Réf. : Cass. soc., 19 juin 2007, n° 06-44.047, Office d'équipement hydraulique de Corse, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8901DWL)
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par Christophe Radé, Professeur à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 07 Octobre 2010
Résumé
L'engagement pris par le nouveau fermier, à l'intention du seul personnel en fonction au jour du changement d'employeur, qui ne résulte pas de l'application de la loi, qui n'est pas destiné à compenser un préjudice spécifique à cette catégorie de salariés et qui a pour seul objet de maintenir des avantages à caractère collectif, crée une inégalité de traitement à l'encontre des salariés engagés par la suite et affectés dans la même entité, pour y exercer des travaux de même valeur. L'inégalité de traitement résultant du refus du nouveau fermier d'en faire bénéficier les salariés engagés par la suite et affectés dans la même entité, pour y exercer des travaux de même valeur, n'est pas justifiée par des raisons objectives et constitue ainsi un trouble manifestement illicite. |
1. Transfert d'entreprise et égalité salariale
Désireux d'assurer le maintien des contrats de travail en dépit d'un changement d'employeur, le législateur, au travers de l'article L. 122-12, alinéa 2, du Code du travail, impose le principe du transfert automatique de tous les contrats. Si le principe est le même s'agissant des représentants du personnel siégeant dans les comités (1), le sort du statut collectif est différent.
L'article L. 132-8 du Code du travail (N° Lexbase : L5688ACN) considère, en effet, que le transfert met en cause l'accord d'entreprise ; il fait donc courir un délai de préavis de 3 mois, pendant lequel s'ouvrent des discussions avec le nouvel employeur en vue de la conclusion d'un accord de substitution, si tant est d'ailleurs que l'entreprise cédée ait durablement conservé son identité. Si cet accord est conclu avant l'expiration du délai de 12 mois qui suit la fin du préavis, alors il se substituera au précédent. S'il n'est pas conclu dans ce délai, les salariés conserveront, à titre individuel, le bénéfice des avantages individuels acquis sur le fondement du texte mis en cause.
Le Code du travail n'a rien prévu s'agissant des usages d'entreprise et des engagements unilatéraux de l'employeur. Si le principe même de leur transfert a été admis depuis longtemps (2), marquant ainsi une différence notable avec les accords d'entreprise qui sont légalement mis en cause par la cession, la portée de ce transfert a été considérablement limitée puisque la Cour de cassation a affirmé, dans un arrêt en date du 5 septembre 2005, que seuls les salariés dont le contrat de travail avait été transféré pourraient, désormais, en revendiquer le bénéfice, à l'exclusion des salariés embauchés postérieurement et des salariés de l'entreprise absorbante (3).
La mise en cause des accords applicables à l'occasion de la cession est donc susceptible de se traduire par une baisse sensible du niveau des avantages garantis aux salariés de l'entreprise cédée. En l'absence d'accord de substitution, ils ne bénéficieront, en effet, que du maintien des avantages individuels acquis, ce qui exclut tous les avantages individuels non acquis (4), ainsi que tous les avantages collectifs (5). L'employeur peut donc être tenté de garantir à ces salariés le maintien de leur niveau d'avantages, en dépit du transfert, tout en souhaitant en limiter le bénéfice aux seuls salariés transférés, pour éviter un effet de contagion qui imposerait de niveler "par le haut" les statuts, avec toutes les conséquences financières pour l'entreprise que l'on peut imaginer.
La Cour de cassation a déjà eu l'occasion de se pencher sur cette question, tout au moins dans le cadre de la mise en cause d'un accord collectif après transfert de l'entreprise, pour affirmer que la différence de traitement résultant du maintien des avantages individuels acquis au bénéfice des seuls salariés dont le contrat de travail a été transféré était licite : "en l'absence d'un accord d'adaptation le maintien aux salariés transférés des avantages individuels acquis en application de l'accord mis en cause par l'absorption ne pouvait constituer à lui seul pour les autres salariés de l'entreprise auxquels cet avantage n'était pas appliqué un trouble manifestement illicite" (6).
Mais, qu'en est-il lorsque ces avantages réservés aux seuls salariés transférés résultent soit des termes d'un nouvel accord collectif, soit des termes de l'acte de cession, ou des clauses particulières du contrat de concession passé avec le repreneur, comme c'était le cas dans cette affaire ?
2. La seule volonté de maintenir les dispositions de l'ancien statut insuffisantes à justifier une inégalité salariale
Le District de Bastia avait confié à l'établissement public à caractère industriel et commercial Office d'équipement hydraulique de Corse (OEHC), à compter du 1er janvier 2002, la gestion du service public de la distribution d'eau potable et de traitement des eaux usées, antérieurement concédée à la société Compagnie générale des eaux, devenue la société Vivendi. Les contrats d'affermage contenaient des clauses obligeant la société fermière à maintenir "la totalité des contrats des agents de l'ancien fermier en poste à la date de la délibération du conseil de District" et à maintenir à ces salariés tous les avantages collectifs dont ils bénéficiaient, "notamment les dispositions relatives aux grilles, indices, à l'avancement et aux primes applicables au personnel en vertu de l'accord d'entreprise ou de la convention collective lui étendant le bénéfice de certaines dispositions du statut EDF". La CGT avait demandé en référé l'extension de ces avantages aux salariés embauchés postérieurement au changement d'employeur.
Le juge des référés lui avait donné raison, ce que confirme l'arrêt de rejet rendu par la Chambre sociale de la Cour de cassation le 19 juin 2007. Selon la Cour, "la cour d'appel, qui n'a pas dit que les contrats d'affermage obligeaient le nouveau fermier à étendre les avantages collectifs dont bénéficiait le personnel repris à tous les salariés de l'entreprise, a fait ressortir que l'engagement pris par l'OEHC, à l'intention du seul personnel en fonction au jour du changement d'employeur, ne résultait pas de l'application de la loi, qu'il n'était pas destiné à compenser un préjudice spécifique à cette catégorie de salariés et qu'il avait pour seul objet de maintenir des avantages à caractère collectif ; qu'elle en a exactement déduit que l'inégalité de traitement résultant du refus du nouveau fermier d'en faire bénéficier les salariés engagés par la suite et affectés dans la même entité, pour y exercer des travaux de même valeur, n'était pas justifiée par des raisons objectives et constituait ainsi un trouble manifestement illicite".
Cet arrêt est particulièrement intéressant dans la mesure où il reprend les solutions admises dans de précédentes décisions au titre des "raisons objectives" (7) susceptibles de justifier que des salariés exerçant des "travaux de même valeur" perçoivent une rémunération différente, et précise que la seule volonté de maintenir l'application de garanties collectives au bénéfice des salariés transférés ne constituait pas, en soi, une justification suffisante.
La Cour commence donc sa démonstration par un rappel des justifications admises et vise, en premier lieu, les différences résultant de l'application de la loi. Il s'agit, ici, d'une reprise directe de la jurisprudence "IBM" de 2005, concernant le bénéfice accordé aux salariés des dispositions de l'article L. 132-8 du Code du travail et du maintien des avantages individuels acquis postérieurement à la mise en cause d'un accord d'entreprise dans le cadre de la cession de celle-ci (8). On peut imaginer, également, que des différences résultent d'autres dispositions légales fixant, par exemple, la rémunération en pourcentage du Smic (9), ou imposant des garanties liées à des statuts professionnels particuliers (10).
Cette justification est parfaitement légitime. Même si le principe "à travail égal, salaire égal" découle du principe général d'égalité, proclamé, et donc protégé, au titre de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen (N° Lexbase : L1366A9H), il appartient au législateur, sous le contrôle du Conseil constitutionnel, de le concilier avec d'autres exigences constitutionnelles et d'y apporter, le cas échéant, certaines atteintes, dès lors que ces dernières sont justifiées par un motif d'intérêt général suffisant et, bien entendu, qu'elles demeurent proportionnées. Comme le rappelle régulièrement le Conseil constitutionnel, en effet, "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes ni à ce qu 'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi qui l'établit" (11).
Il n'appartient donc logiquement pas au juge judiciaire de porter un jugement sur la pertinence des éventuelles atteintes portées par le législateur au principe "à travail égal, salaire égal".
La Cour vise, en second lieu, la volonté de "compenser un préjudice spécifique" à une "catégorie de salariés". On retrouve, également, ici, une formule présente dans un arrêt en date du 22 février 2007 (12) et visant toutes les hypothèses où la remise en cause des modes de rémunération (13), ou de la durée du travail, seraient susceptibles de se traduire, pour certains salariés, par une baisse de leur rémunération (14).
Enfin, la Cour de cassation précise que la mesure qui a pour "seul objet de maintenir des avantages à caractère collectif" à une catégorie de salariés n'est pas susceptible de justifier, à elle seule, une différence de rémunération. Cette précision s'ajoute à celle, présente dans un autre arrêt du 15 mai 2007, aux termes de laquelle "une différence de statut juridique entre des salariés effectuant un travail de même valeur au service du même employeur ne suffit pas, à elle seule, à caractériser une différence de situation au regard de l'égalité de traitement en matière de rémunération" (15), définissant ainsi, à côté de la liste des justifications admises sans réserve (16), la liste de celles qui, sans être interdites (17), doivent impérativement être étayées par d'autres éléments.
Cette réserve nous semble bienvenue car elle impose aux juges du fond de rechercher, au-delà d'une simple justification formelle, les véritables motivations de l'employeur et la nécessité concrète de favoriser certaines catégories de salariés, compte tenu de leur situation au sein de l'entreprise (18). Elle conforte, ainsi, la qualité de "principe" de la règle "à travail égal, salaire égal", et la nécessité impérieuse de justifier de manière substantielle les atteintes qui pourraient y être portées.
Décision
Cass. soc., 19 juin 2007, n° 06-44.047, Office d'équipement hydraulique de Corse, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8901DWL) Rejet (cour d'appel de Bastia, chambre sociale, 17 mai 2006) Textes concernés : C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) ; C. trav., art. L. 122-12 (N° Lexbase : L5562ACY) ; C. trav., art. L. 132-8 (N° Lexbase : L5688ACN). Mots-clefs : modification dans la situation juridique de l'employeur ; engagement du nouvel employeur : avantages réservés aux seuls salariés transférés ; atteinte injustifiée au principe "à travail égal, salaire égal". Liens bases : ; . |
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