Le Quotidien du 2 août 2023 : Santé et sécurité au travail

[Jurisprudence] Inaptitude : le médecin du travail, tiers décideur, de la compatibilité de l’emploi de reclassement proposé par l’employeur à son salarié déclaré physiquement inapte

Réf. : Cass. soc., 21 juin 2023, n° 21-24.279 N° Lexbase : A983393L

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[Jurisprudence] Inaptitude : le médecin du travail, tiers décideur, de la compatibilité de l’emploi de reclassement proposé par l’employeur à son salarié déclaré physiquement inapte. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/98366162-0
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par Gwenaelle Vautrin, Avocat, cabinet Vautrin avocats

le 01 Août 2023

Mots-clés : inaptitude • reclassement • bonne foi • médecin du travail

La Cour de cassation, dans un arrêt rendu le 21 juin 2023, apporte, pour la première fois, un éclairage pratique important sur l’obligation de reclassement, qui pèse sur l’employeur, en cas d’inaptitude : tout emploi de reclassement doit être conforme, aux préconisations formulées par le médecin du travail qui doit être obligatoirement sollicité, en cas de divergences, sur la compatibilité de cet emploi avec l’état de santé.


Parmi les 66 arrêts rendus par la Chambre sociale de la Cour de cassation, le 21 juin dernier, seuls 2 ont vocation à être publiés au bulletin 2023, dont l’arrêt ci-après commenté, au regard de sa portée pratique indéniable pour les employeurs confrontés à des avis d’inaptitude de plus en plus nombreux [1].

Cette incidence pratique est d’autant plus importante que la solution juridique est rendue sur le fondement des articles L. 1226-10 N° Lexbase : L8707LGL et L. 1226-16 N° Lexbase : L1036H9A du Code du travail dans leur version définitive (après adoption de la loi n° 2016-1088, du 8 août 2016 N° Lexbase : L8436K9C).

Rappelons que la loi précitée avait notamment pour objectif de mettre un terme à de nombreux contentieux, initiés sur le fondement du non-respect de l’obligation jurisprudentielle de reclassement, le législateur s’étant voulu interventionniste pour juguler une construction jurisprudentielle jugée trop prolixe à ses yeux.

Le présent arrêt démontre que l’intervention du juge en matière de reclassement conserve toute son importance, pour compléter la portée de textes incapables d’appréhender toutes les situations pratiques.

En l’espèce, un salarié plombier chauffagiste, engagé le 15 octobre 1982, est déclaré inapte par le médecin du travail le 29 mai 2017. Son employeur lui propose alors un poste de travail, créé pour lui, qu’il va refuser, en invoquant l’incompatibilité de celui-ci avec son état de santé.

Maintenant que le poste répond en tous points aux préconisations du médecin du travail, l’employeur licencie son salarié pour inaptitude et impossibilité de reclassement.

La cour d’appel de Rouen, saisie de ce litige, va juger le licenciement sans cause réelle et sérieuse.

Elle estime en effet que le poste d’assistant administratif, créé pour le salarié, implique la conduite d’un véhicule dans des conditions et un périmètre non précisés et que le médecin du travail, sans exclure des déplacements, avait exclu un maintien long dans une même position, circonstance que le salarié avait relevée pour refuser le poste.

Les moyens du pourvoi de l’employeur étaient intéressants puisqu’il plaidait implicitement sur sa démarche de bonne foi, estimant être allé au-delà de son obligation légale, par la création d’un poste dédié à son salarié, qui ne lui appartenait pas de soumettre à l’appréciation du médecin du travail.

C’est justement sur le terrain de la bonne foi que la Haute juridiction va confirmer le raisonnement des juges d’appel : l’employeur n’a pas satisfait à son obligation de reclassement, de manière sérieuse et loyale, dans la mesure où il n’a pas pris en compte le motif du refus du salarié et ne s’est pas assuré, auprès du médecin du travail, de la compatibilité de ce poste avec l’état de santé du salarié, ou des possibilités d’aménagement qui aurait pu être apportées.

Quid des conséquences pratiques de cet arrêt sur les futures démarches de reclassement des employeurs confrontés à un avis d’inaptitude ?

I. Appliquer les textes en ayant conscience de leur portée relative

L’arrêt est rendu au visa des articles L. 1226-10 et L. 1226-16 du Code du travail qui disposent (extraits) :

« lorsque le salarié victime d'un accident du travail ou d'une maladie professionnelle est déclaré inapte par le médecin du travail, en application de l'article L. 4624-4, à reprendre l'emploi qu'il occupait précédemment, l'employeur lui propose un autre emploi approprié à ses capacités, au sein de l'entreprise ou des entreprises du groupe auquel elle appartient le cas échéant, situées sur le territoire national et dont l'organisation, les activités ou le lieu d'exploitation assurent la permutation de tout ou partie du personnel.

Cette proposition prend en compte, après avis du comité économique et social, les conclusions écrites du médecin du travail et les indications qu'il formule sur les capacités du salarié à exercer l'une des tâches existant dans l'entreprise. Le médecin du travail formule également des indications sur l'aptitude du salarié à bénéficier d'une formation le préparant à occuper un poste adapté.

L'emploi proposé est aussi comparable que possible à l'emploi précédemment occupé, au besoin par la mise en œuvre de mesures telles que mutations, aménagements, adaptations ou transformations… »

À la lecture de ces textes, on pouvait penser que l’employeur se trouvait définitivement déchargé de son obligation de reclassement, dès lors qu’il proposait un poste répondant aux conclusions et préconisations écrites du médecin du travail.

Or, dans un arrêt publié du 26 janvier 2022 N° Lexbase : A53187K8, la Chambre sociale de la Cour de cassation entendait rappeler que la présomption instituée par ces textes ne vaut que si l’employeur s’est comporté de manière loyale [2].

La Haute juridiction rappelle, sur de nombreux sujets, à l’employeur qu’il est tenu de respecter une obligation essentielle dans l’exécution du contrat de travail : l’obligation de bonne foi, prévue à l’article L. 1222-1 du Code du travail N° Lexbase : L0806H9Q.

La Chambre sociale Cour de cassation a d’ailleurs récemment réaffirmé ce principe de loyauté du reclassement dans un arrêt du 29 mars 2023, lui aussi publié au bulletin. Il est d’ailleurs  intéressant de constater que le pouvoir décisionnaire fort du médecin du travail était déjà affirmé, puisqu’ayant préconisé comme solution de reclassement le télétravail, à une entreprise qui ne l’avait pas mis en place, l’employeur est néanmoins condamné pour licenciement sans cause réelle et sérieuse, faute d’avoir donné suite à cette proposition [3].

II. Solliciter obligatoirement le médecin du travail, seul habilité à juger de la compatibilité du poste de reclassement par rapport à l’état de santé du salarié

Avec l’arrêt du 21 juin 2023, le médecin est plus qu’un tiers préconisateur : il devient un tiers décideur.

En effet, et alors que jusqu’ici, l’employeur bénéficiait d’une présomption de bonne exécution de son obligation de reclassement, celle-ci ne devient désormais parfaite, que si le poste de reclassement est jugé compatible avec l’état de santé par le seul médecin du travail.

En pratique, et en cas de divergence sur la compatibilité du poste de reclassement, par rapport à l’état de santé, l’employeur doit solliciter le médecin du travail sur l’emploi de reclassement qu’il entend proposer.

L’apport de la Chambre sociale de la Cour de cassation sur ce point est d’ailleurs important : elle précise, qu’à l’occasion de cette sollicitation, le praticien pourra évoquer des possibilités d’aménagement, reconnaissant à ce professionnel son rôle actif dans le reclassement et dans un environnement de travail qu’il est censé connaître.

Doit-on étendre la sollicitation du médecin du travail, aux situations où il n’existe aucune divergence ?

La prudence et la portée de cet arrêt de la Haute juridiction plaident pour le recours au médecin du travail, afin d’éteindre toutes contestations ultérieures qui pourraient naître dans le cadre de la contestation judiciaire du licenciement.

À cette occasion, l’employeur se doit d’être extrêmement précis, comme le rappelle d’ailleurs le présent arrêt, estimant que le poste de reclassement ne précisait pas les conditions dans lesquelles étaient effectués les déplacements, alors que le médecin du travail avait prohibé une posture identique trop longue [4].

A minima, le poste de reclassement devra contenir les éléments essentiels suivants :lieu, conditions d’exercice, fiche de poste complète, moyens mis à disposition par l’employeur, aménagements spécifiques dédiés, suivi médical renforcé, horaires prévisibles, contraintes organisationnelles (travail de nuit..), rémunération et ses accessoires…

III. Contester la validation ou non du poste de reclassement par le médecin du travail… une option difficilement envisageable aujourd’hui

La médecine du travail se meurt, faute pour ce corps professionnel d’attirer les jeunes, et alors que sa moyenne d’âge de 55 ans, induit des départs à la retraite à la chaîne [5].

Aujourd’hui, 4 400 médecins du travail s’occupent de 18 millions de salariés (ils étaient 5 800 en 2010)

Les exemples d’impossibilité d’obtenir des visites médicales dans des délais raisonnables se multiplient, faute de disponibilité des médecins du travail, qui vont pourtant devoir s’impliquer davantage dans les avis d’inaptitude et leur suivi, en cas de poste de reclassement.

L’employeur étant tenu de reprendre le versement de salaire, un mois après l’avis d’inaptitude, en application de l’article L. 1226-4 du Code du travail N° Lexbase : L5819ISC, nul doute que certains renonceront à contester, quand ils n’auront pas de réponse dans un délai raisonnable, vu les incidences financières.

Quid également d’une contestation née à la suite de la sollicitation du médecin du travail à qui il est demandé de vérifier la compatibilité du poste de reclassement avec l’état de santé ?

En effet, il est évident que des désaccords naîtront de l’appréciation qui sera faite du médecin du travail dans le cadre de cette nouvelle mission que la jurisprudence lui confère.

Un recours est-il envisageable pour les employeurs et les salariés, en désaccord avec le médecin du travail ?

En l’état, il semble bien que ce recours ne soit pas possible, si on se réfère aux dispositions de l’article L. 4624-7 du Code du travail N° Lexbase : L4459L7B  qui prévoit la possibilité pour le salarié et l’employeur de saisir le conseil de prud’hommes d’une contestation portant sur les avis, propositions et conclusions écrites ou indications émises par le médecin du travail reposant sur des éléments de nature médicale en application des articles L. 4624-2 N° Lexbase : L7397K9T, L. 4624-3 N° Lexbase : L7396K9S et L. 4624-4 N° Lexbase : L7399K9W.

En effet, les articles précités, limitativement énumérés, ne prévoient nullement le présent cas de figure et il est plus qu’urgent que le législateur complète cet article, de manière à permettre aux parties une faculté de recours, sur l’appréciation médicale qui peut être faite du poste de reclassement par le médecin du travail.

Il serait plus opportun que le législateur, en plus de la mise en place de ce recours, instaure en parallèle la mise en place d’un formulaire dédié et spécifique « poste de reclassement », comme il a pu le faire lors de sa précédente loi du 8 août 2016, qui avait permis l’uniformisation des pratiques de la médecine du travail, avec un formulaire unique et précis dédié aux examens médicaux destinés à juger de l’aptitude des salariés.

Décidément, le reclassement des salariés inaptes est un sujet qui fait toujours parler de lui… suite au prochain épisode (législatif peut-être ?).


[1] Le fil twitter du président de la Chambre commerciale de la Cour de cassation, Vincent Vigneau, du 14 juillet 2023, rappelle que seuls 10 % des arrêts de la Cour de cassation sont publiés au bulletin (les arrêts publiés manifestant une mission primordiale de la Haute juridiction, rendre des arrêts qui complètent la loi, ou l’adaptent aux évolutions de la société).

[2] Cass. soc., 26 janvier 2022, n° 20-20.369, FS-B N° Lexbase : A53187K8.

[3] Cass. soc., 29 mars 2023, n° 21-15.472, F-D N° Lexbase : A39289L3.

[4] Cass. soc., 7 mars 2012, n° 10-18.118.

[5] Le vrai du faux, Manque-t-il des centaines et des centaines de médecins du travail, comme l’affirme Laurent Berger ?, France info, 17 janvier 2023 [en ligne].

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