Cour de justice des Communautés européennes9 décembre 1997
Affaire n°C-265/95
Commission des Communautés européennes
c/
République française
61995J0265
Arrêt de la Cour
du 9 décembre 1997.
Commission des Communautés européennes contre République française.
Libre circulation des marchandises - Produits agricoles - Entraves résultant d'actes de particuliers - Obligations des Etats membres.
Affaire C-265/95.
Recueil de Jurisprudence 1997 page I-6959
1 Libre circulation des marchandises - Entraves résultant d'actes de particuliers - Obligations des États membres - Adoption de mesures pour assurer la libre circulation des marchandises - Marge d'appréciation des États membres - Contrôle par la Cour
(Traité CE, art. 5 et 30)
2 Libre circulation des marchandises - Organisations communes de marchés des produits agricoles - Entraves résultant d'actes de particuliers - Obligations des États membres - Adoption de mesures pour assurer la libre circulation des marchandises - Mesures manifestement insuffisantes compte tenu de la fréquence et de la gravité des incidents - Manquement - Justification tirée de difficultés internes - Admissibilité - Conditions - Justification tirée soit de la prise en charge des dommages causés aux victimes, soit de motifs de nature économique, soit encore d'un manquement éventuel d'un autre État membre - Inadmissibilité
(Traité CE, art. 5 et 30)
3 En tant que moyen indispensable à la réalisation du marché sans frontières intérieures, l'article 30 du traité non seulement prohibe les mesures d'origine étatique qui, en elles-mêmes, créent des restrictions au commerce entre les États membres, mais aussi peut trouver à s'appliquer lorsqu'un État membre s'est abstenu de prendre les mesures requises pour faire face à des entraves à la libre circulation des marchandises dues à des causes qui ne sont pas d'origine étatique. En effet, le fait pour un État membre de s'abstenir d'agir ou de rester en défaut d'adopter les mesures suffisantes pour empêcher des obstacles à la libre circulation des marchandises, créés notamment par des actions de particuliers sur son territoire à l'encontre de produits originaires d'autres États membres, est de nature à entraver les échanges intracommunautaires tout autant qu'un acte positif. L'article 30 impose donc aux États membres non seulement de ne pas adopter eux-mêmes des actes ou des comportements susceptibles de constituer un obstacle aux échanges, mais également, en liaison avec l'article 5 du traité, de prendre toutes les mesures nécessaires et appropriées pour assurer sur leur territoire le respect de la liberté fondamentale que constitue la libre circulation des marchandises.
Si les États membres, seuls compétents pour le maintien de l'ordre public et la sauvegarde de la sécurité intérieure, jouissent certes d'une marge d'appréciation pour déterminer quelles sont, dans une situation donnée, les mesures les plus aptes à éliminer les entraves à l'importation des produits, et que, dès lors, il n'appartient pas aux institutions communautaires de se substituer aux États membres pour leur prescrire les mesures qu'ils doivent adopter et appliquer effectivement pour garantir la libre circulation des marchandises sur leur territoire, il incombe toutefois à la Cour de vérifier, dans les cas dont elle est saisie, si l'État membre concerné a pris des mesures propres à assurer la libre circulation des marchandises.
4 Un État membre manque aux obligations qui découlent de l'article 30 du traité, en liaison avec l'article 5 de ce traité, et des règlements portant organisation commune de marchés des produits agricoles, dès lors que les mesures qu'il a prises pour faire face aux actions de particuliers qui ont causé des obstacles à la libre circulation de certains produits agricoles n'ont manifestement pas été suffisantes, compte tenu de la fréquence et de la gravité des incidents en cause, pour garantir la liberté des échanges intracommunautaires de produits agricoles sur son territoire, en empêchant et en dissuadant efficacement les auteurs des infractions en cause de les commettre et de les répéter.
Ne sauraient justifier ce manquement ni la crainte de difficultés internes, sauf pour l'État membre à établir qu'une action de sa part aurait sur l'ordre public des conséquences auxquelles il ne pourrait faire face grâce aux moyens dont il dispose, ni la prise en charge des dommages causés aux victimes, ni des motifs de nature économique, ni l'allégation d'une méconnaissance éventuelle, par un autre État membre, des règles du droit communautaire.
Dans l'affaire C-265/95,
Commission des Communautés européennes, représentée par MM. Hendrik van Lier, conseiller juridique, et Jean-Francis Pasquier, fonctionnaire national détaché auprès du service juridique, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg auprès de M. Carlos Gómez de la Cruz, membre du service juridique, Centre Wagner, Kirchberg,
partie requérante,
soutenue par
Royaume d'Espagne, représenté par M. Alberto José Navarro González, directeur général de la coordination juridique et institutionnelle communautaire, et Mme Rosario Silva de Lapuerta, abogado del Estado, du service du contentieux communautaire, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade d'Espagne, 4-6, boulevard E. Servais,
Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord, représenté par M. John
E. Collins, du Treasury Solicitor' s Department, en qualité d'agent, assisté de MM. Stephen Richards et Mark Hoskins, barristers, ayant élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade du Royaume-Uni, 14, boulevard Roosevelt,
parties intervenantes,
contre
République française, représentée par M. Jean-François Dobelle, directeur adjoint à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, Mmes Catherine de Salins, sous-directeur à la même direction, Anne de Bourgoing, chargé de mission à la même direction, et M. Philippe Martinet, secrétaire des affaires étrangères au même ministère, en qualité d'agents, ayant élu domicile à Luxembourg au siège de l'ambassade de France, 8 B, boulevard Joseph II,
partie défenderesse,
ayant pour objet de faire constater que, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, la République française a manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 du traité CE, en liaison avec l'article 5 dudit traité,
LA COUR,
composée de MM. G. C. Rodríguez Iglesias, président, C. Gulmann, H. Ragnemalm, M. Wathelet et R. Schintgen (rapporteur), présidents de chambre, G. F. Mancini, J. C. Moitinho de Almeida, P. J. G. Kapteyn, J. L. Murray, D. A. O. Edward, J.-P. Puissochet, G. Hirsch et P. Jann, juges,
avocat général: M. C. O. Lenz,
greffier: M. H. A. Rühl, administrateur principal,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les parties en leur plaidoirie à l'audience du 10 juin 1997, au cours de laquelle la Commission a été représentée par MM. Hendrik van Lier et Jean-Francis Pasquier, le royaume d'Espagne par Mme Rosario Silva de Lapuerta et la République française par M. Jean-François Dobelle et Mme Kareen Rispal-Bellanger, sous-directeur à la direction des affaires juridiques du ministère des Affaires étrangères, en qualité d'agent,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 9 juillet 1997,
rend le présent
Arrêt
1 Par requête déposée au greffe de la Cour le 4 août 1995, la Commission des Communautés européennes a introduit, en vertu de l'article 169 du traité CE, un recours visant à faire constater que, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, la République française a manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 de ce traité, en liaison avec l'article 5 du même traité.
2 La Commission expose avoir été régulièrement saisie depuis plus d'une décennie de plaintes dénonçant la passivité des autorités françaises face à des actes de violence commis par des particuliers et par des mouvements revendicatifs d'agriculteurs français à l'encontre de produits agricoles en provenance d'autres États membres. Ces actes consistent notamment dans l'interception de camions transportant de tels produits sur le territoire français et la destruction de leur cargaison, dans des violences à l'encontre des camionneurs, dans des menaces proférées contre des grandes surfaces françaises mettant en vente des produits agricoles originaires d'autres États membres ainsi que dans la dégradation de ces marchandises mises à l'étalage dans des magasins en France.
3 La Commission a constaté que, à partir de 1993, certains mouvements d'agriculteurs français, parmi lesquels une organisation dénommée "Coordination rurale", avaient lancé une campagne systématique de contrôle de l'offre des produits agricoles en provenance d'autres États membres, se caractérisant en particulier par des intimidations à l'égard des grossistes et des détaillants pour les inciter à s'approvisionner exclusivement en produits français, par l'imposition d'un prix minimal de vente des produits concernés ainsi que par l'organisation de contrôles destinés à vérifier si les opérateurs économiques se conformaient aux consignes données.
4 C'est ainsi que, d'avril à juillet 1993, en particulier des fraises originaires d'Espagne furent la cible de cette campagne. En août et septembre de cette même année, un sort identique fut réservé à des tomates en provenance de Belgique.
5 En 1994, notamment les fraises espagnoles firent l'objet du même type d'actions de menaces à l'encontre de centres commerciaux et de destruction de marchandises et de moyens de transport, des incidents violents survenant à deux reprises au même endroit en l'espace de deux semaines sans que les forces de l'ordre présentes n'interviennent pour protéger efficacement les camions et leur cargaison.
6 La Commission fait encore état d'autres cas de vandalisme qui ont gêné en France la libre circulation de produits agricoles originaires d'Italie et du Danemark.
7 Après que la Commission fut intervenue à plusieurs reprises auprès des autorités françaises, elle a estimé que la République française, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas, par des actes délictueux, la libre circulation des produits agricoles, avait manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 du traité, en liaison avec l'article 5 du même traité. En conséquence, par lettre du 19 juillet 1994, la Commission a, conformément à l'article 169 du traité, mis le gouvernement français en demeure de lui présenter, dans le délai de deux mois, ses observations sur le manquement reproché.
8 Le gouvernement français a répondu, dans une lettre du 10 octobre 1994, qu'il avait toujours fermement condamné les actes de vandalisme commis par des agriculteurs français. Il a souligné que les mesures préventives de surveillance, de protection et de recueil d'informations avaient permis une diminution notable des incidents entre 1993 et 1994. Par ailleurs, le fait pour les parquets de faire systématiquement procéder à des enquêtes judiciaires montrerait la détermination des autorités françaises à réprimer tous les comportements délictueux visant à entraver les importations de produits agricoles d'autres États membres. Toutefois, ces opérations de type commando menées de manière imprévisible par de petits groupes très mobiles rendraient extrêmement difficile l'intervention des forces de l'ordre et expliqueraient le caractère souvent infructueux des procédures judiciaires diligentées. Enfin, les pratiques de la "Coordination rurale" tendant à réguler le marché des produits agricoles par le recours à des menaces et à des destructions feraient l'objet d'une procédure devant le Conseil de la concurrence.
9 Cependant, le 20 avril 1995, de nouveaux incidents graves se sont produits dans le sud-ouest de la France, au cours desquels des produits agricoles en provenance d'Espagne furent détruits.
10 La Commission a alors émis, le 5 mai 1995, un avis motivé conformément à l'article 169, premier alinéa, du traité. Dans cet avis, elle a considéré que la République française, en ne prenant pas toutes les mesures nécessaires et proportionnées afin que des actions de particuliers n'entravent pas la libre circulation des fruits et légumes, avait manqué aux obligations qui découlent des organisations communes de marchés des produits agricoles et de l'article 30 du traité, en liaison avec l'article 5 du même traité, et l'a invitée, en application de l'article 169, deuxième alinéa, du traité, à prendre les mesures requises pour se conformer dans un délai d'un mois à cet avis.
11 Le 16 juin 1995, le gouvernement français a souligné qu'il avait adopté toutes les mesures à sa disposition pour garantir la libre circulation des marchandises sur son territoire et que les moyens dissuasifs mis en place avaient permis de limiter très nettement les violences commises en 1995. Au niveau national, une action commune de lutte contre la répétition des actes de vandalisme aurait été définie entre les ministères concernés, comportant en particulier une surveillance renforcée et des instructions de fermeté données aux préfets et aux forces de l'ordre. En outre, au niveau local, un dispositif d'alerte comportant un régime de surveillance étroite des installations sensibles aurait permis d'éviter de nombreux incidents. Même si tout risque de destructions ne peut être écarté, du fait qu'il s'agit d'actions ponctuelles imprévisibles dont il est très difficile d'identifier les auteurs responsables, le tribunal correctionnel de Nîmes aurait, en 1994, condamné 24 agriculteurs du chef de dégradation de biens d'autrui. Depuis l'entrée en vigueur, le 1er mars 1994, de l'article 322-13 du nouveau code pénal, la répression des menaces d'atteinte aux biens aurait été rendue plus efficace. Enfin, les dommages causés seraient pris en charge par l'État et des instructions auraient été données pour accélérer le règlement du préjudice subi par les opérateurs économiques concernés.
12 D'après la Commission, le ministre de l'Agriculture français a cependant déclaré, en 1995, que, s'il désapprouvait et condamnait les actes de violence des agriculteurs, il n'envisageait nullement l'intervention des forces de l'ordre pour y remédier.
13 Le 3 juin 1995, trois camions transportant des fruits et légumes en provenance d'Espagne ont fait l'objet d'actes de violence dans le sud de la France, sans que les forces de l'ordre n'interviennent. Au début du mois de juillet 1995, des fruits italiens et espagnols ont à nouveau été détruits par des agriculteurs français.