La lettre juridique n°414 du 28 octobre 2010 : Avocats

[Jurisprudence] La protection de la confidentialité des communications entre un avocat interne et l'entreprise

Réf. : CJUE, 14 septembre 2010, aff. C-550/07 P, Akzo Nobel Chemicals Ltd c/ Commission européenne (N° Lexbase : A1978E97)

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par Cédric Tahri, Directeur de l'Institut Rochelais de Formation Juridique (IRFJ), Chargé d'enseignement à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 04 Janvier 2011

Un échange interne de vues et d'informations entre la direction d'une société et un avocat interne employé par cette dernière relève-t-il du "Legal professional privilege" (1) reconnu par le droit de l'Union européenne ? Telle est, en substance, la question posée à la CJUE dans un arrêt du 14 septembre 2010. Nonobstant la modernisation des règles de procédure en matière d'ententes opérée par le Règlement (CE) n° 1/2003 du Conseil du 16 décembre 2002, relatif à la mise en oeuvre des règles de concurrence prévues aux articles 81 et 82 du Traité (N° Lexbase : L9655A84), son importance pratique aux fins de l'application et de la mise en oeuvre du droit européen de la concurrence ne saurait être sous-estimée. En effet, l'étendue des pouvoirs de vérification reconnus à la Commission dans le cadre de procédures en matière d'ententes par l'article 14 du Règlement n° 17/62 (N° Lexbase : L0186AWS) dépend de la solution retenue par la Cour. En l'espèce, la Commission européenne, en tant qu'autorité de concurrence, a ordonné à la société Akzo Nobel Chemicals et à sa filiale Akcros Chemicals de se soumettre à des vérifications visant à rechercher les preuves d'éventuelles pratiques anticoncurrentielles. Durant l'examen des documents saisis, dans les locaux d'Akzo Nobel et d'Akcros au Royaume-Uni, un différend est survenu à propos, notamment, de deux copies écrites de courriers électroniques, échangées entre les dirigeants et un avocat interne. La Commission a considéré, en effet, que ces échanges n'étaient pas protégés par la confidentialité des communications entre avocats et clients. Par la suite, elle a rejeté la demande faite par les deux entreprises visant à obtenir la protection des documents litigieux au titre du "Legal professional privilege". Azco Nobel et Akcros ont introduit des recours à l'encontre de ces deux décisions devant le Tribunal de première instance, qui ont été rejetés par ce dernier dans son arrêt du 17 septembre 2007 (TPICE, 17 septembre 2007, aff. T-125/03 N° Lexbase : A2206DYD). Les entreprises ont alors formé un pourvoi devant la CJUE contre cet arrêt, pourvoi qui a été finalement rejeté. De manière solennelle, la Cour a déclaré que, dans le domaine du droit de la concurrence, les échanges au sein d'une entreprise avec un avocat interne ne bénéficiaient pas de la confidentialité des communications entre clients et avocats.

Afin de comprendre cette solution pour le moins restrictive, il convient d'examiner successivement la protection de la confidentialité des échanges entre avocats et clients (I) et la négation de la confidentialité des communications entre l'avocat interne et son entreprise (II).

I - La protection de la confidentialité des communications entre avocats et clients

Si elle reconnaît depuis de nombreuses années la confidentialité des échanges entre avocats et clients (A), la CJUE entend lui donner un champ d'application limité (B).

A - Le contenu de la protection

Une protection affirmée. La protection de la confidentialité des communications entre avocats et clients constitue, en droit de l'Union, un principe général de droit ayant valeur de droit fondamental. Cela résulte, d'une part, des principes communs aux droits des Etats membres (2) : la confidentialité des communications entre avocats et clients est actuellement reconnue dans l'ensemble des 27 Etats membres de l'Union européenne. Si, parfois, sa protection résulte uniquement de la jurisprudence (3), elle est consacrée le plus souvent au niveau législatif, voire au niveau constitutionnel (4). La protection de la confidentialité entre avocats et clients est, d'autre part, également susceptible d'être tirée des articles 8, paragraphe 1 (N° Lexbase : L4798AQR ; respect de la correspondance), 6, paragraphes 1 et 3, sous c) (N° Lexbase : L7558AIR ; droit à un procès équitable), de la CESDH (5), ainsi que des articles 7 (6) (respect des communications) 47, paragraphes 1 et 2, deuxième phrase, et 48, paragraphe 2, de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne (N° Lexbase : L8117ANX).

Une protection justifiée. Le principe de confidentialité a pour fonction de protéger les échanges entre un client et son avocat indépendant. Il constitue, d'une part, un complément nécessaire au respect des droits de la défense reconnus au client (7) et procède, d'autre part, du rôle de l'avocat, considéré comme "collaborateur de la justice" (8), qui est appelé à fournir, en toute indépendance et dans l'intérêt supérieur de celle-ci, l'assistance légale dont le client a besoin (9). Si l'avocat, dans le cadre d'une procédure judiciaire ou de sa préparation, était obligé de coopérer avec les pouvoirs publics en leur transmettant des informations obtenues lors des consultations juridiques ayant eu lieu dans le cadre d'une telle procédure, celui-ci ne serait pas en mesure d'assurer sa mission de conseil, de défense et de représentation de son client de manière adéquate, et ce dernier serait par conséquent privé des droits qui lui sont conférés par l'article 6 de la CESDH, ainsi que par les articles 47 et 48 de la Charte des droits fondamentaux (10).

En l'espèce, aucune partie ne contestait sérieusement l'existence elle-même du principe de confidentialité. La portée de la protection qui découle de la confidentialité des communications entre avocats et clients était, en revanche, âprement débattue.

B - L'étendue de la protection

Une protection conditionnée. Dans un célèbre arrêt "AM & S" (11), la CJCE s'est prononcée sur l'étendue de la protection de la confidentialité des communications entre avocats et clients en la subordonnant à deux conditions cumulatives. D'une part, l'échange avec l'avocat doit être lié à l'exercice du "droit de la défense du client" et, d'autre part, il doit s'agir d'un échange émanant "d'avocats indépendants", c'est-à-dire "d'avocats non liés au client par un rapport d'emploi".

S'agissant de cette seconde condition, la Cour, dans son arrêt du 14 septembre 2010, observe que l'exigence relative à la qualité de l'avocat indépendant procède d'une conception du rôle de ce dernier, considéré comme collaborateur de la justice et appelé à fournir, en toute indépendance et dans l'intérêt supérieur de celle-ci, l'assistance légale dont le client a besoin. Il en découle que l'exigence d'indépendance implique l'absence de tout rapport d'emploi entre l'avocat et son client, si bien que la protection au titre du principe de la confidentialité ne s'étend pas aux échanges au sein d'une entreprise ou d'un groupe avec des avocats internes.

Une protection refusée. Pour limiter la portée du principe de confidentialité, la CJUE développe une argumentation convaincante, bien qu'à contrepied des préconisations du rapport "Darrois" de mars 2009. En dépit du fait qu'il soit inscrit au barreau et soumis aux règles professionnelles, l'avocat interne ne jouit pas à l'égard de son employeur du même degré d'indépendance qu'un avocat exerçant ses activités dans un cabinet externe. Nonobstant le régime professionnel applicable, l'avocat interne ne saurait, quelles qu'en soient les garanties dont il dispose dans l'exercice de sa profession, être assimilé à un avocat externe du fait de la situation de salariat dans laquelle il se trouve, situation qui par sa nature même, ne lui permet pas de s'écarter des stratégies commerciales poursuivies par son employeur et met ainsi en cause sa capacité à agir dans une indépendance professionnelle. Par ailleurs, l'avocat interne peut être appelé à exercer d'autres tâches, à savoir, comme en l'espèce, celle de coordinateur pour le droit de la concurrence, qui peuvent avoir une incidence sur la politique commerciale de l'entreprise. Or, de telles fonctions ne peuvent que renforcer les liens étroits de l'avocat avec son employeur.

Dans ces conditions, la Cour juge que, du fait tant de la dépendance économique de l'avocat interne que des liens étroits avec son employeur, il ne jouit pas d'une indépendance professionnelle comparable à celle d'un avocat externe (12). Il s'ensuit que le Tribunal de première instance n'a pas commis d'erreur de droit quant à la seconde condition du principe de la confidentialité énoncée dans l'arrêt "AM & S".

Par ailleurs, la CJUE, répondant à l'argument d'Akzo Nobel Chemicals et de sa filiale selon lequel les droits nationaux auraient évolué en la matière, affirme qu'aucune tendance prépondérante en faveur d'une protection de la confidentialité des communications au sein d'une entreprise ou d'un groupe avec des avocats internes ne peut être dégagée en ce qui concerne les ordres juridiques des Etats membres. En conséquence, elle décide que la situation juridique actuelle au sein des Etats membres ne justifie pas d'envisager un développement de la jurisprudence dans le sens d'une reconnaissance, aux avocats internes, du bénéfice de la protection de la confidentialité. De même, il est précisé que l'évolution de l'ordre juridique de l'Union et la modification des règles de procédure en matière de droit de la concurrence par le Règlement CE n° 1/2003 du 16 décembre 2002, ne saurait justifier un revirement de la jurisprudence de la Cour établie par l'arrêt "AM & S".

Cela étant, il reste à déterminer les conséquences juridiques de la négation de la confidentialité des échanges entres l'avocat interne et son entreprise.

II - La négation de la confidentialité des communications entre avocats internes et entreprises

Selon la CJUE, la correspondance échangée entre une entreprise et des avocats internes, employés par ladite entreprise ou le groupe auquel elle appartient, ne relève pas de la protection conférée par le principe de confidentialité. Cette solution ne viole ni le principe d'égalité de traitement (A), ni le principe de la sécurité juridique (B).

A - Une négation compatible avec le principe d'égalité

La consécration du principe. Le principe d'égalité de traitement ou de non-discrimination constitue un principe général du droit de l'Union (13), désormais consacré aux articles 20 et 21 de la charte des droits fondamentaux. Ce même principe figure également à l'article 14 de la CESDH (N° Lexbase : L4747AQU) ainsi que dans le protocole additionnel n° 12 à la CESDH, cité à titre complémentaire par certaines parties à la procédure.

Selon une jurisprudence constante, le principe d'égalité de traitement ou de non-discrimination exige que des situations comparables ne soient pas traitées de manière différente et que des situations différentes ne soient pas traitées de manière égale, à moins qu'un tel traitement ne soit objectivement justifié (14). Les éléments qui caractérisent différentes situations et ainsi leur caractère comparable doivent, notamment, être déterminés et appréciés à la lumière de l'objet et du but de l'acte qui institue la distinction en cause. Doivent, en outre, être pris en considération les principes et les objectifs du domaine dont relève l'acte en cause (15).

La préservation du principe. Dans notre affaire, la CJUE tient compte du statut professionnel de l'avocat, en tant que juriste d'entreprise, pour dénier toute violation du principe d'égalité de traitement. Il faut dire que le degré respectif d'indépendance d'un avocat exerçant à titre indépendant et/ou au sein d'un cabinet, d'une part, et d'un avocat interne, d'autre part, diffère sensiblement en matière de conseil juridique ou de représentation contentieuse. Du fait de son indépendance nettement moindre, l'avocat interne rencontre davantage de difficultés pour remédier efficacement à un conflit d'intérêts entre ses obligations professionnelles et les objectifs et souhaits de son entreprise. En d'autres termes, la Cour juge que son interprétation ne viole pas le principe d'égalité de traitement dans la mesure où l'avocat interne se trouve dans une situation fondamentalement différente de celle d'un avocat externe.

B - Une négation compatible avec le principe de sécurité

La signification du principe. Le principe de sécurité juridique constitue un principe général et fondamental du droit de l'Union (16). Ce principe exige, en particulier, qu'une réglementation entraînant des conséquences défavorables à l'égard de particuliers soit claire et précise et son application prévisible pour les justiciables (17). Autrement dit, les particuliers doivent pouvoir connaître sans ambiguïté leurs droits et obligations, et prendre leurs dispositions en conséquence (18). Transposé aux circonstances du cas d'espèce, cela signifie que les entreprises dont les locaux font l'objet d'une perquisition à l'initiative d'une autorité de concurrence, dans le cadre d'une enquête en matière d'ententes, doivent être en mesure de savoir si elles sont en droit d'invoquer ou non la protection de la confidentialité des communications entre avocats internes et leur entreprise ou une entreprise du même groupe.

La préservation du principe. Dans l'arrêt commenté, la Cour considère que le principe de sécurité juridique n'impose pas de recourir, pour les procédures d'enquête au niveau national et celles menées par la Commission, à des critères identiques en ce qui concerne la confidentialité des communications entre avocats et clients. Par conséquent, le fait que, dans le cadre d'une vérification menée par la Commission, la protection est limitée aux échanges avec les avocats externes ne porte aucune atteinte à ce principe.


(1) Cette expression anglo-saxonne renvoie à la confidentialité des communications entre avocats et clients.
(2) V. TPICE, 4 avril 1990, aff. T-30/89, Hilti Aktiengesellschaft c/ Commission des Communautés européennes (N° Lexbase : A2587AWQ), points 13 et 14.
(3) Tel est le cas au Royaume-Uni et en Irlande, où les systèmes juridiques sont inspirés du "common law".
(4) La protection de la confidentialité des communications entre avocats et clients a valeur constitutionnelle, notamment, en Bulgarie (article 30, paragraphe 5, de la Constitution bulgare) et en Espagne (article 24, paragraphe 2, de la Constitution espagnole) ; elle est rattachée à des dispositions légales ayant valeur constitutionnelle, en particulier, en Italie, au Portugal, en Roumanie, ainsi qu'en Suède.
(5) La Cour européenne des droits de l'Homme ne se réfère toutefois, dans sa jurisprudence, généralement qu'au seul article 8 de la CESDH. Voir, par exemple, CEDH, 24 juillet 2008, Req. 18603/03, A. et autre c/ France (N° Lexbase : A8281D9L).
(6) V. CJCE, 27 juin 2006, aff. C-540/03, Parlement européen c/ Conseil de l'Union européenne (N° Lexbase : A0119DQH), point 38.
(7) V. CJCE, 18 mai 1982, aff. C-155/79, AM & S Europe Limited c/ Commission des Communautés européennes, quest. préj. (N° Lexbase : A5944AUP), points 20 et 23.
(8) L'expression "Mitgestalter der Rechtspflege" (collaborateur de la justice) est utilisée par la Cour dans l'arrêt "AM & S".
(9) V. CEDH, 16 décembre 1992, Req. 72/1991/324/396, N. c/ Allemagne (N° Lexbase : A6532AWT), § 37.
(10) V. CJCE, 26 juin 2007, aff. C-305/05, Ordre des barreaux francophones et germanophone c/ Conseil des ministres (N° Lexbase : A9284DWR), point 32.
(11) V. CJCE, 18 mai 1982, aff. C-155/79, préc..
(12) Il en va différemment si un avocat salarié exerce des activités pour des clients externes, qui ne sont pas liés à son employeur, en sus de celles au sein du service juridique d'une entreprise ou d'un groupe. Les échanges avec de tels clients externes bénéficient de la protection de la confidentialité, puisque l'avocat salarié est indépendant à leur égard.
(13) CJCE, 20 octobre 2005, aff. C-334/03, Commission des Communautés européennes c/ République portugaise (N° Lexbase : A9687DKY), point 24.
(14) CJCE, 7 juillet 2009, aff. C-558/07, S.P.C.M. SA c/ Secretary of State for the Environment, Food and Rural Affairs (N° Lexbase : A6210EIT), point 74.
(15) CJCE, 16 décembre 2008, aff. C-127/07, Société Arcelor Atlantique et Lorraine e. a. c/ Premier ministre (N° Lexbase : A8256EBE), point 26.
(16) CJCE, 10 septembre 2009, aff. C-201/08, Plantanol GmbH & Co. KG c/ Hauptzollamt Darmstadt (N° Lexbase : A8886EKC), points 43 et 44.
(17) CJCE, 14 janvier 2010, aff. C-226/08, Stadt Papenburg c/ Bundesrepublik Deutschland (N° Lexbase : A2661EQM), point 45.
(18) CJCE, 10 mars 2009, aff. C-345/06, Gottfried Heinrich (N° Lexbase : A6523EDX), point 44.

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