Le Quotidien du 25 août 2023 : Sociétés

[Jurisprudence] Société à deux associés égalitaires, décisions unanimes et abus d’égalité

Réf. : Cass. com., 21 juin 2023, n° 21-23.298, F-B N° Lexbase : A9822938

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par Bernard Saintourens, Professeur émérite de l’Université de Bordeaux

le 28 Juillet 2023

Mots-clés : société • associés égalitaires • décision collective • unanimité • abus d’égalité (oui).

Prenant appui sur la position selon laquelle la règle de l’unanimité pour la prise de décisions collectives, attachée à la présence de deux seuls associés au sein d’une société, est impropre à exclure l’existence d’un abus d’égalité, la Cour de cassation juge que constitue un tel abus le fait, pour un associé à parts égales, d’empêcher, par son vote négatif, une opération essentielle pour la société, dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’autre associé.


La situation sociétaire dans laquelle se côtoient deux seuls associés est déjà singulière en ce qu’elle se traduit par un face-à-face qui peut vite tourner à l’affrontement, mais elle est plus délicate encore lorsque les deux associés détiennent des parts égales dans le capital social.

Par son arrêt prononcé en date du 21 juin 2023, la Chambre commerciale de la Cour de cassation vient apporter une intéressante illustration de la difficulté de fonctionnement que l’on peut rencontrer en pratique dans une telle configuration et le choix de retenir cette décision pour figurer au Bulletin atteste de l’importance du message que la Haute juridiction entend adresser aux associés concernés.

Pour s’en tenir aux aspects factuels essentiels, on relèvera qu’en l’espèce une société par actions simplifiée, ayant pour objet le pilotage de transports terrestres de marchandises, avait été constituée par deux sociétés qui détenaient chacune la moitié du capital social. Un contrat avait été conclu entre cette société et une société tierce pour la coordination et la gestion du transport des produits qu’elle fabriquait. La société productrice ayant souhaité faire évoluer le mode d’acheminement de ses marchandises, elle a demandé à la SAS de lui faire une proposition d’une offre de contrat transitoire. Faute d’unanimité, la résolution ayant pour objet la formulation d’une proposition de contrat répondant aux attentes de la société industrielle a été rejetée lors de l’assemblée générale réunissant les deux coassociés. Dans ce contexte, le coassocié ayant voté pour l’adoption de la résolution en cause ainsi que la société elle-même, invoquant un abus d’égalité et un manquement au devoir de loyauté, ont assigné le coassocié qui avait voté contre ladite résolution aux fins de le voir condamné à payer des dommages et intérêts en réparation de leur préjudice.

La cour d’appel [1] ayant rejeté leurs demandes, le pourvoi formé conduit la Haute juridiction à devoir se prononcer, à titre principal (l’arrêt se prononce également, d’une part, à propos d’une activité exercée par l’un des associés qui était concurrente de celle formant l’objet de la société et retient que l’associé doit seulement s’abstenir d’actes de concurrence déloyaux, suivant en cela la position établie à ce propos [2] et, d’autre part, à propos de la preuve de l’existence d’une créance à l’encontre de la société ; ces deux points n’étant pas retenus dans le cadre du présent commentaire), sur l’éventuelle incidence de la règle de l’adoption à l’unanimité des décisions collectives sur la commission, éventuelle, d’un abus d’égalité. En prononçant la cassation de l’arrêt d’appel sur la position prise par les juges du fond à ce propos, la Chambre commerciale vient opportunément rappeler le principe de l’admission d’un abus d’égalité, en présence de deux seuls associés égalitaires (I), tout en attirant l’attention sur l’exigence de caractérisation d’un tel abus (II).   

I. Le principe de l’admission d’un abus d’égalité, en présence de deux seuls associés égalitaires

Pour refuser de faire droit aux demandes tendant à la condamnation du coassocié sur le terrain de l’abus d’égalité, les juges d’appel s’étaient fondés sur une approche particulière de la situation créée par la coexistence des deux associés égalitaires au sein de la société en cause. Les magistrats avaient retenu que les deux sociétés, en s’engageant dans une société commune où elles seraient les seules associées et détiendraient chacune la moitié du capital social, donnant ainsi une position strictement égalitaire entre elles lors de l’expression d’un vote, « ont clairement entendu soumettre l’ensemble de leurs décisions à la règle de l’unanimité, ce qui a pour conséquence que l’une comme l’autre a accepté l’hypothèse d’une mésentente conduisant, dans ce cas, à un blocage du fonctionnement de la société, voire à la disparition, de fait, de l’affectio societatis ».

Cette vision du fonctionnement d’une société ne comportant que deux associés égalitaires est fermement écartée par la Cour de cassation. La Haute juridiction, pour prononcer la cassation de l’arrêt de la cour d’appel sur ce point, se rattache à la construction jurisprudentielle qu’elle a bâtie, au fil du temps, en admettant l’abus d’égalité comme étant une variété de l’abus de minorité [3]. Elle reprend, dans le présent arrêt, sa position traditionnelle selon laquelle, « constitue un abus d’égalité le fait, pour un associé à parts égales, d’empêcher, par son vote négatif, une opération essentielle pour la société, dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de l’autre associé ». Le rappel est ici très clair ; non seulement l’unanimité requise pour l’adoption de décisions collectives ne fait pas obstacle à ce que l’abus d’égalité puisse être invoqué à l’encontre de l’un des coassociés, mais c’est la configuration même de la société qui suppose que cette voie d’action constitue une voie de secours opportune afin d’éviter qu’un associé ne soit à la merci de son coassocié. Tous les deux doivent exercer les droits attachés à leur qualité en considération de l’intérêt de la société et en évitant tout comportement qui soit préjudiciable à l’autre.

On relève, effectivement, qu’au sein de la jurisprudence publiée à propos de l’abus d’égalité, les hypothèses de confrontation entre les deux seuls associés égalitaires constituent le socle de la légitime et bienvenue construction jurisprudentielle. Tel était déjà le cas pour l’affaire ayant donné lieu à l’arrêt que l’on considère comme formant le point de départ de l’œuvre jurisprudentielle, où l’un des deux associés égalitaires d’une SARL s’opposait systématiquement au vote des résolutions proposées par l’autre [4], comme pour un arrêt ultérieur de quelques mois à propos du refus de l’un des coassociés de voter la mise en réserve des bénéfices [5]. Si, dans le premier arrêt l’abus d’égalité n’a pas été retenu alors qu’il a été jugé comme constitué dans le second, pour chaque affaire le principe de l’application de cette sanction à ce cas de figure sociétaire a bien été retenu. Depuis lors, la Cour de cassation a maintenu cette approche de principe [6] et la décision analysée vient, expressément, en rappeler l’actualité.

En pratique, le présent arrêt devra être bien pris en compte, tant par les investisseurs que par leurs conseils, lorsqu’un projet se profile en ne faisant cohabiter que deux partenaires, dotés d’une part égale de capital social, se traduisant par une égalité de voix lors des prises de décisions collectives. Si l’avantage de la situation est, bien sûr, de conférer à chacun un poids égal dans la conduite de l’affaire, cela ne doit pas masquer que, pour chacun également, la position adoptée pourra être, le cas échéant, soumise au contrôle de moralité que constitue l’action en responsabilité pour abus d’égalité. Évidemment, une telle issue ne sera envisageable, dans l’affaire en cause, que si le comportement reproché se trouve, effectivement, caractérisé.

II. La caractérisation de l’abus d’égalité, en présence de deux seuls associés égalitaires

Le courant jurisprudentiel favorable à l’application de l’abus d’égalité dans le contexte d’une société ne comportant que deux seuls associés égalitaires témoigne d’une exigence attendue sur le terrain de la preuve des éléments constitutifs de l’abus reproché.

Le juge saisi se doit de mener une analyse fine et pragmatique de la situation d’ensemble de la société comme de celle concernant, respectivement, chacun des deux coassociés. Le point de départ de tout raisonnement tient à ce que chaque associé est libre d’exprimer sa position au regard de la décision collective qui est soumise au vote. Plusieurs aspects entrent alors en jeu, qu’il s’agisse de la preuve de l’expression du vote ou des raisons qui ont pu la motiver.

En premier lieu, pour que l’on puisse, le cas échéant, retenir à l’encontre d’un associé un abus d’égalité, encore faut-il que l’on puisse déterminer avec certitude quel a été le sens de son vote. En l’espèce, cet aspect posait problème. Le procès-verbal de l’assemblée générale, réunie pour se prononcer à propos du contrat d’affaires qui devait être proposé à la société cliente, se limitait à mentionner que la résolution n’était pas adoptée, faute de décision unanime en ce sens, sans indiquer quel était le sens du vote émis par chacun des deux associés, ou si, le cas échéant, cette absence d’unanimité résultait de l’abstention de l’un d’entre eux. Pour être factuel, cet aspect est bien sûr essentiel. Pour pouvoir retenir la commission d’un abus d’égalité à l’encontre de l’un des coassociés, encore faut-il que puisse être établi, de manière certaine, quel a été le comportement de l’associé à propos de la résolution soumise au vote. La cour d’appel, au regard des circonstances, avait estimé que n’était pas rapportée la preuve de l’opposition au vote du contrat de la part de l’associé mis en cause. Elle en déduisait, fort logiquement, qu’elle ne pouvait retenir à son encontre le comportement fautif qui lui était reproché.

La Chambre commerciale prononce la cassation sur ce point en se fondant sur la règle, résultant de l’article 455 du Code de procédure civile N° Lexbase : L6565H7B, selon laquelle tout jugement doit être motivé et que le défaut de réponse aux conclusions constitue un défaut de motifs. La Haute juridiction reproche aux juges d’appel de ne pas avoir répondu aux conclusions des demandeurs à l’action, qui faisaient valoir que l’opposition à la présentation d’une offre de contrat à la société cliente résultait du contenu d’un courriel, antérieur de quelques jours à l’assemblée générale, adressé par la société coassociée, favorable à l’adoption d’un tel contrat, à sa coassociée faisant état de ce que cette dernière s’opposait à une telle option de gestion de la relation avec ce client, ce qui laissait supposer qu’elle voterait contre ou s’abstiendrait lors de l’assemblée, aboutissant ainsi au rejet de la résolution. Bien évidemment, la Cour de cassation ne peut s’engager plus avant sur ce terrain, mais, en prononçant la cassation de ce chef, elle impose à la juridiction de renvoi d’examiner ce point et de se prononcer, de manière argumentée, pour retenir ou non la preuve du sens du vote de l’associé assigné pour abus d’égalité. S’il est inapproprié, dans le cadre du présent commentaire, d’émettre un quelconque avis sur la preuve de la position adoptée par l’associé, visé lors de l’assemblée générale réunie pour se prononcer sur le contrat d’affaires en cause, qui résulterait d’un courriel où l’un des protagonistes fait état d’une opinion qui aurait été exprimée par l’autre, la position de la Cour de cassation, en l’espèce, montre l’importance que peuvent avoir des faits d’une grande banalité apparente, tel un courriel, dans le cadre d’une action visant à la condamnation d’un associé pour abus dans l’exercice de son droit de vote.

En second lieu, le juge doit examiner les motivations qui peuvent expliquer le vote émis par l’associé en cause. Comme évoqué ci-dessus, l’abus suppose que deux conditions cumulatives soient réunies. D’abord, il doit être constaté que le vote négatif (ou l’abstention) a empêché une opération essentielle pour la société. L’associé visé, pour pouvoir être sanctionné, aura, par son vote, porté atteinte à l’intérêt de la société. Le cas échéant, comme en l’espèce, il aura agi ainsi en la privant du maintien d’une relation contractuelle avec un client important, mettant en péril son équilibre économique d’entreprise. Ensuite, cumulativement, le juge devra établir que le vote de l’associé a été émis dans l’unique dessein de favoriser ses propres intérêts au détriment de ceux de son coassocié. En l’espèce, ce point, essentiel, devra aussi être examiné par la juridiction de renvoi qui pourra s’appuyer, si elle l’estime pertinent, sur les relations qui avaient été établies par la société, coassociée visée par l’abus d’égalité, avec la société cliente à propos de la modification de son mode de gestion du transport des marchandises fabriquées, par l’intermédiaire du groupe auquel elle se trouve rattachée. Dans la mesure où elle déployait ainsi une activité concurrente de la société dans laquelle elle se trouve pourtant coassociée égalitaire, il pourrait être retenu qu’en votant contre le contrat qui aurait pu être proposé à la société cliente pour maintenir la relation d’affaires, elle avait privilégié ses propres intérêts au détriment de ceux de son coassocié.

Pour reposer sur l’appréciation d’éléments factuels, ces points n’en sont pas moins essentiels dans la perspective d’une éventuelle condamnation à réparer le préjudice subi par la société et par le coassocié, par suite de l’abus d’égalité qui serait retenu comme caractérisé par le juge saisi. On relève d’ailleurs que, dans les contentieux ayant donné lieu aux précédents jurisprudentiels précités, ces questions liées à la preuve de la caractérisation de l’abus occupent une place prépondérante.

En définitive, même si, en ce qui concerne l’affaire en cause, il appartiendra à la juridiction de renvoi d’apprécier s’il y a lieu, ou non, d’entrer en condamnation à l’encontre du coassocié égalitaire, la Haute juridiction aura pleinement joué son rôle de juge du droit en rappelant les principes qui gouvernent cette question sensible liée à la coexistence au sein d’une société de partenaires disposant de pouvoirs égaux sur le terrain du droit de vote.


[1] CA Chambéry, 28 septembre 2021, n° 19/01725.

[2] V. not. P. Le Cannu et B. Dondéro, Droit des sociétés, LGDJ, 7ème éd., n° 166.

[3] V. not. M. Cozian, A. Viandier et Fl. Deboissy, Droit des sociétés, LexisNexis, 35ème éd., n° 666 ; P. Le Cannu et B. Dondéro, Droit des sociétés, LGDJ, 7ème éd., n° 164.

[4] Cass. com., 8 juillet 1997, n° 95-15.216, inédit N° Lexbase : A8168AHY, note E. Lepoutre.

[5] Cass. com., 16 juin 1998, n° 96.13-997 N° Lexbase : A2945AG8, note P. Le Cannu.

[6] V. not. Cass. com., 14 décembre 2004, n° 02-14.749, F-D N° Lexbase : A4636DEG – Cass. civ. 3, 14 février 2007, n° 06-10.318, FS-D N° Lexbase : A2214DUK.

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