Le Quotidien du 9 août 2023 : Successions - Libéralités

[Jurisprudence] Délivrance des legs & prescription : gare aux pièges !

Réf. : Cass. civ. 1, 21 juin 2023, n° 21-20.396, FS-B N° Lexbase : A984093T

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N6395BZU

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par Jérôme Casey, Maître de Conférences à l’Université de Bordeaux, Avocat associé au Barreau de Paris

le 28 Juillet 2023

Mots-clés : succession • légataire particulier • délivrance du legs • transfert de propriété • délivrance du legs • envoi en possession • fruits de la chose léguée

Il résulte de l'article 1014 du Code civil que, si le légataire particulier devient, dès l'ouverture de la succession, propriétaire de la chose léguée, il est néanmoins tenu, pour faire reconnaître son droit, de demander la délivrance du legs, peu important qu'il ait été mis en possession de cette chose par le testateur avant son décès.


 

La question de la délivrance des legs n’est pas des plus simples, d’autant qu’elle se complique d’autres notions voisines mais distinctes : le paiement, la saisine successorale, l’envoi en possession. L’ensemble de ces sujets forme indiscutablement une zone fort dangereuse pour les praticiens, et sauf à être un civiliste pur jus, il est fort probable que le dossier ne se terminera pas comme le plaideur l’aurait espéré. C’est ce qui s’est passé dans la présente affaire, où ce sont les juges du fond qui n’ont strictement rien compris aux notions en cause.

En l’espèce, Wanda est décédée le 3 juillet 2010, laissant à sa survivance ses deux enfants, Yves et Marc, en l'état d'un testament authentique reçu le 4 juin 2010 par lequel elle a institué Dorothée légataire des biens et droits immobiliers dont elle était propriétaire à Brisou et Palbec, ce dernier bien produisant des loyers commerciaux [noms imaginaires]. Yves s’est opposé à Dorothée estimant que cette dernière n’avait pas demandé la délivrance de ses legs à temps. Une cour d’appel décide : (i) que Dorothée ayant pris possession des biens avec l’accord de la testatrice avant le décès de celle-ci, n’avait pas à demander la délivrance ; (ii) que l’action en délivrance étant prescrite, mais que malgré tout Dorothée peut prétendre aux loyers commerciaux du bien de Palbec, et ceci depuis le 29 septembre 2017, date de ses premières conclusions au fond, valant demande de délivrance (CA Rennes, 1er juin 2021, n° 19/03151 N° Lexbase : A67324TI).

Sur pourvoi formé par Yves, la Cour de cassation censure l’arrêt d’appel sur les deux points précités :

(i) le légataire doit demander la délivrance de son legs, peu important que le défunt l’ait mis en possession avant son décès ;

(ii) pour prétendre aux fruits de son legs, le légataire doit demander la délivrance, de sorte que si la demande de délivrance est prescrite, le légataire ne peut prétendre aux fruits dudit legs.

On reste songeur devant les motifs de l’arrêt d’appel, tant ils sont éloignés des concepts et des règles du Code civil. Rappelons, tout d’abord, que la délivrance s’impose lorsque le légataire n’est pas ensaisiné, ce qui correspond au cas de l’espèce. En effet, les héritiers disposant de la saisine (donc les héritiers légaux, qu’ils soient réservataires ou non) n’ont pas besoin de demander l’accord de leurs cohéritiers pour entrer en possession des biens à eux légués, puisqu’ils sont continuateurs de la personne du défunt. Ainsi, leur saisine leur donne la possession, mais non la propriété des biens légués (pour la propriété, il faudra que le legs leur soit payé, ce qui est une question distincte sur laquelle nous reviendrons). Au contraire, lorsque le légataire ne dispose pas de la saisine (comme en l’espèce), il doit demander la délivrance de son legs. Or, le régime de la délivrance n’est pas unique, étant dépendant à la fois de la nature du testament (authentique ou non), de la présence ou non d’héritiers réservataires, et surtout de la nature du legs lui-même (universel ou non), sachant que la question peut se compliquer, par exemple lorsqu’un légataire à titre universel est en présence à la fois d’un héritier réservataire et d’un légataire universel (pour une présentation d’ensemble, et un rappel fort bien fait, v., C. Peuble et D. Boulanger, Délivrance et exécution des legs : retour sur une classique distinction . - À propos de Cass. civ. 1, 21 septembre 2022, n° 19-22.693, FS-B N° Lexbase : A984093T Étude, JCP N 2023, 1020).

Au cas d’espèce, Dorothée n’était pas une héritière légale, mais une étrangère à la succession de Wanda. Elle n’avait donc pas d’autre choix que demander la délivrance, ainsi qu’en dispose l’alinéa 2 de l’article 1014 du Code civil N° Lexbase : L0171HPZ : « (…) Néanmoins le légataire particulier ne pourra se mettre en possession de la chose léguée, ni en prétendre les fruits ou intérêts, qu'à compter du jour de sa demande en délivrance, formée suivant l'ordre établi par l'article 1011, ou du jour auquel cette délivrance lui aurait été volontairement consentie ». Ces dispositions sont limpides et il importe donc peu que le légataire particulier soit entré en possession du vivant du testateur, puisqu’un legs ne saurait commencer à s’exécuter (au sens de transférer la propriété) du vivant de celui qui le consent. Il s’agit d’une disposition à cause de mort librement révocable, de sorte que l’occupation antérieure au décès, fût-ce avec l’accord du défunt, ne vaut rien. Mieux encore, même en imaginant que le légataire puisse justifier d’un bail consenti par le défunt, cela ne changerait rien à son obligation de demander la délivrance afin de pouvoir devenir propriétaire à cause de mort (grâce au legs particulier) du bien légué. Le bail lui donnerait donc le droit de rester dans les lieux en qualité de locataire, mais il serait neutre en termes de droit de propriété.

Ainsi, il n’existe aucune possibilité de dérogation : la délivrance doit être demandée par le légataire particulier aux successeurs légaux (ou exécutée spontanément par le ou les héritiers légaux).

Ceci posé, on aura garde de vérifier, préalablement, que la demande de délivrance ne soit pas prescrite. On tombe alors sur une question non tranchée à ce jour : quel est le délai de prescription de l’action en délivrance d’un legs, depuis la loi n° 2008-561 du 17 juin 2008 ? Est-ce trente, dix ou cinq ans ? La question divise la doctrine, et la présente décision n’en dit rien, personne ne l’ayant mise dans les débats. Certes, on notera qu’en l’espèce le décès de Wanda date de 2010 et que la prescription est retenue, ce qui paraît, prima facie, exclure un délai de trente ou dix ans au profit d’un délai de cinq ans. Cependant, nous nous garderons bien d’écrire que l’arrêt va implicitement en ce sens, puisque le moyen de cassation ne saisissait pas la Cour de cette question. La prudence doit donc être de mise et il faudra disposer d’un arrêt explicite sur ce point pour en avoir le cœur net. À titre personnel, il nous semble évident que l’action en délivrance est une action personnelle, et nous voyons dès lors mal comment elle pourrait échapper aux dispositions de l’article 2224 du Code civil N° Lexbase : L7184IAC, ce qui milite en faveur d’un délai de cinq ans, lequel serait compatible avec la présente décision. Mais ce n’est là qu’une opinion, l’arrêt ne le dit pas. Il faut donc espérer que la question sera rapidement tranchée par la Cour de cassation, car les conséquences pratiques attachées à cette question sont évidemment majeures.  

Quant au point de départ de la prescription, ce sera l’ouverture de la succession et non l’arrêt mettant fin à la contestation des droits du légataire, ainsi qu’il a été jugé de façon bien peu convaincante (mais bien réelle) par la Cour de cassation (v., Cass. civ. 1, 30 septembre 2020, n° 19-11.543, FS-P+B N° Lexbase : A68893W3, J. Casey, obs. n° 18 in Sommaires d’actualité de droit des successions & libéralités - Année 2020, Lexbase Droit privé n° 855, 25 février 2021 N° Lexbase : N6565BYS). La solution est sévère, puisqu’elle expose le légataire à une prescription extinctive avant même que l’on ne sache si le legs est valable ou pas. Voilà qui tranche avec ce qui est jugé par la Cour de cassation en matière de responsabilité notariale, où, plus logiquement, il est décidé que le point de départ de la prescription est la décision de justice définitive statuant sur le droit en cause, v., pour une vente, Cass. civ. 1, 9 septembre 2020, n° 18-26.390, FS-P+B N° Lexbase : A52973TD et en matière de nullité d’une donation, Cass. civ. 1, 20 octobre 2021, n° 19-19.409, F-D N° Lexbase : A00067AH, J. Casey, obs. n° 19, in Sommaires d’actualité de droit des successions & libéralités 2021-2 (août à décembre 2021), Lexbase Droit privé, n° 895, 24 février 2022 N° Lexbase : N9242BYX). Nous peinons donc à comprendre comment le légataire pourrait être prescrit en sa demande de délivrance, alors même que le titre qui fonde son droit est contesté. Sans doute l’arrêt précité du 30 septembre 2020 mériterait-il d’être reconsidéré, à l’aune du bon sens et des arrêts précités rendus en matière de responsabilité notariale.

Au total, c’est peu dire que le régime de la prescription applicable à une demande de délivrance n’est pas encore très net et qu’il reste pour une large part à l’éclaircir.

Il y a enfin un dernier point à mentionner pour faire un tour d’horizon complet des questions que pose l’arrêt commenté. Le légataire particulier devait demander la délivrance, et faute de l’avoir fait à temps, il n’aura jamais le bénéfice de son legs, de sorte que les fruits de la chose léguée lui échapperont aussi. Soit. Mais… la délivrance n’est pas le paiement du legs ! De sorte que si le légataire demande la délivrance, mais qu’il oublie de demander le paiement de son legs, il aura fait tout cela pour… rien ! Il lui faudra tout recommencer en demandant cette fois le paiement, en espérant que cette demande ne sera pas elle-même prescrite (ce qu’elle aura toute chance d’être compte tenu du sens de l’arrêt précité du 30 sept. 2020). C’est ce qui a été rappelé très cruellement par la Cour de cassation dans un arrêt de principe tout récent (Cass. civ. 1, 21 septembre 2022, n° 19-22.693, FS-B N° Lexbase : A25228KM, J. Casey, obs. n° 4, in Sommaire d’actualité du droit des successions et libéralités 2022-2 (juillet à décembre 2022), Lexbase Droit privé, n° 950, 22 juin 2023 N° Lexbase : N5942BZ4), qui rappelle que l’arrêt définitif accordant la délivrance ne peut constituer un titre exécutoire au profit du légataire, précisément, parce que le paiement du legs n’a pas été demandé, et donc ordonné par la décision en cause). Le paiement doit absolument être demandé par le légataire, et s’il n’est pas accordé amiablement, c’est le juge qui l’ordonnera. Mais cela suppose une demande judiciaire claire, laquelle n’est pas contenue dans la demande de délivrance puisque les deux notions poursuivent des objectifs différents, quoique proches. Gare aux approximations !

Plus que jamais, les avocats devront être attentifs et méthodiques dans la rédaction de leurs conclusions. Si jamais les héritiers légaux ne sont pas coopératifs et que le légataire doit se tourner vers le juge, il faudra que son conseil pense, pour éviter toute mauvaise surprise, à demander expressément la délivrance ET le paiement du legs, ce que cet avocat fera en formulant deux chefs distincts de demandes au dispositif de ses conclusions devant les juridictions du fond, quand bien même le défunt aurait laissé le légataire jouir de la chose avant son décès (comme en l’espèce). En cas de procès-verbal de dires et de difficultés, l’avocat devra penser à présenter ces demandes avant le rapport du juge commis, et donc avant le PV en question, toujours par souci de prudence…

Où l’on voit que ces questions relèvent d’une vraie spécialité. C’est vrai pour les avocats, mais cela est vrai aussi des magistrats. Dans le cas présent, la cour d’appel était très loin du compte, et sans la Cour de cassation, on aurait gardé un arrêt d’appel absolument illicite. Bravo à la Cour de cassation d’avoir remis les choses en ordre, mais cela n’efface pas le sentiment de malaise que l’on ressent devant les errances des juges du fond. Voilà qui prouve, une fois de plus, combien le droit civil le plus classique se perd de nos jours, et combien la Cour de cassation est nécessaire dans son rôle de juge du droit. On frémit à l’idée que certains ont eue, jusque en son sein, de la faire devenir une Cour suprême, tant elle laisserait alors sans recours des décisions du fond qui violeraient ouvertement les principes les mieux établis du Code civil. À méditer… 

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