue d'une cure d'amaigrissement.
(...)
Considérant qu'en utilisant cette méthode le docteur Diennet ne rencontrait jamais ses patients, ne procédait personnellement à aucun examen, ne suivait pas le traitement prescrit ni le modifiait; que pendant ses absences de France, qu'il reconnaît nombreuses, le 'suivi' des patients était assuré par le secrétariat de son cabinet, ce qu'il ne conteste pas.
Considérant que les agissements qui lui sont reprochés sont amplement établis et contreviennent gravement aux dispositions des articles 15, 18, 23, 33 et 36 du code de déontologie; qu'un tel comportement est inadmissible de la part d'un médecin et n'a pas de rapport avec la profession médicale.
Considérant qu'il échet de sanctionner sévèrement ces infractions.
(...)"
9.
Le Dr Diennet fit appel devant la section disciplinaire du conseil national de l'ordre des médecins qui, le 30 janvier 1985, substitua la sanction de l'interdiction d'exercer la médecine pendant trois ans à celle de la radiation.
10. Saisi par le requérant, le Conseil d'Etat annula cette décision le 15 janvier 1988 au motif qu'elle avait été rendue à l'issue d'une procédure irrégulière, la section disciplinaire du conseil national ayant déclaré irrecevable un mémoire produit par le Dr Diennet après l'expiration du délai imparti mais néanmoins avant l'audience. Il renvoya l'affaire devant cette dernière juridiction.
11. Le 26 avril 1989, à l'issue d'une audience à huis clos, la section disciplinaire du conseil national infligea de nouveau à l'intéressé l'interdiction d'exercer la médecine durant trois ans.
12. Le Dr Diennet se pourvut en cassation devant le Conseil d'Etat. Il soutenait notamment que la décision le frappant n'avait pas été rendue en conformité avec l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention: trois des sept membres de la section disciplinaire du conseil national - dont le rapporteur - avaient déjà connu de l'affaire lors de la première décision, ce qui ne satisfaisait pas à la condition d'impartialité exigée par cette disposition, et les débats du 26 avril 1989 n'avaient pas été publics.
13. Le 29 octobre 1990, le Conseil d'Etat rejeta la requête dans les termes suivants:
"(...)
Sur la régularité de la décision attaquée:
Considérant, en premier lieu, que les dispositions de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention européenne de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ne sont pas applicables aux juridictions disciplinaires, qui ne statuent pas en matière pénale et ne tranchent pas des contestations sur des droits et obligations de caractère civil; que M. Diennet n'est dès lors pas fondé à invoquer à l'encontre de la décision attaquée une violation des dispositions de l'article 6 par. 1 (art. 6-1) de la Convention susvisée relatives à la publicité des séances et à l'impartialité du tribunal;
Considérant, en deuxième lieu, que, si l'article 11 de la loi du 31 décembre 1987 fait obligation à la juridiction à laquelle une affaire est renvoyée par le Conseil d'Etat de statuer, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation que celle dans laquelle a été prononcée la décision annulée, la section disciplinaire de l'ordre des médecins, eu égard à la nature de cette juridiction, pouvait être saisie à nouveau dans la formation qui était la sienne le 30 janvier 1985, date à laquelle elle avait statué une première fois, de l'affaire qui lui était renvoyée par une décision du Conseil d'Etat, statuant au contentieux du 15 janvier 1988; que, par suite, les moyens tirés de la violation du principe de l'impartialité des juridictions et des dispositions législatives précitées ne sauraient être accueillis;
(...)"
II. Le régime disciplinaire des médecins
14. L'ordre national des médecins groupe obligatoirement tous les médecins habilités à exercer leur art en France. Il veille notamment au maintien des principes de moralité, de probité et de dévouement indispensables à l'exercice de la médecine et à l'observation par tous ses membres des devoirs professionnels ainsi que des règles édictées par le code de déontologie. Il accomplit sa mission par l'intermédiaire des conseils départementaux, des conseils régionaux et du conseil national de l'ordre (articles 381 et 382 du code de la santé publique).
A. La procédure
1. Devant les institutions ordinales
a) Les conseils régionaux
15. Les conseils régionaux exercent, au sein de l'ordre des médecins, la compétence disciplinaire en première instance. Ils peuvent être saisis notamment par les conseils départementaux de leur ressort ou un médecin inscrit au tableau de l'ordre (article L. 417 du code de la santé publique).
b) La section disciplinaire du conseil national
16. Après chaque renouvellement partiel, tous les deux ans, le conseil national de l'ordre des médecins élit huit de ses trente-huit membres qui constituent sous la présidence d'un conseiller d'Etat une section disciplinaire, compétente pour connaître des appels en la matière (articles L. 404 à 408 et L. 411 du code de la santé publique). Des membres suppléants sont élus dans les mêmes formes que les membres titulaires (article 21 du décret n° 48-1671 du 26 octobre 1948 modifié, relatif notamment au fonctionnement de la section disciplinaire).
La section disciplinaire ne peut valablement délibérer que si sont présents, en plus du président, au moins quatre de ses membres. Lorsque les membres présents sont en nombre pair, le plus jeune des praticiens doit s'abstenir (article 24, premier alinéa, du décret du 26 octobre 1948 modifié).
Les appels ont un effet suspensif (article L. 411 du code de la santé publique).
2. Devant le Conseil d'Etat
17. Les décisions de la section disciplinaire peuvent faire l'objet d'un recours devant le Conseil d'Etat (articles 22 du décret du 26 octobre 1948 modifié et L. 411 du code de la santé publique) "dans les conditions du droit commun" (article L. 411 in fine du code de la santé publique).
Aux termes de l'article 11 - entré en vigueur le 1er janvier 1989 - de la loi n° 87-1127 du 31 décembre 1987 portant réforme du contentieux administratif:
"(...)
S'il prononce l'annulation d'une décision d'une juridiction administrative statuant en dernier ressort, le Conseil d'Etat peut, soit renvoyer l'affaire devant la même juridiction statuant, sauf impossibilité tenant à la nature de la juridiction, dans une autre formation, soit renvoyer l'affaire devant une autre juridiction de même nature, soit régler l'affaire au fond si l'intérêt d'une bonne administration de la justice le justifie.
Lorsque l'affaire fait l'objet d'un deuxième pourvoi en cassation, le Conseil d'Etat statue définitivement sur cette affaire."
B. Les peines
18. Les peines disciplinaires suivantes peuvent frapper les médecins poursuivis: l'avertissement; le blâme; l'interdiction temporaire ou permanente d'exercer une, plusieurs ou la totalité des fonctions médicales, conférées ou rétribuées par l'Etat, les départements, les communes, les établissements publics, les établissements reconnus d'utilité publique, ou les fonctions médicales accomplies en application des lois sociales; l'interdiction temporaire (ne pouvant excéder trois années) d'exercer la médecine; la radiation du tableau de l'ordre.
Les deux premières de ces peines comportent, en outre, la privation du droit de faire partie du conseil départemental, du conseil régional ou du conseil national de l'ordre pendant une durée de trois ans; les suivantes, la privation de ce droit à titre définitif. Le médecin radié ne peut se faire inscrire à un autre tableau (article L. 423 du code de la santé publique).
C. La récusation
19. Le médecin mis en cause peut exercer devant le conseil régional, de même que devant le conseil national, le droit de récusation dans les conditions des articles 341 à 355 du nouveau code de procédure civile (article L. 421 du code de la santé publique).
Aux termes de l'article 341 du nouveau code de procédure civile, la récusation d'un juge peut être demandée:
"(...)
1° Si lui-même ou son conjoint a un intérêt personnel à la contestation;
2° Si lui-même ou son conjoint est créancier, débiteur, héritier présomptif ou donataire de l'une des parties;
3° Si lui-même ou son conjoint est parent ou allié de l'une des parties ou de son conjoint jusqu'au quatrième degré inclusivement;
4° S'il y a eu ou s'il y a procès entre lui ou son conjoint et l'une des parties ou son conjoint;
5° S'il a précédemment connu de l'affaire comme juge ou comme arbitre ou s'il a conseillé l'une des parties;
6° Si le juge ou son conjoint est chargé d'administrer les biens de l'une des parties;
7° S'il existe un lien de subordination entre le juge ou son conjoint et l'une des parties ou son conjoint;
8° S'il y a amitié ou inimitié notoire entre le juge et l'une des parties;
(...)"
D. La publicité
1. Le régime applicable en l'espèce
20. Les articles 15, deuxième alinéa, et 26, septième alinéa, du décret n° 48-1671 du 26 octobre 1948 modifié, disposaient: