Cour de justice des Communautés européennes15 septembre 1998
Affaire n°C-231/96
Edilizia Industriale Siderurgica Srl (Edis)
c/
Ministero delle Finanze
61996J0231
Arrêt de la Cour
du 15 septembre 1998.
Edilizia Industriale Siderurgica Srl (Edis) contre Ministero delle Finanze.
Demande de décision préjudicielle: Tribunale di Genova - Italie.
Répétition de l'indu - Délais procéduraux nationaux.
Affaire C-231/96.
Recueil de Jurisprudence 1998 page I-4951
1 Questions préjudicielles - Interprétation - Effets dans le temps des arrêts d'interprétation - Effet rétroactif - Portée - Application d'un délai national de forclusion à une demande de restitution de taxes nationales incompatibles avec le droit communautaire
(Traité CE, art. 177)
2 Droit communautaire - Effet direct - Taxes nationales incompatibles avec le droit communautaire - Restitution - Modalités - Application du droit national - Délais de forclusion - Admissibilité - Conditions - Respect du principe de l'effectivité du droit communautaire - Respect du principe de l'équivalence des conditions de l'action en répétition avec celles des réclamations semblables de nature interne
3 Actes des institutions - Directives - Effet direct - Conséquences - Possibilité d'opposer au justiciable des règles nationales concernant les délais de recours avant la transposition correcte de la directive - Admissibilité - Conditions
1 L'interprétation que la Cour donne d'une disposition de droit communautaire, dans l'exercice de la compétence que lui confère l'article 177 du traité, éclaire et précise, lorsque besoin en est, la signification et la portée de cette règle, telle qu'elle doit ou aurait dû être comprise et appliquée depuis le moment de son entrée en vigueur. Il en résulte que la règle ainsi interprétée peut et doit être appliquée par le juge à des rapports juridiques nés et constitués avant l'arrêt statuant sur la demande d'interprétation, si, par ailleurs, les conditions permettant de porter devant les juridictions compétentes un litige relatif à l'application de ladite règle se trouvent réunies. Une limitation, par la Cour, des effets d'un arrêt statuant sur une demande d'interprétation doit, eu égard à ces principes, rester tout à fait exceptionnelle.
L'application des modalités procédurales nationales des recours en justice, tant de fond que de forme, ne saurait être confondue avec une limitation des effets d'un arrêt de la Cour statuant sur l'interprétation d'une disposition de droit communautaire. En effet, la conséquence d'une telle limitation est de priver les justiciables, qui seraient normalement en mesure, conformément à leurs règles procédurales nationales, d'exercer les droits qu'ils tirent de la disposition communautaire en cause, de la faculté de s'en prévaloir à l'appui de leurs demandes.
Dès lors, la circonstance que la Cour a rendu un arrêt préjudiciel statuant sur l'interprétation d'une disposition de droit communautaire sans limiter les effets dans le temps de cet arrêt n'affecte pas le droit d'un État membre d'opposer aux actions en remboursement d'impositions perçues en violation de cette disposition un délai national de forclusion.
2 En l'absence de réglementation communautaire en matière de restitution de taxes nationales indûment perçues, il appartient à l'ordre juridique interne de chaque État membre de désigner les juridictions compétentes et de régler les modalités procédurales des recours en justice destinés à assurer la sauvegarde des droits que les justiciables tirent du droit communautaire, pour autant, d'une part, que ces modalités ne soient pas moins favorables que celles concernant des recours similaires de nature interne (principe de l'équivalence) et, d'autre part, qu'elles ne rendent pas en pratique impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire (principe d'effectivité).
S'agissant du principe d'effectivité, est compatible avec le droit communautaire la fixation de délais raisonnables de recours à peine de forclusion dans l'intérêt de la sécurité juridique qui protège à la fois le contribuable et l'administration concernés. En effet, de tels délais ne sont pas de nature à rendre pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire. A cet égard, un délai national de forclusion de trois ans qui court à compter de la date du paiement contesté apparaît raisonnable.
Le respect du principe de l'équivalence suppose, de son côté, que la modalité litigieuse s'applique indifféremment aux recours fondés sur la violation du droit communautaire et à ceux fondés sur la méconnaissance du droit interne, s'agissant d'un même type de taxes ou redevances. Ce principe ne saurait en revanche être interprété comme obligeant un État membre à étendre à l'ensemble des actions en restitution de taxes ou redevances perçues en violation du droit communautaire son régime de répétition interne le plus favorable. Ainsi, le droit communautaire ne s'oppose pas à ce que la législation d'un État membre comporte, à côté d'un délai de prescription de droit commun applicable aux actions en répétition de l'indu entre particuliers, des modalités particulières de réclamation et de recours en justice moins favorables pour la contestation des taxes et autres impositions. Il n'en irait autrement que si ces modalités n'étaient applicables qu'aux seules actions en remboursement de ces taxes ou impositions fondées sur le droit communautaire.
Il s'ensuit que le droit communautaire n'interdit pas à un État membre d'opposer aux actions en remboursement d'impositions perçues en violation du droit communautaire un délai national de forclusion de trois ans qui déroge au régime commun de l'action en répétition de l'indu entre particuliers, soumise à un délai plus favorable, dès lors que ce délai de forclusion s'applique de la même manière aux actions en remboursement de ces impositions qui sont fondées sur le droit communautaire et à celles qui sont fondées sur le droit interne.
3 Le droit communautaire n'interdit pas à un État membre d'opposer aux actions en remboursement d'impositions perçues en violation d'une directive un délai national de forclusion qui court à compter de la date du paiement des impositions en cause, même si, à cette date, cette directive n'avait pas encore été correctement transposée en droit national, dès lors qu'un tel délai n'est pas moins favorable pour les recours fondés sur le droit communautaire que pour les recours fondés sur le droit interne et qu'il ne rend pas pratiquement impossible ou excessivement difficile l'exercice des droits conférés par l'ordre juridique communautaire et que, par ailleurs, il n'est pas établi que le comportement des autorités nationales combiné avec l'existence du délai litigieux ait abouti à priver totalement la requérante de la possibilité de faire valoir ses droits devant les juridictions nationales.
Dans l'affaire C-231/96,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 177 du traité CE, par le Tribunale di Genova (Italie) et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Edilizia Industriale Siderurgica Srl (Edis)
Ministero delle Finanze,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation du droit communautaire en matière de répétition de l'indu,
LA COUR,
composée de M. G. C. Rodríguez Iglesias, président, H. Ragnemalm, M. Wathelet et R. Schintgen, présidents de chambre, G. F. Mancini, J. C. Moitinho de Almeida, P. J. G. Kapteyn, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet (rapporteur), L. Sevón et K. M. Ioannou, juges,
avocat général: M. D. Ruiz-Jarabo Colomer,
greffier: Mme D. Louterman-Hubeau, administrateur principal,
considérant les observations écrites présentées:
- pour Edilizia Industriale Siderurgica Srl (Edis), par Mes Giuseppe Conte et Giuseppe M. Giacomini, avocats au barreau de Gênes,
- pour le gouvernement italien, par M. le professeur Umberto Leanza, chef du service du contentieux diplomatique du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent, assisté de M. Ivo M. Braguglia, avvocato dello Stato,
- pour le gouvernement français, par Mme Catherine de Salins, sous-directeur à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, et M. Gautier Mignot, secrétaire des affaires étrangères à la même direction, en qualité d'agents,
- pour le gouvernement du Royaume-Uni, par Mme Stephanie Ridley du Treasury Solicitor' s Department, en qualité d'agent, assisté de M. Nicholas Paines, barrister,
- pour la Commission des Communautés européennes, par M. Enrico Traversa, membre du service juridique, en qualité d'agent,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de Edilizia Industriale Siderurgica Srl (Edis), du gouvernement italien, du gouvernement français, du gouvernement du Royaume-Uni et de la Commission, à l'audience du 3 février 1998,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 26 mars 1998,
rend le présent
Arrêt
1 Par ordonnance du 18 juin 1996, parvenue à la Cour le 8 juillet suivant, le président du Tribunale di Genova a posé, en application de l'article 177 du traité CE, trois questions préjudicielles relatives à l'interprétation du droit communautaire en matière de répétition de l'indu.
2 Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant Edilizia Industriale Siderurgica Srl (Edis), société à responsabilité limitée (ci-après "Edis"), anciennement société anonyme, au ministère des Finances italien à propos de la taxe de concession gouvernementale pour l'inscription des sociétés au registre des entreprises (ci-après la "taxe de concession").
3 La taxe de concession a été instituée par le décret n° 641 du président de la République, du 26 octobre 1972 (GURI n° 292, du 11 novembre 1972, supplément n° 3, ci-après le "décret n° 641/72"). Elle a fait l'objet, en ce qu'elle s'applique à l'inscription au registre de l'acte constitutif des sociétés, de modifications successives concernant ses montants et sa périodicité.
4 Les montants de la taxe de concession ont tout d'abord été substantiellement augmentés par le décret-loi n° 853, du 19 décembre 1984 (GURI n° 347, du 19 décembre 1984), converti en loi par la loi n° 17, du 17 février 1985 (GURI n° 41 bis, du 17 février 1985), qui a également prévu que la taxe serait désormais due non seulement lors de l'inscription au registre de l'acte constitutif de la société, mais également le 30 juin de chaque année civile ultérieure. Les montants de la taxe ont ensuite été à nouveau modifiés en 1988 et en 1989. Cette dernière année, ils atteignaient 12 millions de LIT pour les sociétés anonymes et en commandite par actions, 3,5 millions de LIT pour les sociétés à responsabilité limitée et 500 000 LIT pour les autres sociétés.
5 Dans l'arrêt du 20 avril 1993, Ponente Carni et Cispadana Costruzioni (C-71/91 et C-178/91, Rec. p. I-1915, ci-après l'"arrêt Ponente Carni"), rendu à propos de la taxe de concession, la Cour a dit pour droit que l'article 10 de la directive 69/335/CEE du Conseil, du 17 juillet 1969, concernant les impôts indirects frappant les rassemblements de capitaux (JO L 249, p. 25), doit être interprété en ce sens qu'il interdit, sous réserve des dispositions dérogatoires de l'article 12, une imposition annuelle due en raison de l'immatriculation des sociétés de capitaux, cela même si le produit de cette imposition contribue au financement du service chargé de la tenue du registre dans lequel sont immatriculées les sociétés. La Cour a également jugé que l'article 12 de la directive 69/335 doit être interprété en ce sens que les droits ayant un caractère rémunératoire, mentionnés au paragraphe 1, sous e), de cette disposition, peuvent être des rétributions perçues en contrepartie d'opérations imposées par la loi dans un but d'intérêt général, comme par exemple, l'immatriculation des sociétés de capitaux. Les montants de ces droits, qui peuvent être différents selon la forme juridique de la société, doivent être calculés sur la base du coût de l'opération, ce coût pouvant être évalué forfaitairement.
6 A la suite de cet arrêt, le décret-loi n° 331, du 30 août 1993 (GURI n° 203, du 30 août 1993), converti en loi par la loi n° 427, du 29 octobre 1993 (GURI n° 255, du 29 octobre 1993), a réduit la taxe de concession à 500 000 LIT pour toutes les sociétés et supprimé sa perception annuelle.
7 Il ressort de l'ordonnance de renvoi que Edis a acquitté, entre 1986 et 1992, auprès du Trésor public la somme de 64 500 000 LIT au titre du versement annuel de la taxe de concession.
8 Estimant que cette somme avait été indûment versée dans la mesure où la taxe en question était contraire à la directive 69/335, cette société en a demandé, sans succès, le remboursement à l'administration des finances compétente. Elle a, par la suite, engagé un recours en injonction devant le président du Tribunale di Genova tendant à ce qu'il ordonne au ministre des Finances de lui restituer la somme en question ainsi que les intérêts dus à compter de chaque paiement effectué.
9 Dans son ordonnance de renvoi, le président du Tribunale di Genova indique que l'incompatibilité de la taxe de concession a été confirmée par l'arrêt Ponente Carni, dont les effets n'ont pas été limités dans le temps. Il ajoute que la Corte costituzionale, dans l'arrêt n° 56, du 24 février 1995 (GURI, série spéciale n° 9, du 1er mars 1995), et la Corte Suprema di cassazione, dans l'arrêt n° 4468, du 23 février 1996, ont ultérieurement reconnu le caractère indu des versements effectués au titre de la taxe.
10 Le président du Tribunale di Genova relève toutefois que, dans l'arrêt n° 3458 du même jour, la Corte Suprema di cassazione a considéré que le remboursement de la taxe de concession relève de l'article 13, deuxième alinéa, du décret n° 641/72 aux termes duquel "Le contribuable peut, sous peine de forclusion, demander la restitution des taxes payées par erreur dans le délai de trois ans à compter du jour du paiement...".
11 Le président du Tribunale di Genova éprouve des doutes en ce qui concerne la compatibilité de telles modalités de remboursement avec la jurisprudence de la Cour en matière de restitution des taxes perçues en violation du droit communautaire. Il observe notamment que, selon les règles générales de l'ordre juridique italien, l'exercice de l'action en répétition de l'indu n'est soumis à aucun délai de forclusion, mais seulement à la prescription décennale de droit commun, prévue par l'article 2946 du code civil.
12 Le président du Tribunale di Genova a donc sursis à statuer et posé à la Cour les trois questions préjudicielles suivantes:
"1) Pour compléter et préciser l'arrêt de la Cour du 20 avril 1993, Ponente Carni (C-71/91 et C-178/91), les dispositions du traité doivent-elles être interprétées en ce sens qu'elles font obstacle à l'introduction et/ou au maintien de la part d'un État membre d'une réglementation nationale, telle que celle introduite par le législateur italien par l'article 13, deuxième alinéa, du D. P. R. n° 641 du 26 octobre 1972, dans le cas où l'application de cette réglementation a pour conséquence de limiter dans le temps les effets d'un arrêt rendu par la Cour de justice?