Cour de justice des Communautés européennes18 juin 1998
Affaire n°C-266/96
Corsica Ferries France SA
c/
Gruppo Antichi Ormeggiatori del porto di Genova Coop. arl, Gruppo Ormeggiatori del Golfo di La Spezia Coop. arl et Ministero dei Trasporti e della Navigazione
61996J0266
Arrêt de la Cour (cinquième chambre)
du 18 juin 1998.
Corsica Ferries France SA contre Gruppo Antichi Ormeggiatori del porto di Genova Coop. arl, Gruppo Ormeggiatori del Golfo di La Spezia Coop. arl et Ministero dei Trasporti e della Navigazione.
Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova - Italie.
Libre prestation des services - Transports maritimes - Entreprises titulaires de droits exclusifs - Opérations d'amarrage des navires dans les ports - Respect des règles de concurrence - Tarification.
Affaire C-266/96.
Recueil de Jurisprudence 1998 page I-3949
1 Questions préjudicielles - Saisine de la Cour - Procédure non contradictoire - Faculté de renvoi - Nécessité de fournir à la Cour suffisamment de précisions sur le contexte factuel et juridique
(Traité CE, art. 177)
2 Questions préjudicielles - Compétence de la Cour - Limites - Question manifestement dénuée de pertinence
(Traité CE, art. 177)
3 Libre circulation des marchandises - Restrictions quantitatives - Mesures d'effet équivalent - Réglementation nationale imposant aux entreprises de transport maritime établies dans un autre État membre de recourir aux services des groupes de lamaneurs locaux - Admissibilité - Conditions
(Traité CE, art. 30)
4 Concurrence - Règles communautaires - Obligations des États membres - Réglementation nationale conférant à des entreprises établies dans l'État le droit exclusif d'assurer un service de lamanage - Compatibilité - Conditions
(Traité CE, art. 5, 85, 86 et 90)
5 Transports - Transports maritimes - Libre prestation des services - Réglementation nationale imposant aux entreprises de transport maritime établies dans un autre État membre de recourir aux services des groupes de lamaneurs locaux - Admissibilité - Conditions
(Traité CE, art. 56 et 59; règlement du Conseil n° 4055/86)
1 L'article 177 du traité ne subordonne pas la saisine de la Cour au caractère contradictoire de la procédure au cours de laquelle le juge national formule une question préjudicielle. Toutefois, il est tout aussi nécessaire, dans le cadre d'une procédure non contradictoire, que la juridiction nationale présente à la Cour un exposé détaillé et complet du contexte factuel et juridique.
2 Dans le cadre de la procédure préjudicielle prévue à l'article 177 du traité, il appartient aux seules juridictions nationales, qui sont saisies du litige et doivent assumer la responsabilité de la décision judiciaire à intervenir, d'apprécier, au regard des particularités de chaque affaire, tant la nécessité d'une décision préjudicielle pour être en mesure de rendre leur jugement que la pertinence des questions qu'elles posent à la Cour. Le rejet d'une demande formée par une juridiction nationale n'est possible que s'il apparaît de manière manifeste que l'interprétation sollicitée du droit communautaire n'a aucun rapport avec la réalité ou l'objet du litige au principal.
3 L'article 30 du traité ne s'oppose pas à une réglementation d'un État membre qui impose aux entreprises de transport maritime établies dans un autre État membre, dont les navires font escale dans les ports du premier État membre, de recourir, moyennant une rétribution supérieure au coût effectif du service rendu, aux services des groupes de lamaneurs locaux titulaires de concessions exclusives, dès lors qu'une telle réglementation ne fait aucune distinction selon l'origine des marchandises transportées, qu'elle n'a pas pour objet de régir les échanges de marchandises avec les autres États membres et que les effets restrictifs qu'elle pourrait produire sur la libre circulation des marchandises sont trop aléatoires et trop indirects pour que l'obligation qu'elle édicte puisse être regardée comme étant de nature à entraver le commerce entre les États membres.
4 Les dispositions combinées des articles 5, 85, 86 et 90, paragraphe 1, du traité ne s'opposent pas à une réglementation d'un État membre,
- qui confère à des entreprises établies dans cet État le droit exclusif d'assurer le service de lamanage,
- qui impose le recours à ce service pour un prix qui, au-delà du coût effectif des prestations, comprend le supplément qu'implique le maintien d'un service universel de lamanage, et
- qui prévoit des tarifs différents selon les ports pour tenir compte des caractéristiques propres à chacun de ceux-ci, dès lors que, d'une part, les entreprises visées ont effectivement été chargées par l'État membre de la gestion d'un service d'intérêt économique général au sens de l'article 90, paragraphe 2, du traité et les autres conditions d'application de cette disposition sont réunies, et que, d'autre part, il n'existe pas d'entente au sens de l'article 85 du traité.
5 Les dispositions du règlement n° 4055/86, portant application du principe de la libre prestation des services aux transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers, et de l'article 59 du traité ne s'opposent pas à une réglementation d'un État membre qui impose aux entreprises de transport maritime établies dans un autre État membre, lorsque leurs navires font escale dans les ports du premier État membre, de recourir moyennant rémunération aux services des groupes de lamaneurs locaux titulaires de concessions exclusives dès lors que, d'une part, une telle réglementation ne comporte aucune discrimination ostensible ou déguisée contraire auxdites dispositions et que, d'autre part, même si elle constituait une entrave à la libre prestation du service de lamanage ou à la libre prestation des services de transport maritime, dans la première hypothèse, les conditions d'application de l'article 90, paragraphe 2, du traité seraient réunies et, dans la seconde, la réglementation serait justifiée par des considérations de sécurité publique au sens de l'article 56 du traité.
Dans l'affaire C-266/96,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE, par le Tribunale di Genova (Italie) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Corsica Ferries France SA
Gruppo Antichi Ormeggiatori del porto di Genova Coop. arl,
Gruppo Ormeggiatori del Golfo di La Spezia Coop. arl,
Ministero dei Trasporti e della Navigazione,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 3, 5, 30, 59, 85, 86 et 90, paragraphe 1, du traité CE, ainsi que du règlement (CEE) n° 4055/86 du Conseil, du 22 décembre 1986, portant application du principe de la libre prestation des services aux transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers (JO L 378, p. 1),
LA COUR
(cinquième chambre),
composée de MM. C. Gulmann, président de chambre, M. Wathelet (rapporteur), J. C. Moitinho de Almeida, J.-P. Puissochet et L. Sevón, juges,
avocat général: M. N. Fennelly,
greffier: Mme D. Louterman-Hubeau, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
- pour Corsica Ferries France SA, par Mes G. Conte et G. Giacomini, avocats au barreau de Gênes,
- pour le Gruppo Antichi Ormeggiatori del porto di Genova Coop. arl, par Mes A. Tizzano, avocat au barreau de Naples, et F. Munari, avocat au barreau de Gênes,
- pour le Gruppo Ormeggiatori del Golfo di La Spezia Coop. arl, par Mes S. M. Carbone et G. Sorda, avocats au barreau de Gênes, et G. M. Roberti, avocat au barreau de Naples,
- pour le gouvernement italien, par M. le professeur U. Leanza, chef du service du contentieux diplomatique du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent, assisté de M. P. G. Ferri, avvocato dello Stato,
- pour la Commission des Communautés européennes, par M. G. Marenco, conseiller juridique principal, et Mme L. Pignataro, membre du service juridique, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de Corsica Ferries France SA, représentée par Mes G. Conte et G. Giacomini, du Gruppo Antichi Ormeggiatori del porto di Genova Coop. arl, représenté par Me F. Munari, du Gruppo Ormeggiatori del Golfo di La Spezia Coop. arl, représenté par Mes S. M. Carbone, G. Sorda et G. M. Roberti, du gouvernement italien, représenté par M. G. Aiello, avvocato dello Stato, et de la Commission, représentée par Mme L. Pignataro, à l'audience du 6 novembre 1997,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 22 janvier 1998,
rend le présent
Arrêt
1 Par ordonnance du 5 juillet 1996, parvenue à la Cour le 2 août suivant, le Tribunale di Genova a posé à la Cour, en vertu de l'article 177 du traité CE, plusieurs questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 3, 5, 30, 59, 85, 86 et 90, paragraphe 1, du traité CE, ainsi que du règlement (CEE) n° 4055/86 du Conseil, du 22 décembre 1986, portant application du principe de la libre prestation des services aux transports maritimes entre États membres et entre États membres et pays tiers (JO L 378, p. 1).
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Corsica Ferries France SA (ci-après "Corsica Ferries") au Gruppo Antichi Ormeggiatori del porto di Genova Coop. arl (le groupe des lamaneurs du port de Gênes, ci-après le "groupe des lamaneurs de Gênes"), au Gruppo Ormeggiatori del Golfo di La Spezia Coop. arl (le groupe des lamaneurs du port de La Spezia, ci-après le "groupe des lamaneurs de La Spezia") ainsi qu'au ministero dei Trasporti e della Navigazione (ministère des Transports et de la Navigation).
3 Corsica Ferries est une société de droit français qui assure depuis le 1er janvier 1994, en tant qu'entreprise de transport maritime, un service de ligne régulière par car-ferries entre la Corse et certains ports italiens, dont Gênes et La Spezia. Elle utilise à cette fin des navires battant pavillon panaméen, affrétés à temps par Tourship Ltd, établie à Jersey. Corsica Ferries et Tourship Ltd sont toutes deux contrôlées par Tourship SA, société de droit luxembourgeois établie à Luxembourg. Au cours de la période allant de 1994 à 1996, Corsica Ferries a payé aux groupes des lamaneurs de Gênes et de La Spezia certaines sommes au titre des opérations de lamanage (amarrage et démarrage des navires) auxquelles ont donné lieu les escales dans ces ports de navires qu'elle exploite.
4 Corsica Ferries a toujours assorti ses paiements de réserves expresses, dans lesquelles elle indiquait que l'obligation de recourir aux services desdits groupes constituait une entrave à la libre circulation des marchandises et à la libre prestation des services et que les montants qui lui étaient réclamés résultaient de l'application d'un tarif sans lien avec la réalité des services effectivement fournis et arrêté en violation des règles de concurrence du droit communautaire.
5 Le 2 juillet 1996, Corsica Ferries a, sur le fondement de l'article 633 du code de procédure civile italien, saisi le Tribunale di Genova d'une requête visant à ce qu'une injonction de payer soit délivrée au groupe des lamaneurs de Gênes pour un montant de 669 838 425 LIT, au groupe des lamaneurs de La Spezia pour un montant de 188 472 802 LIT, ainsi que, solidairement, au ministère des Transports et de la Navigation pour un montant de 858 311 227 LIT, ces montants devant être majorés d'intérêts. Selon Corsica Ferries, la délivrance d'une telle injonction est justifiée par le caractère indu des paiements qu'elle a effectués. Elle a notamment développé à cet égard deux séries d'arguments.
6 En premier lieu, les tarifs pratiqués pour les opérations de lamanage dans les ports en cause au principal n'auraient aucun lien avec le coût des services effectivement rendus aux navires par les lamaneurs et, de surcroît, varieraient d'un port à l'autre, de sorte qu'il y aurait entrave à la fois à la libre prestation des services, garantie dans le secteur des transports maritimes par le règlement n° 4055/86, et à la libre circulation des marchandises, garantie par l'article 30 du traité.
7 En second lieu, ces paiements auraient été imposés en violation des règles du traité en matière de concurrence. Cette violation résulterait non seulement de ce que les tarifs seraient le fruit d'accords entre associations d'entreprises interdits par l'article 85 du traité, mais également de ce que les groupes des lamaneurs de Gênes et de La Spezia abuseraient, en violation de l'article 86 du traité, de la position dominante qu'ils détiennent sur une partie substantielle du marché commun, en pratiquant des tarifs inéquitables, en empêchant les entreprises de navigation de recourir à leur propre personnel qualifié pour procéder aux opérations de lamanage et en fixant des tarifs différents selon les ports pour des prestations identiques effectuées au profit de navires identiques.
8 Au soutien de sa demande de condamnation solidaire de la République italienne au paiement des sommes dont elle se prétend créancière, Corsica Ferries se fonde sur la responsabilité qui incomberait à cet État du fait que ce dernier ne serait pas intervenu afin de faire cesser les violations du droit communautaire dont elle s'estime victime.
9 Il ressort de la réglementation applicable au principal que les services de lamanage sont régis par le Codice della navigazione (code de la navigation, ci-après le "code"), le Regolamento per la navigazione marittima (règlement pour la navigation maritime, ci-après le "règlement") et, pour chaque port, par les dispositions adoptées par l'autorité maritime localement compétente.
10 En vertu des articles 62 et 63 du code, le commandant du port règle et surveille l'entrée et la sortie, le mouvement, l'ancrage et le lamanage des navires dans le port, ordonne les manoeuvres d'amarrage et de démarrage, enjoint, en cas de nécessité, d'exécuter d'office les manoeuvres ordonnées, aux frais du navire, et, enfin, commande, en cas d'extrême urgence, de couper les amarres.
11 En application de l'article 116 du code, les lamaneurs entrent dans la catégorie du personnel affecté aux services portuaires. Les règles qui leur sont spécifiques figurent au chapitre VI (articles 208 à 214) du règlement. L'article 209 du règlement confie la réglementation du service des lamaneurs au commandant du port qui assure la régularité du service en fonction des besoins du port et peut notamment, dans les ports où il existe une telle nécessité, constituer les lamaneurs en groupe. Enfin, l'article 212 du règlement prévoit que, dans chaque port, les tarifs relatifs aux opérations de lamanage sont fixés par le commandant de la circonscription maritime.
12 La réglementation spécifique applicable dans le port de Gênes est constituée par le règlement n° 759 du 1er juin 1953, adopté par le président du Consorzio autonomo del porto di Genova (consortium autonome du port de Gênes), qui a institué le groupe des lamaneurs de Gênes, ainsi que par le règlement relatif aux services maritimes et à la police portuaire, adopté le 1er mars 1972, dont l'article 13 énonce que