Jurisprudence : CA Rouen, 22-09-2023, n° 21/01277, Confirmation

CA Rouen, 22-09-2023, n° 21/01277, Confirmation

A32201I4

Référence

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N° RG 21/01277 - N° Portalis DBV2-V-B7F-IXE3


COUR D'APPEL DE ROUEN


CHAMBRE SOCIALE ET DES AFFAIRES DE

SECURITE SOCIALE


ARRET DU 22 SEPTEMBRE 2023


DÉCISION DÉFÉRÉE :


18/00809

Jugement du POLE SOCIAL DU TJ DE ROUEN du 25 Février 2021



APPELANTE :


Madame [O] [D]

[Adresse 1]

[Localité 5]


représentée par Me Pierre-hugues POINSIGNON, avocat au barreau de ROUEN substitué par Me Nathalie HUREL, avocat au barreau de ROUEN


INTIMEES :


Société [8]

[Adresse 2]

[Localité 4]


représentée par Me Nancy DUBOIS de la SELAS BOIZEL DUBOIS FENNI ASSOCIES, avocat au barreau de PARIS substituée par Me Mathieu SEGAL, avocat au barreau de PARIS


CAISSE PRIMAIRE D'ASSURANCE MALADIE DE [Localité 4] - [Localité 7] - [Localité 6]

[Adresse 3]

[Localité 4]


dispensée de comparaître



COMPOSITION DE LA COUR  :


En application des dispositions de l'article 945-1 du Code de procédure civile🏛, l'affaire a été plaidée et débattue à l'audience du 01 Juin 2023 sans opposition des parties devant Madame DE BRIER, Conseillère, magistrat chargé d'instruire l'affaire.


Le magistrat rapporteur a rendu compte des plaidoiries dans le délibéré de la Cour composée de :


Madame BIDEAULT, Présidente

Madame ROGER-MINNE, Conseillère

Madame DE BRIER, Conseillère


GREFFIER LORS DES DEBATS :


Mme WERNER, Greffière


DEBATS :


A l'audience publique du 01 juin 2023, où l'affaire a été mise en délibéré au 22 septembre 2023


ARRET :


CONTRADICTOIRE


Prononcé le 22 Septembre 2023, par mise à disposition de l'arrêt au greffe de la Cour, les parties en ayant été préalablement avisées dans les conditions prévues au deuxième alinéa de l'article 450 du Code de procédure civile🏛,


signé par Madame BIDEAULT, Présidente et par M. CABRELLI, Greffier.


* * *



FAITS ET PROCÉDURE :


Mme [O] [D], salariée de la société [8] ([8]) en qualité d'employée administrative, a été victime le 10 avril 2015 d'un accident du travail décrit en ces termes : « la salariée déclare ; en arrivant à mon bureau ce matin j'ai allumé mon ordinateur, j'ai lu un mail transmis où mon responsable MR [X] dit clairement qu'il veut changer d'assistante et en pièce jointe, un fichier pornographique, intitulé le port du voile avec des femmes nues avec des voilages ».


Par un arrêt du 17 janvier 2018, infirmant la décision de première instance, la cour d'appel de Rouen a reconnu le caractère professionnel de l'accident.


L'état de santé de Mme [D] a été déclaré consolidé au 31 décembre 2017. Par un arrêt du 28 octobre 2020, la cour d'appel de Rouen a fixé le taux d'incapacité permanente de Mme [D] consécutif à l'accident à 33 %, dont 5 % d'incidence professionnelle.


Souhaitant voir reconnaître la faute inexcusable de son employeur, Mme [D] a saisi le tribunal des affaires de sécurité sociale de Rouen, par deux requêtes reçues les 4 août 2018 et 7 septembre 2018. Les affaires ont été transférées au pôle social du tribunal de grande instance de Rouen, devenu tribunal judiciaire, et jointes devant ce dernier.



Par jugement du 25 février 2021, cette juridiction a débouté Mme [Aa] et l'a condamnée aux dépens.



Le 23 mars 2021, la salariée a fait appel.


PRÉTENTIONS ET MOYENS DES PARTIES :


Par ses conclusions (remises le 23 juin 2021) soutenues oralement à l'audience, Mme [D] demande à la cour d'infirmer le jugement et statuant à nouveau, de :

- reconnaître la faute inexcusable de l'employeur à l'origine de son accident du travail,

- dire que la société [8] devra la garantir des conséquences financières de la faute inexcusable,

- fixer à son maximum la majoration de rente,

- ordonner une mesure d'expertise médicale, en précisant la mission souhaitée,

- condamner la caisse à lui faire l'avance de la somme de 10 000 euros comme provision à valoir sur son préjudice,

- condamner la société [8] à lui payer la somme de 3 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile🏛,

- déclarer l'arrêt opposable à la caisse.


Par ses conclusions déposées et soutenues oralement à l'audience, la société [8] demande à la cour de :

> à titre principal, confirmer le jugement et débouter Mme [D] de ses demandes,

> à titre subsidiaire :

- ordonner, aux frais avancés de la caisse, une mission d'expertise limitée à certains postes de préjudice,

- réduire à de plus justes proportions la provision sollicitée,

- débouter Mme [D] de toute demande contraire,

- juger que la caisse ne pourra exercer son recours à son encontre concernant les sommes versées au titre de la majoration de rente qu'à concurrence du taux d'incapacité permanente opposable à la société, à savoir 15 %,

- débouter la caisse de toute demande contraire,

> en tout état de cause, condamner Mme [D] à lui payer la somme de 2 000 euros sur le fondement de l'article 700 du code de procédure civile et à supporter les dépens, et la débouter de ses demandes à ce titre.


Par ses conclusions (remises au greffe le 26 mai 2023), la caisse, dispensée de comparaître, demande à la cour de lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice quant à la faute inexcusable de l'employeur, et dans l'hypothèse de la reconnaissance d'une faute inexcusable de l'employeur, de :

- lui donner acte de ce qu'elle s'en rapporte à justice quant à la majoration de rente et quant à la demande d'expertise médicale,

- réduire à de plus justes proportions la provision sollicitée par Mme [D],

- condamner la société [8] à lui rembourser le montant de l'ensemble des réparations qui pourraient être allouées à la salariée.



MOTIFS DE LA DÉCISION :


A titre liminaire, il n'y a pas lieu de déclarer la présente décision opposable à la caisse : dès lors que celle-ci est partie à l'instance, la décision lui est nécessairement opposable.


I. Sur la demande de reconnaissance d'une faute inexcusable de l'employeur


Mme [D] soutient que le courriel du 22 janvier 2015 dont elle a pris connaissance le 10 avril 2015, émanant de son supérieur hiérarchique direct, présentait un caractère injurieux, constituant à la fois une discrimination en raison de ses pratiques religieuses, un agissement sexiste et une atteinte à sa dignité, en la comparant à des femmes nues, en critiquant ses convictions religieuses ainsi que son apparence physique. Elle souligne que l'atteinte subie a eu d'autant plus de portée que le courriel a été adressé à de nombreux salariés de la société et du groupe [9] auquel elle appartient, à partir de l'adresse professionnelle de M. [X], de sorte qu'il ne s'agit pas d'une correspondance privée mais d'un message diffusé dans le cadre professionnel en violation de la charte informatique de la société.

Elle estime que son employeur la savait fragilisée par de précédentes difficultés au travail et aurait donc dû se montrer particulièrement sensible à ses conditions de travail. Elle évoque l'exemplarité exigée de sa part par M. [X] le 7 avril 2015, ainsi que les plaintes déposées et les agissements de la société à son égard à partir du 14 avril 2015. Elle dénonce la passivité de l'employeur, alors qu'il avait connaissance depuis plus de deux mois de ce courriel adressé à une vingtaine de cadres supérieurs de la société et du groupe.

Mme [D] considère qu'en laissant se perpétrer une discrimination et un agissement sexiste dans l'entreprise, et en ne prenant aucune mesure pour remédier à une situation de souffrance liée au travail, la société [8] a enfreint son obligation de sécurité ; qu'en ne prenant aucune mesure pour la préserver du risque accidentel alors qu'il avait nécessairement conscience du danger que représentait ce message discriminatoire, sexiste et infamant, notamment en ne sanctionnant pas immédiatement M. [X] et en s'abstenant de la préparer psychologiquement à la teneur de ce message dont il était inéluctable qu'elle prenne un jour connaissance, l'employeur a commis une faute inexcusable.

Elle souligne le retentissement important de la lecture de ce courriel sur son état de santé.

Elle fait valoir qu'à supposer qu'elle-même ait un comportement difficile, cela reste sans influence sur la caractérisation d'une faute inexcusable de l'employeur, et fait remarquer que les différentes procédures qu'elle a engagées ont toutes été couronnées de succès.


La société [8] soutient que les faits rapportés par la salariée ne constituent pas une discrimination, et qu'en outre l'existence d'une discrimination n'implique pas une faute inexcusable de l'employeur. Elle conteste également avoir laissé se perpétrer un agissement sexiste.

Elle fait valoir que, n'ayant pris connaissance du courriel litigieux que le 10 avril 2015, elle ne pouvait avoir conscience avant cette date du risque qu'il pouvait représenter, et souligne qu'en janvier ce courriel n'avait été adressé qu'à d'anciens collègues et amis de l'ancien site de M. [Ab] dans le nord de la France, dans un cadre restreint.

L'employeur considère que Mme [Aa] ne saurait tirer prétexte d'évènements survenus bien antérieurement (accidents du travail de 2007 et 2008) et sans aucun lien avec l'accident d'avril 2015, et la prétendue fragilité en découlant, pour tenter de caractériser la conscience du danger qu'il aurait dû avoir. Il ajoute que l'édition en 2012 de règles d'utilisation des ressources informatiques (interdisant la diffusion de messages de nature violente, pornographique, raciste ou portant atteinte au respect de la personne) ne démontre en rien qu'il aurait dû avoir conscience du risque qui s'est matérialisé, bien au contraire. Il souligne que les courriers adressés par le médecin du travail pour relayer la souffrance au travail de Mme [D] sont tous postérieurs au 10 avril 2015. Il expose enfin qu'ayant pris connaissance du courriel litigieux, il a immédiatement pris des mesures pour assurer la sécurité et préserver la santé physique et mentale de la salariée.


Sur ce,


Le manquement à l'obligation légale de sécurité et de protection de la santé à laquelle l'employeur est tenu envers le travailleur sur le fondement des articles L. 4121-1 et L. 4121-2 du code du travail🏛🏛 a le caractère d'une faute inexcusable lorsque l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur et qu'il n'a pas pris les mesures nécessaires pour l'en préserver.


Il est précisé à cet égard que la conscience du danger exigée de l'employeur est analysée in abstracto et ne vise pas une connaissance effective de celui-ci. En d'autres termes, il suffit de constater que l'auteur ne pouvait ignorer celui-ci ou ne pouvait pas ne pas en avoir conscience, ou encore qu'il aurait dû en avoir conscience.


Il est également précisé qu'aucune faute ne peut être établie lorsque l'employeur a pris toutes les mesures en son pouvoir pour éviter l'apparition de la lésion compte tenu de la conscience du danger qu'il pouvait avoir.


Enfin, il est indifférent que la faute inexcusable commise par l'employeur ait été l'origine déterminante de l'accident. Il suffit qu'elle en soit une cause nécessaire pour que la responsabilité de l'employeur soit engagée, alors même que d'autres fautes y compris la faute d'imprudence de la victime, auraient concouru au dommage.


La preuve de la faute inexcusable de l'employeur repose sur le salarié.


En l'espèce, il résulte des débats qu'un courriel a été adressé le 9 avril 2015 à 19h34, à partir de l'adresse mail « yahoo.fr » d'une certaine « [W] [B] » dont la qualité reste inconnue, à de nombreuses personnes dont Mme [D], ayant pour objet « comportement [Y] [X], Directeur Technique à la [8] [...] » et comportant le message :

« A lire pour votre information : Nouvelle technique de management chez [9] '

(Le mail et la pièce jointe que Mr [X] a envoyé à des collaborateurs [9] viole la charte informatique [9], viole la loi, et porte gravement atteinte à la personne) ».


Par ce courriel, est transféré aux destinataires ci-dessus évoqués un autre courriel, adressé le 22 janvier 2015 par M. [X] à 23 personnes, comportant les termes suivants :

« Bonjour à tous

Et oui mon assistante est voilée !!! et Alors'''

Je suis preneur pour un échange

Bonne journée

Le mangeur de pommes LOL »


ainsi qu'une pièce jointe comportant le texte suivant : « Port du voile ' Grand sujet de polémiques' - Et vous, quand pensez-vous ' », suivi de plusieurs photos de femmes quasiment dénudées, ne couvrant leur corps que de sortes de voiles légers en prenant des poses suggestives, puis des phrases : « Alors ''' Pour ou contre '' Il est indéniable que le voile a un certain charme' Non ' »


Bien qu'elle ne soit pas nommément visée, il est constant que l' « assistante » évoquée dans le message est Mme [D].


Il ne peut être reproché à l'employeur de n'avoir pas pris de mesure particulière pour préserver la salariée, dès lors qu'il ne pouvait avoir conscience du danger spécifiquement généré par le courriel litigieux.

C'est en effet par de justes motifs, que la cour adopte, que la première juridiction a retenu que la société [8] n'avait pris connaissance du courriel litigieux que le 10 avril 2015, dans les mêmes conditions et en même temps que la salariée, et qu'elle ne pouvait donc avoir eu conscience du danger représenté par un courriel dont elle n'était pas l'auteur et qui avait été diffusé initialement dans une sphère échappant à son contrôle.

La cour ajoute qu'en tout état de cause, dans la mesure où ce courriel a été diffusé, certes par le biais de la messagerie professionnelle, mais à destination d'un cercle restreint de connaissances amicales (ce qui résulte des termes grivois employés, adressés sur le ton de la plaisanterie), l'employeur n'aurait pu anticiper que Mme [D] en aurait un jour connaissance. Il ne pouvait donc être attendu de lui des mesures particulières de nature à prévenir un danger dont il ne pouvait avoir conscience.


Les allégations de Mme [D] quant à sa fragilité, son histoire professionnelle marquée par deux accidents du travail quelques années plus tôt, ne permettent pas de contredire cette ignorance du risque par l'employeur, de rapporter la preuve de la conscience du danger représenté par ce courriel.


De même, les éléments postérieurs à l'accident du travail, ou encore la décision du Défenseur des droits du 18 janvier 2019 en réponse à la réclamation de Mme [D], suivie de ses observations devant le conseil de prud'hommes dans le cadre du litige opposant la salariée à son employeur à la suite de son licenciement, décision et observations qui ne lient aucunement la juridiction, sont inopérants pour établir la preuve attendue.


Le document intitulé « règles d'utilisation des ressources informatiques [9] » édité au sein du groupe en 2012, prohibe notamment la diffusion de documents de nature violente, pornographique, raciste ou portant atteinte au respect de la personne, mais en cela ne fait que rappeler des règles de base de la vie en société, évidemment applicables dans le domaine des communications électroniques, visant à ce que personne n'en offense illégitimement un autre. Ce document n'est donc pas de nature à démontrer une connaissance par l'employeur du risque particulier généré par le transfert à un individu d'un courriel d'abord diffusé dans un cercle restreint dont cet individu ne faisait pas partie.


Dès lors, et sans qu'il soit nécessaire d'apprécier le caractère discriminatoire ou non du message litigieux, il n'est pas établi que l'employeur avait ou aurait dû avoir conscience du danger auquel était soumis le travailleur.


Il convient donc de confirmer le jugement ayant débouté Mme [D] de ses demandes.


II. Sur les frais du procès


Mme [D], partie perdante, est condamnée aux dépens d'appel.


Il n'apparaît pas inéquitable de débouter chacune des parties de sa demande formée au titre de l'article 700 du code de procédure civile.


La décision de première instance est confirmée en ce qui concerne les dépens et le débouté de Mme [D] de sa demande au titre des frais irrépétibles.



PAR CES MOTIFS


La cour, statuant publiquement, par arrêt contradictoire,


Confirme en toutes ses dispositions le jugement rendu le 25 février 2021 par le tribunal judiciaire de Rouen,


Y ajoutant,


Condamne Mme [D] aux dépens d'appel,


Déboute les parties de leurs demandes respectives au titre de l'article 700 du code de procédure civile.


LE GREFFIER LA PRESIDENTE

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