La lettre juridique n°266 du 28 juin 2007 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] Principe "à travail égal, salaire égal" et transfert d'entreprise

Réf. : Cass. soc., 19 juin 2007, n° 06-44.047, Office d'équipement hydraulique de Corse, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8901DWL)

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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

le 07 Octobre 2010

La mise en oeuvre effective du principe "à travail égal, salaire égal" n'est pas toujours aisée, singulièrement en cas d'application de l'article L. 122-12 du Code du travail (N° Lexbase : L5562ACY), car le changement d'employeur, et l'intégration des "anciens" salariés au sein de leur nouvelle communauté professionnelle, fait difficulté (1). Un arrêt rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 19 juin 2007 permet de poursuivre le travail de clarification nécessaire sur les justifications admises, ou rejetées, des différences de traitement. Cet arrêt est particulièrement intéressant car, après avoir passé en revue les différents types de justifications admises aux différences de traitement, il conclut à l'illégalité de la décision prise par l'entreprise dans cette affaire (2).

Résumé

L'engagement pris par le nouveau fermier, à l'intention du seul personnel en fonction au jour du changement d'employeur, qui ne résulte pas de l'application de la loi, qui n'est pas destiné à compenser un préjudice spécifique à cette catégorie de salariés et qui a pour seul objet de maintenir des avantages à caractère collectif, crée une inégalité de traitement à l'encontre des salariés engagés par la suite et affectés dans la même entité, pour y exercer des travaux de même valeur. L'inégalité de traitement résultant du refus du nouveau fermier d'en faire bénéficier les salariés engagés par la suite et affectés dans la même entité, pour y exercer des travaux de même valeur, n'est pas justifiée par des raisons objectives et constitue ainsi un trouble manifestement illicite.

1. Transfert d'entreprise et égalité salariale

  • L'impact du transfert d'entreprise sur le statut collectif

Désireux d'assurer le maintien des contrats de travail en dépit d'un changement d'employeur, le législateur, au travers de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, impose le principe du transfert automatique de tous les contrats. Si le principe est le même s'agissant des représentants du personnel siégeant dans les comités (1), le sort du statut collectif est différent.

L'article L. 132-8 du Code du travail (N° Lexbase : L5688ACN) considère, en effet, que le transfert met en cause l'accord d'entreprise ; il fait donc courir un délai de préavis de 3 mois, pendant lequel s'ouvrent des discussions avec le nouvel employeur en vue de la conclusion d'un accord de substitution, si tant est d'ailleurs que l'entreprise cédée ait durablement conservé son identité. Si cet accord est conclu avant l'expiration du délai de 12 mois qui suit la fin du préavis, alors il se substituera au précédent. S'il n'est pas conclu dans ce délai, les salariés conserveront, à titre individuel, le bénéfice des avantages individuels acquis sur le fondement du texte mis en cause.

Le Code du travail n'a rien prévu s'agissant des usages d'entreprise et des engagements unilatéraux de l'employeur. Si le principe même de leur transfert a été admis depuis longtemps (2), marquant ainsi une différence notable avec les accords d'entreprise qui sont légalement mis en cause par la cession, la portée de ce transfert a été considérablement limitée puisque la Cour de cassation a affirmé, dans un arrêt en date du 5 septembre 2005, que seuls les salariés dont le contrat de travail avait été transféré pourraient, désormais, en revendiquer le bénéfice, à l'exclusion des salariés embauchés postérieurement et des salariés de l'entreprise absorbante (3).

  • Comparaison entre salariés de la même entreprise et respect du principe "à travail égal, salaire égal" postérieurement au transfert

La mise en cause des accords applicables à l'occasion de la cession est donc susceptible de se traduire par une baisse sensible du niveau des avantages garantis aux salariés de l'entreprise cédée. En l'absence d'accord de substitution, ils ne bénéficieront, en effet, que du maintien des avantages individuels acquis, ce qui exclut tous les avantages individuels non acquis (4), ainsi que tous les avantages collectifs (5). L'employeur peut donc être tenté de garantir à ces salariés le maintien de leur niveau d'avantages, en dépit du transfert, tout en souhaitant en limiter le bénéfice aux seuls salariés transférés, pour éviter un effet de contagion qui imposerait de niveler "par le haut" les statuts, avec toutes les conséquences financières pour l'entreprise que l'on peut imaginer.

La Cour de cassation a déjà eu l'occasion de se pencher sur cette question, tout au moins dans le cadre de la mise en cause d'un accord collectif après transfert de l'entreprise, pour affirmer que la différence de traitement résultant du maintien des avantages individuels acquis au bénéfice des seuls salariés dont le contrat de travail a été transféré était licite : "en l'absence d'un accord d'adaptation le maintien aux salariés transférés des avantages individuels acquis en application de l'accord mis en cause par l'absorption ne pouvait constituer à lui seul pour les autres salariés de l'entreprise auxquels cet avantage n'était pas appliqué un trouble manifestement illicite" (6).

Mais, qu'en est-il lorsque ces avantages réservés aux seuls salariés transférés résultent soit des termes d'un nouvel accord collectif, soit des termes de l'acte de cession, ou des clauses particulières du contrat de concession passé avec le repreneur, comme c'était le cas dans cette affaire ?

2. La seule volonté de maintenir les dispositions de l'ancien statut insuffisantes à justifier une inégalité salariale

  • L'affaire

Le District de Bastia avait confié à l'établissement public à caractère industriel et commercial Office d'équipement hydraulique de Corse (OEHC), à compter du 1er janvier 2002, la gestion du service public de la distribution d'eau potable et de traitement des eaux usées, antérieurement concédée à la société Compagnie générale des eaux, devenue la société Vivendi. Les contrats d'affermage contenaient des clauses obligeant la société fermière à maintenir "la totalité des contrats des agents de l'ancien fermier en poste à la date de la délibération du conseil de District" et à maintenir à ces salariés tous les avantages collectifs dont ils bénéficiaient, "notamment les dispositions relatives aux grilles, indices, à l'avancement et aux primes applicables au personnel en vertu de l'accord d'entreprise ou de la convention collective lui étendant le bénéfice de certaines dispositions du statut EDF". La CGT avait demandé en référé l'extension de ces avantages aux salariés embauchés postérieurement au changement d'employeur.

Le juge des référés lui avait donné raison, ce que confirme l'arrêt de rejet rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 19 juin 2007. Selon la Cour, "la cour d'appel, qui n'a pas dit que les contrats d'affermage obligeaient le nouveau fermier à étendre les avantages collectifs dont bénéficiait le personnel repris à tous les salariés de l'entreprise, a fait ressortir que l'engagement pris par l'OEHC, à l'intention du seul personnel en fonction au jour du changement d'employeur, ne résultait pas de l'application de la loi, qu'il n'était pas destiné à compenser un préjudice spécifique à cette catégorie de salariés et qu'il avait pour seul objet de maintenir des avantages à caractère collectif ; qu'elle en a exactement déduit que l'inégalité de traitement résultant du refus du nouveau fermier d'en faire bénéficier les salariés engagés par la suite et affectés dans la même entité, pour y exercer des travaux de même valeur, n'était pas justifiée par des raisons objectives et constituait ainsi un trouble manifestement illicite".

  • L'intérêt de l'arrêt

Cet arrêt est particulièrement intéressant dans la mesure où il reprend les solutions admises dans de précédentes décisions au titre des "raisons objectives" (7) susceptibles de justifier que des salariés exerçant des "travaux de même valeur" perçoivent une rémunération différente, et précise que la seule volonté de maintenir l'application de garanties collectives au bénéfice des salariés transférés ne constituait pas, en soi, une justification suffisante.

  • Rappel des justifications admises - l'inégalité résultant de la loi

La Cour commence donc sa démonstration par un rappel des justifications admises et vise, en premier lieu, les différences résultant de l'application de la loi. Il s'agit, ici, d'une reprise directe de la jurisprudence "IBM" de 2005, concernant le bénéfice accordé aux salariés des dispositions de l'article L. 132-8 du Code du travail et du maintien des avantages individuels acquis postérieurement à la mise en cause d'un accord d'entreprise dans le cadre de la cession de celle-ci (8). On peut imaginer, également, que des différences résultent d'autres dispositions légales fixant, par exemple, la rémunération en pourcentage du Smic (9), ou imposant des garanties liées à des statuts professionnels particuliers (10).

Cette justification est parfaitement légitime. Même si le principe "à travail égal, salaire égal" découle du principe général d'égalité, proclamé, et donc protégé, au titre de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1366A9H), il appartient au législateur, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, de le concilier avec d'autres exigences constitutionnelles et d'y apporter, le cas échéant, certaines atteintes, dès lors que ces dernières sont justifiées par un motif d'intérêt général suffisant et, bien entendu, qu'elles demeurent proportionnées. Comme le rappelle régulièrement le Conseil constitutionnel, en effet, "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu 'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit" (11).

Il n'appartient donc logiquement pas au juge judiciaire de porter un jugement sur la pertinence des éventuelles atteintes portées par le législateur au principe "à travail égal, salaire égal".

  • La volonté de compenser des préjudices salariaux

La Cour vise, en second lieu, la volonté de "compenser un préjudice spécifique" à une "catégorie de salariés". On retrouve, également, ici, une formule présente dans un arrêt en date du 22 février 2007 (12) et visant toutes les hypothèses où la remise en cause des modes de rémunération (13), ou de la durée du travail, seraient susceptibles de se traduire, pour certains salariés, par une baisse de leur rémunération (14).

  • L'insuffisance de la justification tirée de la seule volonté de maintenir des avantages à caractère collectif

Enfin, la Cour de cassation précise que la mesure qui a pour "seul objet de maintenir des avantages à caractère collectif" à une catégorie de salariés n'est pas susceptible de justifier, à elle seule, une différence de rémunération. Cette précision s'ajoute à celle, présente dans un autre arrêt du 15 mai 2007, aux termes de laquelle "une différence de statut juridique entre des salariés effectuant un travail de même valeur au service du même employeur ne suffit pas, à elle seule, à caractériser une différence de situation au regard de l'égalité de traitement en matière de rémunération" (15), définissant ainsi, à côté de la liste des justifications admises sans réserve (16), la liste de celles qui, sans être interdites (17), doivent impérativement être étayées par d'autres éléments.

Cette réserve nous semble bienvenue car elle impose aux juges du fond de rechercher, au-delà d'une simple justification formelle, les véritables motivations de l'employeur et la nécessité concrète de favoriser certaines catégories de salariés, compte tenu de leur situation au sein de l'entreprise (18). Elle conforte, ainsi, la qualité de "principe" de la règle "à travail égal, salaire égal", et la nécessité impérieuse de justifier de manière substantielle les atteintes qui pourraient y être portées.


(1) Et ce, d'ailleurs, alors que le législateur n'a pas formellement prévu leur transfert, alors qu'il a envisagé le transfert des salariés qui en sont membres (C. trav., art. L. 433-14 N° Lexbase : L6433ACA).
(2) Cass. soc., 4 février 1997, n° 95-41.468, Société Total raffinage distribution c/ Consorts Rocaboy et autres, publié (N° Lexbase : A2094ACK) ; Bull. civ. V, n° 47.
(3) Cass. soc., 7 décembre 2005, n° 04-44.594, Société Foster Wheeler France c/ M. Pierre Zaviopoulos, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8958DLD) ; lire nos obs., L'effet relatif des usages et engagements unilatéraux transférés au nouvel employeur, Lexbase Hebdo n° 194 du 15 décembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N1904AKQ) ; D. 2006, p. 1867, note G. Loiseau.
(4) Ainsi, les indemnités conventionnelles liées à la rupture du contrat de travail, ou des primes exceptionnelles dont ils n'auraient pas pu effectivement bénéficier avant le transfert.
(5) Notamment, l'ensemble du droit syndical.
(6) Cass. soc., 11 janvier 2005, n° 02-45.608, Compagnie IBM France c/ M. René Dalbegue, FS-P (N° Lexbase : A0168DGC) ; Dr. soc. 2005, p. 323, et les obs..
(7) Exigence formellement présente dans Cass. soc., 15 mai 2007, n° 05-42.894, M. François Chavance, FP-P+B (N° Lexbase : A2480DWR) ; lire nos obs., Principe "à travail égal, salaire égal" et différence de statut juridique dans l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 261 du 24 mai 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N1641BBE)
(8) Cass. soc., 11 janvier 2005, préc..
(9) Cas des apprentis. C. trav., art. D. 117-1 (N° Lexbase : L1441G9A).
(10) On pensera, ici, aux modalités spécifiques des retenues pour jour de grève dans les services publics.
(11) Décision n° 98-401 DC du 10 juin 1998, loi d'orientation et d'incitation relative à la réduction du temps de travail (N° Lexbase : A8747ACX) ; Décision n° 99-423 DC du 13 janvier 2000, loi relative à la réduction négociée du temps de travail (N° Lexbase : A8786ACE).
(12) Cass. soc., 21 février 2007, n° 05-43.136, Association patronage de l'Institut régional des jeunes sourds et aveugles de Marseille, Irsam Les Hirondelles, FS-P+B (N° Lexbase : A2978DUT) ; lire nos obs., Justifications des inégalités salariales et date d'embauche des salariés, Lexbase Hebdo n° 250 du 1er mars 2007 - édition sociale (N° Lexbase : N1031BAG).
(13) Cass. soc., 31 octobre 2006, n° 03-42.641, Société Sodemp, FS-P+B (N° Lexbase : A1936DSI) ; lire nos obs., La volonté d'empêcher une baisse de rémunération justifie une inégalité salariale, Lexbase Hebdo n° 236 du 16 novembre 2006 - édition sociale (N° Lexbase : N5148ALA) (passage d'une rémunération variable à une rémunération fixe).
(14) Cass. soc., 1er décembre 2005, n° 03-47.197, Société Transports de tourisme de l'océan, Ocecars c/ M. Jean-Pierre Gandon, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A8452DLM) ; lire nos obs., Le principe "A travail égal, salaire égal" impuissant à réduire les inégalités résultant du passage aux 35 heures, Lexbase Hebdo n° 193 du 8 décembre 2005 - édition sociale (N° Lexbase : N1672AK7) (GMR conventionnelle).
(15) Cass. soc., 15 mai 2007, n° 05-42.894, préc..
(16) Comp. avec la jurisprudence de la CJCE et du caractère suffisant de la justification tirée de l'ancienneté : CJCE, 3 octobre 2006, aff. C-17/05, B. F. Cadman c/ Health & Safety Executive (N° Lexbase : A3687DRY).
(17) Il en irait ainsi de tous les motifs discriminatoires.
(18) Cette exigence, présente dans l'arrêt "Ponsolle" de 1996 (Cass. soc., 29 octobre 1996, n° 92-43.680, Société Delzongle c/ Mme Ponsolle, publié N° Lexbase : A9564AAH ; Dr. soc. 1996, p. 1013, obs. A. Lyon-Caen), est également utilisée par le Conseil constitutionnel, notamment à propos de la différence de montant de l'indemnité de licenciement selon le motif du licenciement prononcé (décision n° 2001-455 DC du 12 janvier 2002, loi de modernisation sociale N° Lexbase : A7588AXC : "Considérant, toutefois, que les salariés licenciés pour motif économique sont, au regard de l'objectif de la loi qui est de prévenir les licenciements économiques en renchérissant leur coût, dans une situation différente de celle des salariés qui sont licenciés pour un autre motif").
Décision

Cass. soc., 19 juin 2007, n° 06-44.047, Office d'équipement hydraulique de Corse, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8901DWL)

Rejet (cour d'appel de Bastia, chambre sociale, 17 mai 2006)

Textes concernés : C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) ; C. trav., art. L. 122-12 (N° Lexbase : L5562ACY) ; C. trav., art. L. 132-8 (N° Lexbase : L5688ACN).

Mots-clefs : modification dans la situation juridique de l'employeur ; engagement du nouvel employeur : avantages réservés aux seuls salariés transférés ; atteinte injustifiée au principe "à travail égal, salaire égal".

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