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par Fany Lalanne, Rédactrice en chef de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
La question posée par l'article 83 est aussi simple que cruciale : faut-il contraindre les entreprises à établir et diffuser la liste des critères environnementaux et sociaux qui leur permettent d'établir leur stratégie développement durable et d'en mesurer la portée ? Le dispositif mis en place par la loi "NRE" de 2001, ne s'appliquant, par ailleurs, qu'aux entreprises cotées, en instaurant une obligation d'inclure dans le rapport de gestion des données sociales et environnementales, a, en effet, révélé certaines faiblesses, pour ne pas dire lacunes. En se contentant d'établir par décret les différents thèmes sur lesquels les entreprises concernées devaient informer, sans imposer ni sanction, ni même certification, elle a eu pour effet de voir naître, certes, des rapports de développement durable, mais qui n'en avaient que le nom et faisaient davantage office d'objets de communication que de réels indicateurs de la qualité et de l'effectivité des stratégies alors mises en place. Fort de ce constat, l'article 83 en prévoyait logiquement l'élargissement : les entreprises de plus de 500 salariés seraient dès lors contraintes d'informer sur leurs critères environnementaux, sociaux et de gouvernance. Il se proposait donc d'obliger les entreprises à renseigner des indicateurs environnementaux et sociaux, afin de les comparer entre elles en présentant un bilan social et environnemental. "Obligation de moyen, pas de résultat", rassurait, dès le mois de mars, la commissaire au développement durable, Michèle Pappalardo. Cela n'aura pas suffi. L'obligation d'un reporting généralisé n'a -curieusement- pas convaincu ! Et le projet de loi a ainsi préféré retenir, de façon assez laconique, n'y voyons aucune mauvaise intention, qu'"un décret en Conseil d'Etat établit la liste de ces informations en cohérence avec les textes européens et internationaux, ainsi que les modalités de leur présentation de façon à permettre une comparaison des données". De même, les sociétés concernées deviennent celles "dont les titres sont admis aux négociations sur un marché réglementé ainsi qu'aux sociétés dont le total de bilan ou le chiffre d'affaires et le nombre de salariés excèdent des seuils fixés par décret en Conseil d'Etat".
C'est dans ce contexte pour le moins houleux que l'Université Paris V (Descartes) organisait, les 18 et 19 mars dernier, en partenariat avec le Centre de droit des affaires et de gestion (Cedarg) et l'Association pour le développement de l'enseignement et de la recherche sur la responsabilité sociale de l'entreprise (Aderse), deux colloques sur les thèmes de "Quel droit pour la responsabilité sociale de l'entreprise?" et "Quels modèles de gestion pour quelle RSE?", placés sous le Haut patronage de Jean-Louis Borloo, ministre d'Etat, ministre de l'Ecologie, de l'Energie, du Développement durable et de la Mer en charge des Technologies vertes et des négociations sur le climat. L'occasion pour les intervenants de revenir, autour de plusieurs tables rondes, sur un concept qui devrait tendre à prendre une place prépondérante dans le comportement des entreprises...
En effet, commence par souligner Christine Neau-Leduc, Professeur à l'Université de Montpellier, les enjeux vont concerner, en premier lieu, le système juridique. Il semble, en effet, que la RSE mette à mal la hiérarchie des normes. Et il y a là une question essentielle en termes de théorie générale, notamment en droit social, celle de la reconnaissance d'une réglementation en droit privé, c'est-à-dire celle de la question du pouvoir normatif de l'employeur au sein de l'entreprise. Cette question implique d'inventer de nouveaux instruments juridiques. Il s'agirait, dans cette optique, de reconnaître un accord-cadre européen ou un accord-cadre juridique transnational, qui permettrait d'offrir un panel plus important aux acteurs de la RSE. C'est peut-être aussi, à en croire la même intervenante, l'apparition d'une "lex sociale"... Au-delà, il existe aujourd'hui des instruments juridiques, comme l'arbitrage ; peut-être suffirait-il de les adapter...
Pour autant, avec Bernard Teyssié, Professeur à l'Université Paris II Panthéon-Assas, resterons-nous attentifs aux procédures d'arbitrage : peut-on se contenter d'une procédure d'arbitrage spécifique à chaque accord ? Il est peut-être souhaitable de mettre en place une procédure d'arbitrage internationale avec une chambre d'arbitrage dévolue au droit social, l'OIT fournissant la base technique. Ce qui renvoie nécessairement à une seconde question : quel est le droit que cette chambre devra appliquer ? D'où l'éventualité de mettre en place une loi internationale sociale...
Cette question de la nécessité de l'arbitrage international suscite les interrogations les plus vives. Et à certains de s'empresser à apporter une réserve. François Fatoux, Délégué général de l'Orse (Observatoire sur la responsabilité sociétale des entreprises), remarque, à cet égard, qu'il existe, à l'heure actuelle, une soixantaine d'accords internationaux. Sur ces soixante accords, une cinquantaine sont européens. Or, mettre en place un tel système ne risque-t-il pas de freiner la signature de tels accords ? Peut-être faut-il, en amont, assurer l'effectivité des accords dans l'entreprise ? Pour ce faire, cinq outils existent d'ores et déjà : le recours à des ONG et à des audits ; la déclinaison de l'accord mondial par des accords locaux ; la valorisation des bonnes pratiques ; les systèmes d'alerte ; ou, encore, un système d'auto-évaluation. Jacques Mestre, Professeur à l'Université Aix-Marseille III, relève, quant à lui, que l'idée de mettre en place une chambre d'arbitrage risque d'être perçue comme dangereuse, dans un premier temps.
Si la RSE est un enjeu pour le système juridique, elle l'est tout autant pour les parties prenantes et, en particulier, pour les entreprises, pour lesquelles elle devient un enjeu "interne" de management conditionnant l'efficacité de la démarche. Cependant, si l'introduction du facteur écologique dans l'entreprise reste un enjeu important, au quotidien, la démarche RSE risque de buter sur les réalités sociales de l'entreprise, les salariés étant peut-être moins réceptifs à ce type de discours... Toujours sur le plan interne, la RSE va également représenter un enjeu pour les organisations syndicales et pourrait symboliser le pari de la rénovation du dialogue sociale si l'on considère que la RSE suppose une collaboration très étroite entre les acteurs nationaux et internationaux. En effet, lorsque les syndicats s'emparent de la question écologique, ils se tournent vers un intérêt supérieur à celui des salariés. La RSE contribuerait ainsi à changer le champ d'action syndical...
Au-delà de ces considérations, l'entreprise doit prendre la mesure de son empreinte écologique, comme le souligne Marie-Pierre Blin, Maître de conférences à l'Université de Toulouse 1 Capitole, ce qui implique également une refonte des conditions de travail. La thématique semble donc s'élargir à l'environnement de l'entreprise. Cette évolution ressort d'ailleurs très clairement du "Grenelle 1" de l'environnement : la gouvernance nouvelle des entreprises fait de l'écologie un instrument interne (2). Il s'agit ici de consacrer une connaissance écologique dans l'entreprise. Est également envisagée l'introduction d'un plan de formation tourné vers l'environnement et, c'est peut-être là l'essentiel, la possibilité d'attribuer aux institutions représentatives du personnel une mission de développement durable.
Ce soutien législatif passe par un second axe, selon la même intervenante, qui est celui de l'alerte. D'abord façonné par les sociologues, le système de l'alerte a aujourd'hui pénétré le monde juridique et implique d'organiser dans l'entreprise la révélation, par le salarié, de dispositif dont il a connaissance. L'enjeu est essentiel pour le développement durable.
Quels sont les vecteurs possibles ?
L'alerte peut, en premier lieu, être médiate. Elle passe alors par les institutions représentatives du personnel. A cet égard, on peut s'interroger sur l'opportunité de l'élargir aux comités d'entreprise. Elle peut, en second lieu, être immédiate, c'est-à-dire provenir du salarié lui-même. Dans ce cas de figure, elle peut être externe ou interne. Dans l'hypothèse de l'alerte "externe", le juge a mis en avant une limite en précisant, dans un arrêt du 8 décembre 2009, qu'un code de conduite des affaires peut limiter le droit d'expression (3). Dans l'hypothèse de l'alerte "interne", la question fait l'objet d'un contentieux important, notamment en termes de procédure (4). Ceci révèle peut-être une certaine "mise en lumière du hiatus entre le rêve et la réalité". Bernard Teyssié souligne, en effet, la divergence naissante entre une conception idéale, idéaliste serions même nous tenter de dire, de la reconnaissance d'accords de responsabilité sociale, qui ne doivent à ce titre pas avoir de force contraignante, et une réalité qui, en droit social, s'appelle les syndicats, les institutions représentatives du personnel et les salariés, qui vont vouloir des effets concrets et visibles, et non seulement théoriques. Toute la difficulté risque, donc, dans les années à venir, de trouver un juste équilibre entre ces aspirations au départ divergentes.
Dès lors, l'on s'en rend bien compte ici, si la RSE soulève de nombreuses questions et en laisse non moins en suspens, elle suppose une approche pragmatique. Anne de Ravaran, Directrice juridique RH Thalès, permet de concrétiser cette approche. En effet, après avoir insisté sur le fait que, sur le plan pratique, la RSE est devenue une réalité au sein du groupe Thalès, Anne de Ravaran rappelle, pour reprendre la genèse de la mise en place d'un tel dispositif, qu'un Code éthique a été distribué en 2001 à l'ensemble des salariés de tous les pays, code s'accompagnant de la mise en place parallèle d'une procédure d'alerte éthique et dont la partie sociale prévoit un engagement dans le développement des ressources humaines dans les relations avec les salariés et, dans les relations avec les sous-traitants, la mise en place d'une Charte achat. Et de conclure que, d'un point de vue très pratique, la RSE doit concilier, au niveau de l'entreprise, les intérêts économiques et sociaux, or, cela ne pourra se faire qu'avec la volonté d'agir des salariés, "en quelque sorte, militants de la RSE".
Surtout, peut-être faut-il réfléchir, comme nous y invite, pour terminer, Jacques Mestre, sur les conséquences de tous ces changements et garder à l'esprit que les accords cadres internationaux restent avant tout des instruments de relations professionnelles. Il ne faut pas davantage oublier que la RSE risque d'induire un problème d'interprétation des normes, or, elle n'a aucune vertu à limiter la souveraineté des Etats. Finalement, si l'on fait un peu de prospective, ne va-t-on pas un jour arriver à modifier le droit même du travail ? C'est pourquoi il apparaît sans nul doute aujourd'hui urgent d'en assurer une juste appréhension par les mécanismes juridiques existants.
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