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N4371BQX
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par François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis
le 20 Octobre 2011
La qualification des contrats conclus par l'administration obéit à des règles bien établies dont la mise en oeuvre ne manque jamais d'intérêt, surtout lorsqu'elle est le fait du juge judiciaire, comme c'était le cas dans l'affaire jugée le 6 octobre 2010 par la première chambre civile de la Cour de cassation. En l'absence de qualification opérée par un texte (1), c'est en vertu des critères jurisprudentiels organique et matériel que la nature juridique des contrats passés par les personnes publiques est déterminée. Pour qu'un contrat puisse être qualifié d'administratif, il faut qu'il soit conclu par au moins une personne publique et que son objet se rapporte à une mission de service public ou de travaux publics, ou qu'il comporte des clauses exorbitantes du droit privé, ou encore qu'il soit soumis à un régime juridique dérogatoire au droit commun.
C'est précisément le critère organique qui était en cause dans la présente espèce, puisque le contrat litigieux avait été conclu par deux personnes privées, une société concessionnaire de l'aménagement d'une zone d'aménagement concerté (ZAC), et un groupement d'entreprises au sujet de la réalisation d'un bassin à vocation portuaire. Or, l'on sait qu'en vertu d'une règle qualifiée de législative par le Tribunal des conflits (2), les contrats passés entre deux personnes privées sont, en principe, de droit privé. Même si elle est contestée, surtout lorsqu'elle est mise en parallèle avec la jurisprudence admettant qu'une personne privée puisse édicter un acte administratif unilatéral, cette solution demeure un principe cardinal de la théorie générale du contrat administratif. Cela ne signifie pas qu'il ne supporte aucune exception ou aménagement. Il existe, en premier lieu, des contrats administratifs conclus entre personnes privées par détermination de la loi (certaines concessions de travaux (3), par exemple, ou encore les contrats d'occupation du domaine public conclus par les concessionnaires privés de service public (4)), ou par indication de la loi (contrats d'achat d'électricité conclus entre EDF et certains producteurs autonomes, sur le fondement de l'article 10 de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 (5)). La jurisprudence n'hésite pas, en deuxième lieu, à requalifier les contrats conclus par les personnes privées transparentes exactement comme s'ils avaient été conclus par l'administration (6). La notion de mandat permet encore de qualifier d'administratifs certains contrats liant deux personnes privées dont l'une agit en réalité au nom et pour le compte, ou seulement pour le compte, d'une personne publique. L'expression "au nom et pour le compte de" est réservée, en règle générale, aux hypothèses dans lesquelles l'une des personnes privées contractantes est titulaire d'un contrat de mandat signé avec une personne publique dans les conditions fixées par les articles 1984 (N° Lexbase : L2207ABD) et suivants du Code civil (mandat civil). Plus originale est l'hypothèse dans laquelle l'un des contractants privés agit "pour le compte" d'une personne publique, soit en raison de l'objet du contrat, soit en raison de la présence d'un certain nombre d'indices révélateurs des liens étroits unissant la personne privée à l'administration. La première situation correspond au courant jurisprudentiel initié par la décision "Société entreprise Peyrot" du 8 juillet 1963, dans laquelle le Tribunal des conflits a considéré que les travaux de construction d'autoroutes relevaient par nature de l'Etat, et que les contrats s'y rapportant conclus par une société concessionnaire d'autoroutes devaient donc être considérés comme conclus "pour le compte de l'Etat" (7).
La seconde situation correspond à la jurisprudence "Société d'équipement de la région Montpelliéraine" du 30 mai 1975 (8). Dans cette dernière affaire, le Conseil d'Etat avait accepté de connaître d'un contrat par lequel une société, concessionnaire de l'aménagement d'une zone à urbaniser en priorité, avait confié à une entreprise la construction des voies publiques traversant cette zone, en arguant du fait que la première "agissait non pas pour son propre compte, mais pour le compte des collectivités publiques auxquelles les voies devaient être remises". Cette solution fut ensuite confirmée, quelques semaines plus tard, par le Tribunal des conflits, dans une décision elle aussi remarquée (9). Les indices utilisés par le juge pour identifier une action "pour le compte" de l'administration sont nombreux et variés. L'objet du contrat occupe une place centrale mais non décisive, contrairement à ce qu'il en est dans le cadre de la jurisprudence "Société entreprise Peyrot". Le contrat peut porter, par exemple, sur la construction de voies publiques, sur la réalisation d'un réseau d'assainissement et d'un réseau de distribution d'eau potable, sur la réalisation de travaux d'infrastructures, sur des travaux de rénovation urbaine, etc.. A ce premier indice s'ajoute l'indice tiré du mode de financement de l'opération prévue au contrat. Un financement public, partiel et a fortiori total, est, en effet, un signe fort de la présence en arrière-plan de l'administration. L'exercice d'un contrôle public sur l'opération prévue au contrat est, également, pris en compte par la jurisprudence (travaux exécutés, par exemple, sous le contrôle de l'administration, substitution de la personne publique à l'un des contractants privés en matière de responsabilité décennale, etc.).
L'affaire jugée par la première chambre civile de la Cour de cassation s'inscrit assurément dans ce courant jurisprudentiel qui identifie un mandat administratif ou, à tout le moins, une action pour le compte d'une personne publique à partir d'indices révélant la relation entre l'un des contractants privés et l'administration. En l'espèce, la cour d'appel avait rejeté l'exception d'incompétence des juridictions judiciaires en invoquant plusieurs éléments. Elle avait souligné que les travaux de construction du bassin à vocation portuaire concernaient l'édification d'un ouvrage immobilier sur un terrain appartenant à une personne privée, que la convention litigieuse ne faisait référence à aucune autre convention conclue avec une personne publique, qu'elle ne comportait aucune clause exorbitante du droit commun, et ne se référait à aucune norme de droit public. Plus encore, le juge d'appel avait considéré que la circonstance que le bassin portuaire devait être cédé à la commune concédante après leur réception était indifférente, dès lors que la propriété de celui-ci devait être appréciée au moment de la conclusion et de l'exécution des contrats de construction. Enfin, le juge judiciaire avait relevé que l'ouvrage en cause n'était pas affecté à une mission de service public et que la société concessionnaire de la ZAC n'avait reçu ni subvention publique, ni rémunération directe de la commune, et qu'elle n'avait pas agi en vertu d'un mandat implicite de celle-ci qui n'a exercé aucun contrôle sur les travaux.
La Cour de cassation casse l'arrêt de la cour d'appel en des termes rigoureux. Pour la Haute cour, la seule circonstance que les équipements publics devaient revenir gratuitement à la commune après leur réception suffisait à justifier l'incompétence des juridictions judiciaires. Si la thèse du mandat administratif n'est pas explicitement validée, la Cour de cassation se fonde clairement sur l'un des indices consacrés par la jurisprudence "Société d'équipement de la région Montpelliéraine". La remise des ouvrages à la collectivité témoigne, en effet, de ce que celle-ci est nécessairement présente, même si c'est d'une façon indirecte dans le contrat conclu entre la société concessionnaire et le constructeur du bassin portuaire.
La loi n° 2010-853 du 23 juillet 2010, relative aux réseaux consulaires, au commerce, à l'artisanat et aux services, introduit un nouveau titre IV intitulé "Valorisation du patrimoine immobilier" dans le livre III de la deuxième partie du Code général de la propriété des personnes publiques (10). Ce nouveau titre permet aux établissements consulaires (chambres de commerce et d'industrie, chambres des métiers et de l'artisanat et chambres d'agricultures, ainsi que les groupements interconsulaires) de conclure un bail emphytéotique administratif (BEA) en vue de la restauration, de la réparation ou de la mise en valeur de leur domaine public ou privé. Cette extension des possibilités de recours aux BEA n'est pas nouvelle. Elle rejoint, en effet, les dispositifs spécifiques ou sectoriels qui ont permis la création d'un BEA "sécurité" (loi n° 2002-1094 du 29 août 2002 (11), d'un BEA "hospitalier" (ordonnance n° 2003-850 du 4 septembre 2003 (12)), d'un BEA "SDIS" (loi n° 2005-1720 du 30 décembre 2005 (13)), d'un BEA "cultuel" (ordonnance n° 2006-460 du 21 avril 2006 (14)), sportif (loi n° 2009-179 du 17 février 2009 (15)) ou encore d'un BEA "logement social" (16) (lequel présente la particularité, pour la première fois, de pouvoir être conclu par l'Etat, alors que le recours au BEA était auparavant réservé aux collectivités territoriales et à leurs groupements).
La doctrine (17) a déjà souligné combien cette extension, compréhensible sur le fond, était contestable dans ses modalités de mise en oeuvre. Plus précisément, il a été relevé que se posait un "problème de méthode" (18), dès lors que l'extension du BEA s'opérait parfois en dehors du Code général de la propriété des personnes publiques (ce qui était le cas du BEA "logement social"), alors que l'on était parvenu (enfin !) à codifier le droit des propriétés publiques. La loi du 23 juillet 2010 ne tombe pas dans ce travers consistant à compléter le droit des propriétés publiques en dehors du Code général de la propriété des personnes publiques. Elle s'efforce de recodifier le droit des propriétés publiques en insérant le nouveau BEA "valorisation du patrimoine immobilier" dans ce code. Sur le fond, ce nouveau dispositif s'inspire largement de ses prédécesseurs et n'évite pas, sur ce point, un écueil principal. Il n'évoque pas, en effet, la question de la mise en concurrence relative à la passation des baux emphytéotiques administratifs. Cela ne signifie pas pour autant que la liberté des personnes publiques est totale car de tels contrats constitueront au regard du droit de l'union européenne, soit des marchés publics de travaux, soit des concessions de travaux publics.
L'hypothèse en cause dans l'affaire jugée par le Conseil d'Etat le 23 juillet 2010 est d'un classicisme certain et illustre à merveille les complications contentieuses générées par une chaîne de contrats, en l'occurrence un marché public principal et un contrat de sous-traitance. Un établissement public avait, en effet, passé un marché public avec une société en vue de la mise en oeuvre d'un système d'irrigation collective, ladite société ayant ensuite conclu un contrat de sous-traitance avec une seconde société. L'entrepreneur principal ayant notifié la résiliation du sous-contrat au sous-traitant, celui-ci a alors saisi l'établissement public d'une demande tendant à constater la nullité du marché principal. Le refus implicite de la personne publique fut ensuite attaqué par le sous-traitant devant le tribunal administratif puis devant la cour administrative d'appel, en vain. Saisi en cassation, le Conseil d'Etat rejette, également, le recours formé par l'entreprise sous-traitante. Sa décision est intéressante à un double titre.
Le Conseil d'Etat précise, en premier lieu, que seul le juge du contrat est habilité à déclarer nul ou à annuler le contrat, et cela sur saisine des parties ou d'un concurrent évincé. S'agissant de cette première précision, deux observations s'imposent. La première a trait à la distinction entre déclaration de nullité et annulation. De l'arrêt "Commune de Béziers" du 28 décembre 2009 (19), l'on avait cru pouvoir déduire que cette distinction avait disparu au profit du concept d'annulation. Le présent arrêt entretient cependant le doute (et la confusion) en continuant à employer les deux notions et à raisonner comme si elles avaient une signification différente, ce qui n'est absolument pas évident. La seconde observation qu'il faut formuler a trait à l'accès au juge du contrat. La jurisprudence dite "Tropic" (20) a ouvert l'accès au juge du contrat aux seuls concurrents évincés. Le présent arrêt vient clairement indiquer qu'un sous-traitant n'appartient pas à cette catégorie et qu'il n'est donc pas fondé à saisir le juge de plein contentieux d'une action en validité du contrat.
Reste à savoir quelles sont les voies de recours alternatives que lui propose le droit positif. C'est précisément sur ce point que se situe le second apport de l'arrêt du 23 juillet 2010. La Haute assemblée y indique, en effet qu'un tiers au contrat n'est pas recevable à former un recours pour excès de pouvoir contre le refus de l'administration de saisir le juge du contrat afin qu'il constate la nullité du contrat (ou qu'il prononce son annulation si l'on considère que la distinction demeure d'actualité). Le Conseil d'Etat confirme, sur ce point, sa jurisprudence "Association pour la protection de l'environnement du Lunnellois" (21), aux termes de laquelle un tel refus n'est pas détachable du contrat. La seule solution pour le sous-traitant consisterait donc au final à saisir l'administration d'une demande de résiliation du contrat principal et a attaquer, le cas échéant, son refus devant le juge de l'excès de pouvoir, car un tel refus est alors considéré comme détachable.
François Brenet, Professeur de droit public à l'Université Paris VIII Vincennes Saint-Denis et Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition publique
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