Cour de justice des Communautés européennes4 octobre 2001
Affaire n°C-326/99
Stichting "Goed Wonen"
c/
Staatssecretaris van Financiën
ARRÊT DE LA COUR (cinquième chambre)
4 octobre 2001 (1)
"Sixième directive TVA - Compétence d'un État membre pour considérer comme biens corporels susceptibles de livraison certains droits réels relatifs à un immeuble - Exercice de cette compétence limité au cas où le prix du droit réel est au moins égal à la valeur économique de l'immeuble concerné - Affermage et location de biens immeubles - Exonérations"
Dans l'affaire C-326/99,
ayant pour objet une demande adressée à la Cour, en application de l'article 234 CE, par le Hoge Raad der Nederlanden (Pays-Bas), et tendant à obtenir, dans le litige pendant devant cette juridiction entre
Stichting "Goed Wonen"
et
Staatssecretaris van Financiën,
une décision à titre préjudiciel sur l'interprétation des articles 5, paragraphe 3, ainsi que 13, B, sous b), et C, sous a), de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffre d'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1),
LA COUR (cinquième chambre),
composée de MM. A. La Pergola (rapporteur), président de chambre, M. Wathelet, D. A. O. Edward, P. Jann et C. W. A. Timmermans, juges,
avocat général: M. F. G. Jacobs,
greffier: Mme D. Louterman-Hubeau, chef de division,
considérant les observations écrites présentées:
- pour le gouvernement néerlandais, par M. M. A. Fierstra, en qualité d'agent,
- pour la Commission des Communautés européennes, par MM. E. Traversa et H. M. H. Speyart, en qualité d'agents,
vu le rapport d'audience,
ayant entendu les observations orales de la Stichting "Goed Wonen", représentée par M. G. Vos, gemachtigde, du gouvernement néerlandais, représenté par M. J. S. van den Oosterkamp, en qualité d'agent, du gouvernement allemand, représenté par M. W.-D. Plessing, en qualité d'agent, et de la Commission, représentée par M. Speyart, à l'audience du 7 décembre 2000,
ayant entendu l'avocat général en ses conclusions à l'audience du 22 février 2001,
rend le présent
Arrêt
1.
Par arrêt du 24 août 1999, parvenu à la Cour le 31 août suivant, le Hoge Raad der Nederlanden a posé, en vertu de l'article 234 CE, deux questions préjudicielles sur l'interprétation des articles 5, paragraphe 3, ainsi que 13, B, sous b), et C, sous a), de la sixième directive 77/388/CEE du Conseil, du 17 mai 1977, en matière d'harmonisation des législations des États membres relatives aux taxes sur le chiffred'affaires - Système commun de taxe sur la valeur ajoutée: assiette uniforme (JO L 145, p. 1, ci-après la "sixième directive").
2.
Ces questions ont été soulevées dans le cadre d'un litige opposant la Stichting "Goed Wonen", une fondation néerlandaise, au Staatssecretaris van Financiën au sujet d'un avis de redressement émis par l'inspecteur des impôts et concernant la taxe sur la valeur ajoutée (ci-après la "TVA") déclarée par ladite fondation au titre de la période du 1er avril au 30 juin 1995.
Le cadre juridique
La réglementation communautaire
3.
Le champ d'application de la sixième directive est ainsi défini par son article 2:
"Sont soumises à la taxe sur la valeur ajoutée:
1. les livraisons de biens et les prestations de services, effectuées à titre onéreux à l'intérieur du pays par un assujetti agissant en tant que tel;
2. les importations de biens."
4.
Sous le titre V, intitulé "Opérations imposables", l'article 5 de la sixième directive, lui-même intitulé "Livraisons de biens", dispose:
"1. Est considéré comme 'livraison d'un bien le transfert du pouvoir de disposer d'un bien corporel comme un propriétaire.
[...]
3. Les États membres peuvent considérer comme biens corporels:
[...]
b) les droits réels donnant à leur titulaire un pouvoir d'utilisation sur les biens immeubles;
[...]"
5.
Aux termes de l'article 6 de la sixième directive, qui figure également sous le titre V de celle-ci et qui est intitulé "Prestations de services":
"1. Est considérée comme 'prestation de services toute opération qui ne constitue pas une livraison d'un bien au sens de l'article 5.
[...]"
6.
Sous le titre X, intitulé "Exonérations", l'article 13 de la sixième directive, lui-même intitulé "Exonérations à l'intérieur du pays", comporte les dispositions suivantes, également pertinentes pour la présente affaire:
"[...]
B. Autres exonérations
Sans préjudice d'autres dispositions communautaires, les États membres exonèrent, dans les conditions qu'ils fixent en vue d'assurer l'application correcte et simple des exonérations prévues ci-dessous et de prévenir toute fraude, évasion et abus éventuels:
[...]
b) l'affermage et la location de biens immeubles, à l'exception:
1. des opérations d'hébergement telles qu'elles sont définies dans la législation des États membres qui sont effectuées dans le cadre du secteur hôtelier ou de secteurs ayant une fonction similaire, y compris les locations de camps de vacances ou de terrains aménagés pour camper;
2. des locations d'emplacement pour le stationnement des véhicules;
3. des locations d'outillages et de machines fixés à demeure;
4. des locations de coffres-forts.
Les États membres ont la faculté de prévoir des exclusions supplémentaires au champ d'application de cette exonération;
[...]
C. Options
Les États membres peuvent accorder à leurs assujettis le droit d'opter pour la taxation:
a) de l'affermage et de la location de biens immeubles;
[...]
Les États membres peuvent restreindre la portée du droit d'option; ils déterminent les modalités de son exercice."
7.
L'article 17 de la sixième directive, intitulé "Naissance et étendue du droit à déduction", dispose à son paragraphe 2, sous a):
"Dans la mesure où les biens et les services sont utilisés pour les besoins de ses opérations taxées, l'assujetti est autorisé à déduire de la taxe dont il est redevable:
a) la taxe sur la valeur ajoutée due ou acquittée pour les biens qui lui sont ou lui seront livrés et pour les services qui lui sont ou lui seront rendus par un autre assujetti".
8.
Sous le titre XV, intitulé "Mesures de simplification", l'article 27 de la sixième directive prévoit:
"1. Le Conseil, statuant à l'unanimité sur proposition de la Commission, peut autoriser tout État membre à introduire des mesures particulières dérogatoires à la présente directive, afin de simplifier la perception de la taxe ou d'éviter certaines fraudes ou évasions fiscales. Les mesures destinées à simplifier la perception de la taxe ne peuvent influer, sauf de façon négligeable, sur le montant de la taxe due au stade de la consommation finale.
2. L'État membre qui souhaite introduire des mesures visées au paragraphe 1 en saisit la Commission et lui fournit toutes les données utiles d'appréciation.
3. La Commission en informe les autres États membres dans un délai d'un mois.
4. La décision du Conseil sera réputée acquise si, dans un délai de deux mois à compter de l'information visée au paragraphe 3, ni la Commission, ni un État membre n'ont demandé l'évocation de l'affaire par le Conseil.
[...]"
La réglementation nationale
9.
L'article 3 de la Wet houdende vervanging van de bestaande omzetbelasting door een omzetbelasting volgens het stelsel van heffing over de toegevoegde waarde (loi portant remplacement de l'impôt existant sur le chiffre d'affaires par un impôt sur le chiffre d'affaires selon le système de taxe sur la valeur ajoutée, Stbl. 1968, p. 329), du 28 juin 1968, telle que modifiée par la Wet ter bestrijding van constructies met betrekking tot onroerende zaken (loi portant mesures de luttecontre les montages relatifs aux biens immeubles, Stbl. 1995, p. 659, ci-après la "loi TVA"), du 18 décembre 1995, qui est entrée en vigueur avec effet rétroactif le 31 mars 1995, entend transposer l'article 5, paragraphe 3, sous b), de la sixième directive. L'article 3, paragraphe 2, premier alinéa, de la loi TVA dispose:
"Est aussi qualifié de livraison de biens l'octroi, le transfert, la modification, l'abandon ou la résiliation de droits auxquels sont soumis des biens immeubles, à l'exception des hypothèques et des rentes foncières, sauf si la rémunération, majorée de la taxe sur le chiffre d'affaires, est inférieure à la valeur économique de ces droits. La valeur économique s'élève au moins au prix de revient, y compris la taxe sur le chiffre d'affaires, du bien immeuble sur lequel porte le droit, tel qu'il se présenterait à la création par un tiers indépendant au moment de l'acte."
10.
L'article 11, paragraphe 1, sous b), point 5, de la loi TVA vise à transposer les dispositions de l'article 13, B, sous b), et C, sous a), de la sixième directive. Il prévoit:
" Sont exonérés de la taxe moyennant le respect de conditions fixées par règlement d'administration publique:
[...]
b. la location (l'affermage étant aussi visé) de biens immeubles à l'exception de:
[...]
5. la location de biens immeubles, autres que des bâtiments et parties de bâtiment servant de logement, à des personnes qui utilisent les biens immeubles à des fins bénéficiant d'un droit de déduction totale ou quasi totale de la taxe en vertu de l'article 15, pour autant que le bailleur et le locataire aient conjointement adressé une demande à cet effet à l'inspecteur et respectent par ailleurs les conditions fixées par arrêté ministériel; par location de biens immeubles, on entend aussi toute autre forme de mise à disposition de biens immeubles pour utilisation, qui n'en constitue pas la livraison."
11.
L'exposé des motifs relatif à la proposition de loi qui a abouti à la loi du 18 décembre 1995 précise à cet égard:
"La législation relative à la taxe sur le chiffre d'affaires qui est applicable aux biens immeubles est utilisée de façon croissante d'une manière qui n'a pas été envisagée par le législateur. Les entreprises exonérées de la taxe sur le chiffre d'affaires, telles que les hôpitaux, les banques et les compagnies d'assurances, ainsi que les entités qui ne sont pas des entreprises comme les communes recourent - le plus souvent à l'aide d'une fondation ou d'une société créée spécialement pour l'occasion - à ceque l'on qualifie de régime optionnel pour les locations taxées ou aux régimes de livraison taxée de biens immeubles (sont ici visées les possibilités de choix de l'article 13, C, de la sixième directive mises en oeuvre au niveau national). Le résultat en est que les biens immeubles sont grevés d'une taxe qui est plus faible - et, dans certains cas, beaucoup plus faible - que ce qui est envisagé [par la loi]. [...]
La directive permet de considérer certains droits sur les biens immeubles comme des biens (article 5, paragraphe 3). Ce n'est cependant pas obligatoire. En principe, la directive considère donc la constitution du droit, son transfert, etc., comme des prestations de services. Pour lutter contre [les montages abusifs en matière de biens immeubles] il est donc nécessaire d'exonérer ces prestations de services, de manière à ce qu'il n'y ait pas de droit à la déduction de la taxe en amont et à supprimer l'avantage TVA. Pour ce qui concerne le cas qui nous occupe présentement, l'article 13, B, sous b), de la directive prévoit une exonération de l''affermage et de la location, sans établir de lien avec les notions de droit civil correspondantes dans les États membres. Pour la raison notamment que les droits démembrés [tels que le droit d'usufruit, l'emphytéose, etc.] dont il s'agit en l'espèce présentent par essence une forte similitude avec l'affermage et la location, une analogie avec la location telle que proposée [au dernier alinéa de l'article 11, paragraphe 1, sous b), de la loi TVA] correspond à l'économie de la directive. Les États membres ont la liberté de définir la notion de location utilisée dans la directive et peuvent s'écarter de l'acception de cette notion dans leur propre droit civil, puisque la directive n'y renvoie pas."
Le litige au principal et les questions préjudicielles
12.
La Stichting "Goed Wonen", demanderesse au principal, a succédé juridiquement à la Woningbouwvereniging "Goed Wonen" (association de construction de logements "Goed Wonen", ci-après l'"association GW").
13.
Au cours du deuxième trimestre de l'année 1995, trois nouveaux immeubles contenant des logements destinés à la location ont été livrés à l'association GW.
14.
Par actes notariés du 28 avril 1995, l'association GW a créé la fondation "De Goede Woning" (ci-après la "fondation GW") et lui a octroyé un droit d'usufruit pour une durée de dix ans portant sur les logements neufs, contre une rémunération inférieure au prix de revient de ceux-ci. Par ailleurs, en tant qu'usufruitière, la fondation GW a mandaté l'association GW pour gérer les logements, exécuter ou faire exécuter les petits et grands entretiens, encaisser et gérer les loyers, donner quittance des loyers perçus, conclure et modifier les contrats de location des logements et mettre fin à ceux-ci, facturer les augmentations de loyer, ainsi que pour accomplir au nom de l'usufruitière tous lesactes juridiques que l'association GW jugerait appropriés en relation avec la gestion susdite.
15.
Dans sa déclaration fiscale afférente à la période du 1er avril au 30 juin 1995, l'association GW a indiqué, d'une part, la TVA qu'elle avait facturée à la fondation GW pour l'octroi de l'usufruit, soit une somme de 645 067 NLG, et, d'autre part, le montant de la TVA qui lui avait été facturée pour la construction des logements, soit une somme de 1 285 059 NLG, laquelle était portée en déduction en tant que taxe acquittée en amont. Sur la base de cette déclaration, une somme de 639 992 NLG a été remboursée à l'association GW.
16.
Par la suite, l'inspecteur des impôts a émis un avis de redressement à concurrence du montant porté en déduction par l'association GW. Ce redressement a été confirmé par une décision du 12 décembre 1996 que l'association GW a attaquée devant le Gerechtshof te Arnhem (Pays-Bas). Toutefois, par décision du 14 février 1997, ledit inspecteur a réduit d'office son avis de redressement à la somme de 639 992 NLG, qui correspondait au montant que l'administration fiscale avait remboursé à l'association GW sur le fondement de sa déclaration fiscale.
17.
Le 21 août 1997, l'association GW a pris la forme juridique d'une fondation et est devenue la Stichting "Goed Wonen".