ETUDE : Épidémie, pertes d’exploitation et contrats d’assurance : une équation à plusieurs inconnues * Rédigée le 11.12.2020
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sans cacheDernière modification le 11-12-2020
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La garantie pertes d’exploitation. Le contentieux s’est cristallisé autour de la garantie pertes d’exploitation. Très répandue en France, elle concerne environ une entreprise sur deux et joue un rôle central dans la crise sanitaire actuelle puisque des centaines de milliers d’entreprises ont dû suspendre leur activité (Xavier Leducq, Crise sanitaire et assurance : de la pédagogie au principe de réalité, Gaz. Pal., 16 juin 2020, n° 381, p. 51). Cette garantie s’inscrit dans une logique indemnitaire, en application de l’article L. 121-1 du Code des assurances (N° Lexbase : L0077AA4), et vise à permettre à l’assuré de retrouver la situation financière qu’il avait avant le sinistre (P. Cocheteux, op. cit., p. 15). Même si en pratique, la portée de ce contentieux reste limitée dans la mesure où plus de 93 % des contrats d’assurance ne couvrent pas les pertes d’exploitation liées à une épidémie, il ressort malgré tout que 3 % des assurés peuvent bénéficier d’une clause contractuelle en ce sens. Par ailleurs, il est apparu que pour 4% des contrats, les clauses d’exclusion contractuelles sont ambiguës et pourraient être soumises à l’interprétation du juge (Anonyme, L'ACPR fait un état des lieux sur les garanties “pertes d'exploitation” et préconise d'éventuels changements pour l'avenir, RGDA, juillet 2020, n° 117, p. 5).
Une problématique inédite. Dans ce contexte, certains assureurs ont invoqué le caractère inassurable du risque épidémique et ont dénoncé le péril de faillites systémiques des compagnies. Ces allégations jugées « fantaisistes » (R. Bigot, Le caractère inassurable du risque pandémique : une “allégation fantaisiste” d'AXA, Dalloz actualité, 28 mai 2020) ont conduit à une campagne de diabolisation des assureurs, notamment dans les médias. Si la détresse de certaines entreprises, notamment des petits restaurateurs, a pu susciter l’indignation dans l’opinion publique, il n’en reste pas moins que de véritables questions assurantielles se sont posées dans le cadre des contentieux, telles que la nature du risque épidémique ou encore l’étendue du champ contractuel. Les réponses juridiques apportées à ces problèmes ne sont cependant pas figées dans le temps et, ce qui était vrai pour la première vague épidémique, ne le sera plus forcément si l’on se place dans l’hypothèse de vagues successives.
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La fiabilité du système assurantiel en jeu. De fait, avant la mise sur le marché d’un contrat d’assurance, l’assureur procède à des études actuarielles afin d’évaluer « l’intensité de l’aléa » (H. Groutel, L'intensité de l'aléa : sa représentation par l'assureur, Responsabilité civile et assurances n° 3, Mars 2014, dossier 6) pour déterminer le montant adéquat de la prime. La difficulté qui se pose dans le cadre de la crise actuelle vient du fait que les assureurs n’ont pas une maîtrise suffisante du risque qu’ils doivent garantir. Par nature, l’épidémie présente un degré d’incertitude très élevé et, mise à part la grippe espagnole de 1919, peu d’expériences passées permettent d’estimer statistiquement l’assurabilité de ce type de risque (Xavier Leducq, op. cit., p. 51). Le point d’équilibre entre l’indemnisation et le montant de la prime, pourtant indispensable à la pérennité du système, n’est donc pas certain. Dès lors, la question qui s’est posée est de savoir si la crise de la Covid 19 était susceptible de menacer le secteur de l’assurance. Loin d’être un cas d’école, cette question est essentielle puisque certaines assurances ont déjà fait faillite par le passé, laissant les assurés dans le désarroi (Communiqué de la banque de France, Faillite d’ALPHA INSURANCE A/S, 9 mai 2018). Toutefois, la jurisprudence a écarté cet argument au motif que, le risque épidémique étant théoriquement assurable, il appartient à l’assureur de l’exclure explicitement de la police s’il ne souhaite pas le garantir (T. com. Paris, 22 mai 2020, référé, n° 2020017022 N° Lexbase : A02603ML, T. com, Paris, 3 décembre 2020, n° 2020033110 N° Lexbase : A032739Y, T. com, Paris, 4 décembre 2020, n° 2020048140 N° Lexbase : A029039M). Le caractère assurable de ce type de risque était difficilement contestable puisque, dès 2018, la société de courtage Marsh et la société Munoch Re avaient mis sur le marché un contrat d’assurance dont la garantie portait sur les pertes d’exploitation en cas de pandémie dans le cadre de la grippe H1N1 (R. Karayan, Assurance pandémie : quand Munich Re et Marsh prêchaient dans le désert, L’argus de l’assurance, 26 juin 2020).
Les pertes sans dommage. Un deuxième argument portait sur les conditions de la mise en œuvre de la garantie pertes d’exploitation. Dans la plupart des cas, ce type de garantie ne s’applique que si elle est consécutive à un dommage matériel préalable subi par les biens de l’assuré. C’est la raison pour laquelle l’application de l’article L. 125-1 du Code des assurances ([LXB=L5579H9I]), qui définit les conditions de « l’état de catastrophe naturelle », avait été écarté dès le début de la crise (N. Leblond, Covid-19 et catastrophe naturelle : peu de lueur d'espoir, L'essentiel Droit des contrats, n° 05, 1er mai 2020, p. 2). Or, les pertes d’exploitation liées à la crise de la Covid 19 sont des « pertes sans dommage » (Ibid), qualification qui constitue, selon les assureurs, un obstacle à la mise en œuvre de la garantie. Pourtant, en théorie, la garantie d’un risque immatériel n’est pas interdite par la loi, donc si le contrat le prévoit, l’absence de dommage matériel préalable ne fait pas obstacle à la mise en œuvre de la garantie pertes d’exploitation (T. com. Paris, 22 mai 2020, n° 2020017022 (N° Lexbase : A02603ML). Depuis lors, les litiges se concentrent donc sur l’étude des termes de la police afin de déterminer l’étendue du champ contractuel (Anonyme, L'ACPR fait un état des lieux sur les garanties “pertes d'exploitation” et préconise d'éventuels changements pour l'avenir, RGDA, juillet 2020, n° 117, p. 5).
L’interprétation des clauses d’exclusion. Les clauses d’exclusion de garantie doivent être mises par écrit, en français (C. ass. art. L. 112-3 N° Lexbase : L9858HET) et en caractère très apparents (C. ass. art. L. 112-4 N° Lexbase : L0055AAB). Elles doivent, en outre, être formelles et limitées (C. ass. art. L 113-1 N° Lexbase : L0060AAH). À ce titre, toute clause d’exclusion qui s’avère ambiguë ou obscure s’interprète en faveur de l’assuré (Cass. civ. 2, 1er juin 2011, n° 09-72.552 N° Lexbase : A3130HT4) et les clauses qui vident la garantie souscrite de sa substance sont réputées non écrites (Cass. com. 3 juillet 2019, n° 16-18.170 N° Lexbase : A3025ZIU). La Cour de cassation veille ainsi à ce que l’assuré soit conscient de la portée et de l’étendue de la garantie dont il va bénéficier (Cass. civ. 3, 19 septembre 2019, n° 18-19.616 N° Lexbase : A8473ZN7). Dans le cadre de la crise de la Covid 19, la plupart des contentieux ont porté sur une clause d’exclusion présente dans un contrat d’assurance multirisque professionnel proposé par la compagnie d’assurances AXA, qui prévoyait explicitement la prise en charge des pertes d’exploitation en cas de fermeture administrative à la suite d’une épidémie (V. Morales, op. cit.). Néanmoins, une clause d’exclusion de garantie précisait que la garantie n’était pas due, si à la date de la fermeture, un autre établissement sur le même territoire départemental faisait l’objet d’une fermeture administrative pour une cause identique (A-L. Lonné-Clément, Pertes d’exploitation, assurance et confinement : la clause d’exclusion de garantie jugée inopérante par les juges parisiens !, Lexbase Le Quotidien, septembre 2020 N° Lexbase : N4616BYM). L’interprétation de la clause a varié selon les juridictions, certains juges, tant en référé qu’au fond, ayant considéré qu’elle n’était ni formelle, ni limitée (T. com. Marseille, 23 juillet 2020, n° 2020R00131 N° Lexbase : A16313S9 ; T. com. Tarascon, 24 août 2020, n° 2020001786 N° Lexbase : A16273S3 ; T. com. Paris, 17 septembre 2020, cinq jugements, n° 2020022823 [LXB=A20793U], n° 2020022825 N° Lexbase : A20803UL, n° 2020022816 N° Lexbase : A20813UM, n° 2020022819 N° Lexbase : A20823UN, n° 2020022826 N° Lexbase : A20833UP ; T. com Paris, 3 décembre 2020, n° 2020038068 N° Lexbase : A029439R, n° 2020038071 N° Lexbase : A030839B, n° 2020038073 N° Lexbase : A028939L, n° 2020041353 N° Lexbase : A032639X), tandis que d’autres ont estimé qu’elle était légale (T. com. Toulouse, 18 août 2020, n° 2020J00294 N° Lexbase : A15843SH ; T. com. Bourg-en-Bresse, 24 août 2020, n° 2020003659 N° Lexbase : A44663S9 ; T. com. Lyon, 4 novembre 2020, aff. n° 2020J00525 N° Lexbase : A061734M). Ces interprétations divergentes d’une même clause ont donné le sentiment d’un « désordre jurisprudentiel » (H. Kenfack, Leçons de la pandémie de Covid-19 : la systématisation des clauses de force majeure et d'assurance perte d'exploitation?, Recueil Dalloz 2020, p. 2185) et ont créé une incertitude quant à la délimatation du champ contractuel.
La responsabilité des intermédiaires d’assurance. La question de l’étendue de la responsabilité contractuelle se pose également au regard de la responsabilité des intermédiaires d’assurance (J.-C. Naimi, Le devoir de conseil à l'épreuve du Covid-19, L’argus de l’assurance, 10 septembre 2020). Cette dernière repose sur une faute civile résultant d’un manquement à l’obligation de conseil prévue à l’article L. 521-4 Code des assurances (N° Lexbase : L3970LKA) en cas d’inadéquation entre la garantie délivrée et les besoins de l’assuré. Eu égard à la crise actuelle, cette responsabilité pourrait être envisagée dans l’hypothèse où la clause d’exclusion de garantie est déclarée valable et qu’en conséquence, l’assuré est privé d’indemnisation. Il est à noter que les conditions de cette responsabilité diffèrent selon qu’il s’agisse d’un agent général d’assurances ou d’un courtier (C. ass., art. A. 512-1 N° Lexbase : L2693LLC). L’agent général d’assurances étant le mandataire de l’assureur (C. ass., art. L. 540-1 N° Lexbase : L9821HEH), sa responsabilité ne pourra être engagée que si les dispositions du contrat sont ambiguës et manquent de clarté (Cass. civ. 2, 13 juin 2019, n° 18-17.872, F-D N° Lexbase : A5715ZEE). À l’inverse, le courtier étant le mandataire de l’assuré, il est tenu d’apprécier la pertinence du choix de la garantie par rapport au risque à courir. En cas de contentieux, le juge appréciera la faute au regard des contrats d’assurance disponibles sur le marché. La première vague épidémique a donc été caractérisée par une approche in concreto pour apprécier la portée de chaque contrat d’assurance. Néanmoins, les contentieux ne devraient pas s’inscrire dans la durée en raison d’une adaptation des polices d’assurance face à la résurgence de l’épidémie.
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La résiliation prévue par le contrat. Une autre possibilité est également ouverte à l’assureur. En effet, l’article R. 113-10 du Code des assurances (N° Lexbase : L4058IMA) prévoit que la police d’assurance peut octroyer à l’assureur la faculté de résilier le contrat si le sinistre garanti s’est réalisé. Tout comme en matière de résiliation légale, une renonciation implicite au droit de résilier sera constatée si l’assureur continue à percevoir le paiement des primes postérieurement à la réalisation du risque. De plus, la faculté de résiliation de l’assureur est soumise au contrôle du juge, qui doit s’assurer qu’elle n’a pas été mise en œuvre de manière abusive (Cass. civ. 2., 18 janvier 2018, n° 16-26.494, F-D N° Lexbase : A8727XAH).
Le règlement amiable. In fine, le nombre de contrats d’assurance qui couvraient au moment de la première vague la garantie pertes d’exploitation, ou dont la formulation laissait un doute quant à la portée de la garantie, ne dépasse pas les 7 % (Communiqué de presse de l’ACPR, Garantie “pertes d’exploitation” : l’état des lieux de l’ACPR, 23 juin 2020). C’est la raison pour laquelle certaines assurances ont préféré choisir la voie de la négociation. C’est notamment le cas de la compagnie d’assurances AXA qui, après avoir perdu en référé sur l’interprétation de l’un de ses contrats (T. com. Paris, 22 mai 2020, référé, n° 2020017022 N° Lexbase : A02603ML), a préféré négocier avec la partie adverse. Elle a même anticipé les futurs contentieux puisqu’un accord financier a été proposé aux 1 700 assurés susceptibles d’être indemnisés (F. Pinay-Rabaroust, Stéphane Manigold : “Mon accord signé avec Axa ne m’empêche pas de continuer à aider les autres restaurateurs”, Atabula.fr, 25 juin 2020), à la condition qu’ils s’engagent à ne plus se prévaloir de cette garantie par la suite (V. Morales, S. Fleury-Gazet, op. cit.). En conséquence, la très grande majorité des contrats litigieux au cours de la première vague ne devraient plus s’appliquer dans les mêmes termes lors des vagues suivantes. De nouvelles conditions contractuelles et jurisprudentielles devraient donc encadrer le régime juridique de la garantie pertes d’exploitation à l’avenir.
La force majeure. De même, si la question de la force majeure a pu être évoquée dans le cadre de la première vague (L. Mayaux, Coronavirus et assurance - Libres propos, La Semaine Juridique Edition Générale n° 11, 16 Mars 2020), elle ne se pose plus dans les mêmes termes en cas de vagues successives. L’article 1218 du Code civil (N° Lexbase : L0930KZH) pose trois conditions pour que la force majeure fasse obstacle à l’exécution d’un contrat : l’extériorité, l’imprévisibilité et l’irrésistibilité. Certaines juridictions ont considéré que ces trois conditions légales étaient remplies lors de la première vague et ont retenu la force majeure (CA Colmar, 23 mars 2020, n° 20/01207 N° Lexbase : A07093KH ; CA Paris, 28 juillet 2020, n° 20/06689 N° Lexbase : A97463RE (Total Direct Energie, la définition de la force majeure était contractualisée) ; Cass. crim., 6 octobre 2020, n° 20-83.314 N° Lexbase : A33223XC). Toutefois, cette solution risque d’être remise en cause au regard de la permanence du virus, comme ce fut le cas pour l’épidémie de dengue ou de chikungunya, où les tribunaux ont considéré que l’imprévisibilité et l’irrésistibilité n’étaient pas caractérisées puisque le virus sévissait depuis plusieurs années (CA Nancy, 22 novembre 2010, n° 09/00003 N° Lexbase : A1459GLM ; CA Basse-Terre, 17 décembre 2018, n° 17/00739 N° Lexbase : A5434YRP). À la lumière de ces jurisprudences, il est donc probable que la Covid 19 ne réponde désormais plus aux conditions légales de la force majeure.
Pour un régime de solidarité nationale. En conclusion, la crise sanitaire est venue rappeler l’importance d’une police d’assurance claire et précise, d’autant plus lorsqu’elle s’adresse à des particuliers qui n’ont pas les compétences pour apprécier les subtilités des clauses d’exclusion. Cette défaillance dans la formulation des polices d’assurance a d’ailleurs été dénoncée par l’Autorité de contrôle prudentiel et de résolution qui a demandé aux assureurs de revoir, pour l’avenir, la rédaction de toutes les clauses contractuelles ambiguës (Communiqué de presse de l’ACPR, op. cit.). Elle les a également invités à préciser l’architecture générale des contrats pour que les assurés connaissent avec exactitude l’étendue de leurs garanties (Ibid). Quoi qu’il en soit, il apparaît qu’en matière d’épidémie, le système assurantiel connaît des limites et ne peut être une solution pérenne sur le long terme.