La lettre juridique n°866 du 27 mai 2021 : Santé

[Jurisprudence] En santé publique, ne trompe pas qui peut - À propos de l’affaire du Mediator

Réf. : TJ Paris, 29 mars 2021

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N7639BYL

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par Ana Zelcevic-Duhamel, maître de conférences HDR, Université de Paris Descartes, faculté de droit, membre de l’IDS

le 27 Mai 2021

 


Mots-clés : santé publique • Mediator • tromperie aggravée • homicide involontaire • escroquerie • AMM

L’affaire du Mediator est sans doute l’un des plus grands scandales sanitaires français. Commercialisé par les laboratoires Servier comme antidiabétique, mais prescrit comme un coupe-faim, il a provoqué de nombreuses valvulopathies et de l’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), une pathologie mortelle.

Le procès a commencé le 23 septembre 2019. Plus de six mille cinq cents personnes se sont constituées parties civiles, réclamant un milliard d’euros de dommages-intérêts. Le jugement, rendu le 29 mars 2021, retient la responsabilité pénale des laboratoires Servier pour tromperie aggravée et homicide involontaire, les condamnant à 2,7 millions d’euros d’amende, mais les relaxant du chef d’escroquerie. Jean-Philippe Sete a été condamné à quatre ans de prison avec sursis pour les mêmes infractions. Quant à l’ANSM, elle a été condamnée à 303 000 euros d’amende pour avoir tardé à suspendre la commercialisation du Mediator, à 225 000 euros d’amende pour homicide involontaire et à 78 000 euros d’amende pour blessures involontaires de nature contraventionnelle.


 

« En santé publique, ne trompe pas qui peut ». Tel pourrait être l'un des premiers messages émis par le pôle de santé publique du tribunal judiciaire de Paris, qui a rendu le 29 mars de cette année un jugement relatif à la responsabilité pénale des différents protagonistes de l’affaire du Mediator. D’une ampleur inédite [1], la décision retient plusieurs qualifications permettant d’appréhender la complexité de cette affaire. Celle-ci nécessite d’abord un rappel des faits qui sont à l’origine de ce qu’on appelle aussi « le scandale du Mediator ».

Dans les années soixante et soixante-dix du siècle dernier, l’industrie pharmaceutique s’est notamment intéressée à un type de médicaments particulier, issu de l’amphétamine, molécule mère, connue depuis 1887. Les principaux effets de l’amphétamine étant surtout la suppression de la sensation de faim et de fatigue, celle-ci est classée stupéfiant par l’Organisation mondiale de la santé (l’OMS) depuis 1971. L’amphétamine, en conséquence, a un intérêt thérapeutique notamment dans le traitement de l’obésité et des troubles du métabolisme. De cette molécule sont issus les anorexigènes, utilisés non seulement dans le traitement des pathologies indiquées, mais encore dans celui du diabète. Les anorexigènes ont pour but la diminution de la prise de nourriture, soit en retardant la sensation de faim, soit en accélérant la sensation de satiété.

Le Benfluorex [2], synthétisé en 1966 et commercialisé sous le nom du Mediator, est un dérivé de l’amphétamine. Auparavant, au début des années soixante, d’autres molécules de la même famille ont été découvertes. Cela est le cas notamment de la Norfenfluramine, de la Fenfluramine, commercialisée sous le nom du Pondéral, et de la D-Fenluramine, commercialisée sous le nom d’Isoméride. Tout comme le Mediator, le Pondéral et l’Isoméride [3] étaient produits par les laboratoires Servier. Ces deux médicaments ont été retirés des marchés américain et français respectivement le 12 et le 15 septembre 1997 par le fabriquant, avant que les autorités de ces deux pays ne leur refusent les autorisations nécessaires. Malgré cela, le Mediator a été maintenu sur le marché français pendant plus de trente ans alors qu’il y avait une parenté chimique avec des molécules interdites.

Conçu comme le successeur du Pondéral, mais d’une efficacité plus faible que celui-ci, le Mediator, avait obtenu son autorisation de mise sur le marché le 16 juillet 1974 en tant que médicament, utilisé dans le cadre du traitement des troubles du métabolisme, en diabétologie et en endocrinologie. Il a été mis en vente à partir de 1976. Depuis, son AMM avait été régulièrement renouvelée de telle sorte que le Mediator a pu rester sur le marché français pendant trente-trois ans, jusqu’au mois de novembre 2009 [4]. Cependant, par décision du 22 avril 1987, la Direction de la pharmacie et du médicament a validé l’AMM du Mediator, mais seulement comme adjuvent du régime adapté dans les hypertriglycéridémies, autrement dit, du traitement du diabète. En pratique, le Mediator était souvent prescrit hors AMM et utilisé comme coupe-faim, en vue d’une perte de poids, en dehors de toute pathologie.

Sa faible efficacité a eu aussi des répercussions sur le remboursement de ce produit. Progressivement, la Commission de la transparence, chargée de l’évaluation des médicaments lors de leur inscription sur la liste des médicaments, a effectué le déremboursement du Mediator. Fixé initialement à 70 %, son taux de remboursement est passé en 1993 à 65 %, puis, de 2000 à 2002, à 35 %, de 2003 à 2006 à 15 %, pour, finalement, être déremboursé jusqu’à son retrait définitif. Il convient de préciser que le taux de remboursement est lié essentiellement à l’efficacité d’un médicament et relève d’une décision du ministère de la Santé.

Par ailleurs, les différents anorexigènes ont été retirés des marchés de nombreux pays, en raison des effets nocifs [5] qui ont pu être constatés. En Suisse, par exemple, le Mediator a été retiré en 1998 en raison des risques cardiaques. En Espagne, le Mediator a été retiré du marché en 2003, à la suite de la publication d’une étude démontrant des troubles cardiaques chez certains patients. En effet, le risque de maladies des valves cardiaques est multiplié par trois en cas d’usage du Mediator. Ce risque était présent surtout chez les personnes dont le traitement dépassait une durée de trois mois. En Italie, le Mediator a fait l’objet d’un retrait en 2004 après la publication en 1999 d’un rapport qui lui a été consacré.

La question qui se pose est de savoir comment le Mediator a pu rester aussi longtemps sur le marché français alors que des mises en garde, en France et à l’étranger, avaient été exprimées. Ainsi, en 1997, la revue Prescrire, tout comme le New England Journal of Medecine, ont dénoncé les effets néfastes du Mediator. La même année, un rapport de l’URCAM de Bourgogne s’interrogeait sur l’utilité du Mediator. Il critiquait également le remboursement de ce médicament en raison de sa faible efficacité. À la suite de ce rapport, une lettre du 21 septembre 1998 de trois médecins de l’assurance maladie mettait en garde l’Agence du médicament contre les risques dus à l’usage du Mediator. À nouveau, en 2006, la revue Prescrire dénonçait les effets nocifs du Mediator.

D’ailleurs, une étude des laboratoires Servier, demandée en été 2009, montrait aussi qu’il existait des liens entre ce médicament et les atteintes des valves. Le 5 octobre 2009, le Professeur Bernard Iung de l’hôpital Bichat, cardiologue, spécialiste des valves, a remis son rapport aux laboratoires Servier. Celui-ci était sans appel et aboutissait à la conclusion qu’il existait un rapport de cause à effet entre la prise du Mediator et les atteintes valvulaires. Or, malgré ces conclusions, le laboratoire n’a pas demandé la suspension de la commercialisation de son médicament. Si, en effet, les autorités sanitaires contrôlent la mise sur le marché et le suivi d’un médicament, le laboratoire est libre de le retirer sans attendre la décision de l’autorité administrative, surtout s’il découvre que sa molécule entraîne des risques pour la santé.

Précisons, enfin, que le premier cas de déclaration de pharmacovigilance, signalant un premier cas de valvulopathie et d’hypertension artérielle pulmonaire (HTAP), effectué à Marseille en 1999, n’a pas été pris en compte. En revanche, l’alerte de 2006 du Professeur Jean-Louis Montastruc a été répertoriée. En mars 2009, le CHU de Brest, par la voix de la pneumologue, Irène Frachon, a prévenu les autorités sanitaires françaises de onze cas de valvulopathies directement attribuables au Mediator. En juin 2009, le docteur Frachon s’est rendue à l’Agence française de sécurité sanitaire et des produits de santé (l’AFSSAPS) [6] pour participer à un groupe de travail intitulé « Plan de gestion des risques et pharmaco-épidémiologie ». Elle faisait part de ses inquiétudes relatives au Mediator  [7]. Le docteur Frachon est considérée comme une lanceuse d’alerte, dont l’action est à l’origine du procès contre les laboratoires Servier et du retrait de l’AMM du Mediator le 30 novembre 2009.

Une première plainte a été déposée en novembre 2010 auprès du tribunal correctionnel de Nanterre pour tromperie aggravée sur la nature, la qualité substantielle et la composition du produit, mise en danger de la vie d’autrui, administration de substances nuisibles et homicide involontaire. D’autres plaintes ont suivi, notamment pour blessures involontaires. Aussi, la caisse d’assurance maladie des travailleurs salariés a déposé plainte pour escroquerie. Parallèlement, une enquête a été confiée à l’Inspection générale des affaires sociales (IGAS) [8]. Enfin, une information judiciaire a été ouverte le 18 février 2011 par le pôle de santé publique du tribunal de Paris.

Sur le plan procédural, une situation inédite s’est produite dans un premier temps : deux juridictions étaient saisies de l’affaire du Mediator – le tribunal correctionnel de Nanterre, en raison du lieu du siège social des laboratoires Servier, et le tribunal de grande instance de Paris, où est situé le pôle de santé publique [9]. Le tribunal de Nanterre était saisi sur citation directe des victimes alors que le tribunal de Paris, pôle de santé publique, instruisait le dossier du Mediator. Le premier s’étant, finalement, dessaisi de l’affaire [10], le tribunal de Paris, en vertu de l’article 387 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L3794AZK), permettant d’assurer la bonne administration de la justice, a pu ainsi joindre les différentes procédures relatives au Mediator et rendre son jugement le 29 mars 2021.

L’ampleur de la procédure a nécessairement eu des répercussions sur sa durée. Au cours de l’instruction, en 2014, Jacques Servier, fondateur et dirigeant de la société éponyme, est décédé. Au total, cinq personnes impliquées dans l’affaire du Mediator sont décédées en cours de procédure, dont Éric Abadie, expert à l’AFSSAPS, chargé de la pharmacovigilance, poursuivi pour prise illégale d’intérêts [11]. Le décès, selon l’article 6 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L9881IQZ), a pour effet l’extinction de l’action publique à l’égard de la personne poursuivie. In fine, le jugement du tribunal de Paris a condamné les laboratoires Servier, personne morale, Jean-Philippe Sete, son directeur général, l’ancien numéro deux des laboratoires Servier, et l’ANSM.

Le procès a commencé le 23 septembre 2019. Plus de six mille cinq cents personnes se sont constituées parties civiles, réclamant un milliard d’euros de dommages-intérêts. Le jugement, rendu le 29 mars 2021, retient la responsabilité pénale des laboratoires Servier pour tromperie aggravée et homicide involontaire, les condamnant à 2,7 millions d’euros d’amende, mais les relaxant du chef d’escroquerie. Jean-Philippe Sete a été condamné à quatre ans de prison avec sursis pour les mêmes infractions. Quant à l’ANSM, elle a été condamnée à 303 000 euros d’amende pour avoir tardé à suspendre la commercialisation du Mediator, à 225 000 euros d’amende pour homicide involontaire et à 78 000 euros d’amende pour blessures involontaires de nature contraventionnelle [12].

Les nombreux aspects que présente l’affaire du Mediator, notamment humain et moral, sont issus, nous semble-t-il, d’une notion qui est au cœur de cette affaire – celle de tromperie. Cette dernière, constitutive d’un délit pénal intentionnel, suppose l’existence préalable d’un contrat. La tromperie, qui est un acte sanctionné indépendamment du dommage, peut intervenir lors de la formation du contrat d’une part, et lors de son exécution, d’autre part. Dans l’affaire du Mediator, la tromperie, a été savamment créée (I) pour, ensuite, être perpétuée (II).

I. Le Mediator, la naissance d’un mensonge

Précisons d’abord que, l’intérêt pratique du recours à la qualification pénale de tromperie aggravée est qu’elle ne nécessite pas la preuve du lien de causalité entre l’acte fautif et la conséquence dommageable, comme cela est le cas de l’homicide involontaire et des blessures involontaires. La preuve de la tromperie est, en conséquence, beaucoup plus aisée à rapporter que celle des deux infractions matérielles précitées.

Selon l’article L. 441-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L1042K7Q), dans sa version issue de l’ordonnance de 2016 [13], commet une tromperie quiconque, lors de la formation ou de l’exécution d’un contrat, dit ou suggère à une partie, même par réticence, des informations inexactes et relatives aux qualités substantielles de l’objet de la convention lorsqu’il consiste en un bien mobilier corporel ou une prestation de service [14]. La commercialisation des médicaments, comme cela a été précisé, est soumise à un régime particulier puisqu’elle suppose une autorisation administrative, l’AMM [15]. La condition préalable du délit de tromperie en matière de produits de santé est donc plus complexe que d’ordinaire car, outre la convention, elle suppose aussi la délivrance de l’autorisation administrative.

Certains contrats sont particulièrement imprégnés par les rapports de confiance. Cela est surtout le cas des relations entre les malades et les professionnels de santé. Le contrat permettant à la personne malade de se procurer le médicament dont elle a besoin, suppose qu’un contrôle préalable de ce dernier ait été effectué.  Ce contrôle, dont le rôle n’est pas seulement de garantir la sécurité sanitaire d’un produit, contribue à la création d’un rapport de confiance entre les individus et la collectivité, tout comme entre les professionnels de santé, d’une part, et les malades, d’autre part. Autrement dit, l’utilisateur du médicament doit être rassuré par les contrôles effectués préalablement par les autorités compétentes [16].

Afin de protéger ces rapports de confiance, l’article L. 441-1 du Code de la consommation sanctionne la mauvaise foi contractuelle [17]. La responsabilité pénale est imputable à toute personne. Il n’est pas nécessaire que celle-ci soit partie au contrat stricto sensu. Cette solution permet de viser toutes les personnes impliquées, directement ou indirectement, dans la chaîne contractuelle [18]. On peut ainsi observer que la notion de contrat en matière pénale est conçue de façon plus souple qu’en droit des obligations puisqu’elle a surtout une connotation économique. Le contrat peut porter soit sur un bien meuble, soit sur une prestation de service [19]. Le mensonge constitutif de tromperie peut être exprès ou implicite. En pratique, il s’agit souvent de réticences [20].

En l’espèce, il a été démontré que le Mediator avait été conçu pour remplacer un autre médicament de la même famille, mais plus puissant, à savoir le Pondéral. On peut s’interroger sur l’intérêt d’un laboratoire de mettre en place un produit moins efficace qu’un autre, déjà existant. Il résulte du jugement que la présence du Mediator sur le marché faisait partie d’une stratégie commerciale. Le Mediator était décrit comme « différent des autres médicaments ». En effet, dès 1969, les laboratoires Servier ont exprimé l’envie de créer un produit ayant un effet moindre que les autres médicaments de la même famille, mais que l’on peut proposer aux personnes « soucieuses de leur ligne » [21]. La terminologie choisie par les laboratoires Servier avait pour but d’édulcorer les effets néfastes du Mediator. Le glissement sémantique, consistant à éviter des mots comme « anorexigène » et leur préférer des termes plus neutres, comme « amaigrissant », le fait de ne pas tenir compte des alertes exprimées, de ne pas communiquer les études démontrant le caractère nocif du Mediator, tout comme l’attitude attentiste des autorités administratives ont permis d’occulter la réalité et de tromper les patients [22]. Ces actes ont ainsi caractérisé l’élément matériel de la tromperie, qui est conçu de façon assez large par le législateur français.

La tromperie, cependant, ne doit pas être confondue avec l’escroquerie, prévue à l’article 313-1 du Code pénal (N° Lexbase : L2012AMH). Ce délit, puni d’une peine de cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 75 000 euros, suppose, non seulement l’existence d’un contrat, élément préalable, mais encore une remise effective du bien par la victime, grâce à l’emploi de manœuvres frauduleuses [23]. Surtout, contrairement à la tromperie, qui ne comprend pas l’existence d’une conséquence matérielle et un lien de causalité entre l’acte et cette dernière, l’escroquerie nécessite la survenance d’un préjudice, dû à la remise de la chose par la victime. Ces éléments n’ont pas pu être caractérisés dans l’affaire du Mediator. En conséquence, il y a eu relaxe des prévenus quant à cette infraction.

La situation mensongère invoquée a perduré pendant plus de trente ans. Autrement dit, la tromperie a été présente non seulement lors de la formation des contrats avec les victimes, mais encore lors de leur exécution.

II. Le Mediator, la perpétuation d’un mensonge

Il n’est pas rare que les connaissances scientifiques relatives à un médicament évoluent. Traditionnellement, les professionnels de santé ont l’obligation de prodiguer des soins conformes aux données actuelles de la science [24]. Cette obligation a été reprise par les dispositions du Code de la santé publique, qui, dans son article L. 1110-5 (N° Lexbase : L4249KYZ), dispose notamment que toute personne a droit de bénéficier des thérapeutiques dont l’efficacité est reconnue et qui garantissent la meilleure sécurité sanitaire. La jurisprudence civile a également consacré un véritable droit à l’information [25]. Autrement dit, les professionnels de santé sont obligés de fournir aux patients des informations sincères et loyales. Cela signifie, concrètement, que le fabricant d’un médicament doit modifier la notice qui accompagne le produit afin de tenir compte des découvertes scientifiques et en informer les praticiens et les malades. Au besoin, il doit retirer du marché un produit qui n’obéit pas aux exigences prévues par la loi et aux normes scientifiques. Il en est de même des autorités publiques compétentes en matière de sécurité des produits de santé. Les médicaments et les produits de santé en général font l’objet de la pharmacovigilance, ce qui permet de repérer les effets indésirables et nocifs qui apparaissent après leur commercialisation et d’assurer une protection plus efficace de la santé des utilisateurs.

En l’espèce, les laboratoires Servier avaient l’obligation de tenir compte des découvertes relatives au Mediator, parues dans la presse scientifique et dans les rapports publiés à ce sujet, et de mettre en garde les médecins et les malades contre les effets du Mediator. Ce manquement a été également reproché à l’AFSSAPS, qui aurait dû réagir dès la publication des premiers articles dans les revues précitées, en tout cas, au moins dès 1999, à la suite du rapport italien, qui a abouti au retrait du Mediator dans ce pays [26]. Il résulte, en effet, des propos des différents responsables de l’AFSSAPS que la pharmacovigilance avait trop tardé puisque le suivi des effets du Mediator sur le plan cardiaque avait été mis en place seulement en 2006. Surtout, le maintien du Mediator, malgré le retrait de tous les produits de la même famille, résultait d’une politique commerciale du fabricant, permettant d’induire le consommateur en erreur. Les choix sémantiques et le vocabulaire figurant sur la notice, évitant le mot « anorexigène », entretenait la confusion auprès des médecins prescripteurs et, à plus forte raison, auprès des utilisateurs du Mediator. C’est précisément cette attitude qui a permis au Mediator de se maintenir aussi longtemps sur le marché et qui est sanctionnée par la juridiction parisienne.

En conclusion, il a été démontré par les premiers juges qu’il existait une véritable stratégie commerciale, instaurée par les laboratoires Servier présentant le Mediator comme un produit presque anodin. Le choix du délit de tromperie aggravée par les magistrats parisiens, en l’espèce, reflète la réalité, à savoir la banalisation d’un produit dangereux pour la santé humaine. Cette qualification protège l’ensemble des cocontractants contre la fraude et garantit l’intégrité du consentement, tout en assurant la véracité des transactions. De surcroît, elle présente aussi des intérêts pratiques indéniables sur le plan de la preuve. Le jugement du 29 mars 2021 confirme ainsi la tendance jurisprudentielle en matière de santé publique, qui consiste à recourir de plus en plus souvent à  la qualification de tromperie aggravée pour mieux appréhender des pratiques dangereuses.

 

[1] Le jugement du 28 mars 2021 fait 1988 pages.

[2] Il s’agit du dénominateur commun international (DCI) qui permet d’identifier une substance. Le système des dénominateurs communs internationaux a été instauré par l’OMS en 1950. Il permet d’attribuer les noms aux génériques.

[3] Par arrêt du 20 janvier 2011, la cour d’appel de Versailles a alloué 145 000 euros des dommages-intérêts à la famille d’un patient décédé en 1995 en raison de l’usage de l’Isoméride (CA Versailles, 20 janvier 2011, n° 09/08695 N° Lexbase : A0953GRQ). 

[4] Plus précisément, le 12 novembre 2009, l’AMM du Mediator et de ses génériques a été suspendue ; le 30 novembre 2009, elle a été retirée.

[5] Ceux-ci doivent être distingués des effets dits « indésirables », connus au moment où l’AMM est délivrée et signalés dans la notice du médicament.

[6] Créée par la loi n° 98-535 (N° Lexbase : O0623BKB), l’AFSSAPS a remplacé, à partir du 1er juillet 1998, l’Agence du médicament, instaurée par la loi n° 93-5 du 4 janvier 1993 (N° Lexbase : O8115BXT), lors de l’affaire du sang contaminé. Par la suite, l’AFSSAPS a été remplacée, en vertu de la loi n° 2011-2012, du 29 décembre 2011 (N° Lexbase : L5048IRE), par l’Agence nationale de sécurité du médicament et des produits de santé (ANSM), mise en place le 1er mai 2012.

[7] Le docteur Frachon publie, par la suite, un livre, intitulé « Mediator – 150 mg, combien de morts ?». Supprimé par le TGI de Brest dans un premier temps, la cour d’appel de Rennes, par arrêt du 25 janvier 2011, rétablit le sous-titre de ce livre. Son combat contre le Mediator a également fait l’objet d’un film, « La fille de Brest », réalisé par Emmanuelle Bercot et sorti en 2016.

[8] Le Figaro, 23 décembre 2010.

[9] Un arrêt de la Cour de cassation décide, cependant, qu’en absence de décisions passées en force de chose jugée et contradictoires entre elles, il n’existe pas de conflit positif de juridictions, v. Cass. crim., 14 décembre 2011, n° 11-87.302, FS-P+B (N° Lexbase : A5118H83). Par arrêt du 24 août 2012, la Cour de cassation décide de ne pas transmettre au Conseil constitutionnel la QPC relative à la question de compétence des deux juridictions, v. Cass. QPC, 24 août 2012, n° 12-90.041, F-D (N° Lexbase : A9599IRX). 

[10] V. jugement du 18 janvier 2019, cité par la décision du tribunal de Paris du 29 mars 2021, p. 9.

[11] V. notre commentaire de l’arrêt de la Chambre criminelle, confirmant celui de la chambre de l’instruction de la cour d’appel de Paris, renvoyant l’expert devant une juridiction de jugement, Cass. crim., 29 avril 2014, n° 14-80.060, F-D (N° Lexbase : A6850MKW), JDSAM, 2014, n° 3, p. 90. En l’espèce, E. Abadie était mis en cause parce que son épouse avait fourni des prestations d’avocat au groupe Servier.

[12] Nous n’aborderons pas l’aspect civil de cette affaire. Précisons seulement qu’un fonds d’indemnisation des victimes du Mediator a été créé par la loi « Bertrand » du 29 décembre 2011. Le collège d’experts, en charge d’indemniser les victimes, est présidé par Alain Legoux, ancien avocat général la Cour de cassation. Au 1er mars 2021, le fonds a indemnisé 3 884 victimes, attribuant 199,6 millions d’euros de dommage-intérêts.

[13] Ordonnance n° 2016-301, du 14 mars 2016, relative à la partie législative du Code de la consommation (N° Lexbase : L0300K7A) ; l’ordonnance a été ratifiée par la loi n° 2017-203 du 21 février 2017 (N° Lexbase : L9754LCA). Ce dispositif remplace celui prévu les anciens articles L. 213-1 et L. 213-2 du Code de la consommation, issu de la loi n° 78-23 du 10 janvier 1978 (N° Lexbase : L4196ITL).

[14] Les sanctions encourues sont la peine de deux ans d’emprisonnement et de 30 000 euros d’amende. Si la tromperie porte sur les produits dangereux pour la santé, les peines sont aggravées ; selon l’article 454-1 du Code de la consommation (N° Lexbase : L9863LCB), les peines sont portées à sept ans d’emprisonnement et à 750 000 euros d’amende.

[15] Régie par l’article L. 5121-8 du Code de la santé publique, l’autorisation de mise sur le marché est, selon une jurisprudence constante, un acte administratif individuel et non règlementaire, v. notamment CE Contentieux, 25 avril 2001, n° 216521 (N° Lexbase : A6887ATA). L’AMM a été créée par l’ordonnance du 23 septembre 1967. Dans un premier temps, elle était connue sous le nom de « visa ». 

[16] V. sur l’éventuelle responsabilité de l’Etat du fait de la délivrance illégale d’une AMM, CE 1° et 6° s-s-r., 27 octobre 2008, n° 300389 (N° Lexbase : A1005EBT).

[17] La qualification de tromperie aggravée a été retenue dans l’affaire du sang contaminé, sur le fondement des anciens articles L. 213-1 et L. 213-2 du Code de la consommation, v. Cass. crim., 22 juin 1994, n° 93-83.900 (N° Lexbase : A7961AGX) ; JCP G, 1994, II, 22310, note M.-L. Rassat ; D., 1995, jurispr., p. 65, concl. Perfetti et p. 85, n. Prothais.

[18] Cela est le cas, par exemple, des grossistes, n’ayant pas traité directement avec le consommateur, qui sont désormais considérés comme des auteurs principaux, v. Cass. crim., 12 novembre 1985, D. 1986, IR p. 42, obs. G. Roujou de Boubée ; Cass. crim., 6 décembre 1990, Droit pénal, 1991, comm. 7, note J.-H. Robert ; Cass. crim., 13 janvier 2015, n° 13-88.386, F-D (N° Lexbase : A4570M97). En revanche, n’est pas co-auteur un expert qui délivre un certificat mensonger ; il y a, dans cette hypothèse, seulement complicité de tromperie (Cass. crim., 13 janvier 2004, n° 03-82.285).

[19] Il peut s’agir, par exemple, d’un contrat d’entreprise, de travail ou de transport.

[20] Cass. crim., 29 octobre 1937, Gaz. Pal., 1937, 2, 850 ; Cass. crim., 4 mai 1957, JCP G, 1957, II, 10089.

[21] V. p. 42 du jugement.

[22] Cass. crim., 7 juillet 2005, n° 05-81.119, FP-P+F (N° Lexbase : A9068DIP) ; Bull. crim., n° 206, l’arrêt, relatif à l’affaire de l’hormone de croissance précise que la tromperie, tout en étant un délit instantané et aussi un délit clandestin, ayant pour effet le report du délai de prescription, qui commence à courir à partir du jour où le délit apparaît et peut être constaté dans les conditions permettant l’exercice de l’action publique. 

[23] Cass. crim., 24 septembre 1998, n° 97-84.277, inédit (N° Lexbase : A7100CZY), Bull. crim., n° 236 ; RSC, 1999, 586, obs. R. Ottenhof ; Cass. crim., 4 mai 2016, n° 15-80.770, F-P+B (N° Lexbase : A3478RN7). Cependant, le mensonge ne suffit pas pour caractériser l’escroquerie ; il doit être accompagné de la production d’un écrit de l’intervention d’un tiers ou encore d’une mise en scène (v. Cass. crim., 4 mai 2016, préc.). En l’espèce, les juges du fond ont estimé que dans l’affaire du Mediator ces éléments n’étaient pas suffisamment établis.

[24] Cass. civ. 1, 20 mai 1936, Dr Nicolas c/ Mercier (N° Lexbase : A7395AHD), D. 1936, 1, 8, concl. Matter, rapp. Josserand ; S. 1937, 1, 321, note Breton, JCP, 1936, 1079. Le terme employé dans l’arrêt est celui de données « acquises ».

[25] Cass. civ. 1, 3 juin 2010, n° 09-13.591, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A1522EYZ) ; Bull. civ. I, n° 128.

[26] V. Le Figaro du 27 décembre 2010.

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