La lettre juridique n°240 du 14 décembre 2006 : Concurrence

[Jurisprudence] La privatisation de Gaz de France et la double leçon de droit administrée par le Conseil constitutionnel

Réf. : Décision n° 2006-543 DC du 30 novembre 2006, loi relative au secteur de l'énergie (N° Lexbase : A7578DSH)

Lecture: 10 min

N3031A97

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Jurisprudence] La privatisation de Gaz de France et la double leçon de droit administrée par le Conseil constitutionnel. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/3208762-cite-dans-la-rubrique-bconcurrence-b-titre-nbsp-ila-privatisation-de-gaz-de-france-et-la-double-leco
Copier

le 07 Octobre 2010

Le 8 novembre dernier, le Parlement a adopté la loi relative au secteur de l'énergie destinée en particulier à transposer dans le droit français les Directives communautaires du 26 juin 2003 concernant les marchés intérieurs de l'électricité et du gaz (Directives 2003/54/CE du Parlement européen et du Conseil concernant les règles communes pour le marché intérieur de l'électricité et abrogeant la Directive 96/92/CE N° Lexbase : L0088BI4, et 2003/55/CE du Parlement européen et du Conseil concernant des règles communes pour le marché intérieur du gaz naturel et abrogeant la Directive 96/30/CE N° Lexbase : L0089BI7), loi qui a été publiée au Journal officiel du 8 décembre (loi n° 2006-1537 du 7 décembre 2006 relative au secteur de l'énergie N° Lexbase : L6723HT8). Les 13 et 14 novembre, dans les conditions prévues à l'article 61, alinéa 2, de la Constitution (N° Lexbase : L1327A9Z), le Conseil constitutionnel a été saisi sur le point de savoir en quoi l'article 39 du texte adopté était conforme à la Constitution. Les saisissants estiment que cet article, qui a pour objet de transformer le statut de Gaz de France, est contraire au neuvième alinéa du Préambule de la Constitution. Il méconnaîtrait, par ailleurs, les principes de libre administration des collectivités publiques, de liberté contractuelle et de continuité du service public. Par la décision n° 2006-543 rendue le 30 novembre, le Conseil constitutionnel administre une double leçon de droit. Elle vise tout d'abord le Parlement, et par ricochet le Gouvernement ; le Conseil signale, en effet, au législateur que les dispositions tarifaires qu'il a adoptées (article 17 de la loi déférée) sont en totale contradiction avec l'esprit des Directives appelées à être transposées. La seconde leçon est adressée aux requérants : contrairement à l'analyse exposée par ces derniers, il estime que l'article 39 est conforme, sous réserve d'un bémol qui certes à son importance, à la Constitution et que les grands principes de libre administration des collectivités publiques, de liberté contractuelle et de continuité du service public n'ont pas été ignorés.

I - La question tarifaire

A ce titre, le Conseil constitutionnel fait observer que l'article 17 de la loi déférée a pour effet de modifier l'article 66 relatif aux tarifs réglementés de vente de l'électricité de la loi n° 2005-781 du 13 juillet 2005 (loi de programme fixant les conditions de la politique énergétique N° Lexbase : L5009HGM). S'y trouve désormais inséré un article 66-1 concernant le secteur du gaz. Le Conseil note que "le I des articles 66 et 66-1 rend ces tarifs applicables, pour un site donné, aux consommateurs non domestiques si ceux-ci ou une autre personne n'ont pas, sur ce site, fait usage de leur liberté de choisir un fournisseur d'énergie ; que le II de ces mêmes articles rend les tarifs réglementés applicables aux consommateurs domestiques si ceux-ci n'ont pas eux-mêmes exercé leur liberté de choix sur le site concerné ; que le III de ces mêmes articles oblige notamment les opérateurs historiques qui fournissent, pour un site donné, l'une des sources d'énergie à proposer aux consommateurs, à l'exception des plus importants, une offre au tarif réglementé pour les deux sources d'énergie dans les conditions prévues par le I et le II ; qu'en particulier, cette offre doit être faite aux consommateurs domestiques pour l'alimentation de nouveaux sites de consommation ; que l'ensemble de ces obligations n'est pas limitée dans le temps" (point 2 de la décision).

En d'autres termes, par les dispositions en cause, EDF, outre GDF, devait pouvoir poursuivre sa stratégie généralisée de prix réglementés et offrir des gardes fous destinés à protéger le consommateur d'une possible flambée du prix de l'électricité. Ainsi, selon le texte adopté, dès le 1er juillet 2007, pour aller à l'essentiel, le consommateur ayant choisi un opérateur concurrent d'EDF devait se trouver dans l'impossibilité de contracter ultérieurement avec le fournisseur historique et bénéficier par conséquent des tarifs fixés par l'Etat. Parallèlement, le consommateur changeant de domicile devait également perdre le bénéfice des tarifs réglementés dès lors qu'il déménageait dans un logement jusqu'alors non raccordé.

Mais le Conseil rappelle que le législateur a été invité à transposer dans le droit français des Directives communautaires et qu'il s'agit là, en application de l'article 88-1 de la Constitution (N° Lexbase : L1350A9U) (1), d'une exigence constitutionnelle. Procédant à l'analyse des articles 3 des Directives en cause, il note que les Etats membres sont tenus de veiller à ce que les fournisseurs d'électricité et de gaz soient exploitées "en vue de réaliser un marché concurrentiel". Ils doivent s'abstenir de toute discrimination pour ce qui est des droits et obligations des entreprises concernées. Si les Etats membres peuvent imposer des obligations aux entreprises dans l'intérêt économique général, ces obligations doivent se rattacher à un objectif de service public, être non discriminatoires et garantir un égal accès aux consommateurs nationaux.

Considérant qu'il y a lieu de distinguer les "tarifs réglementés" prévus à l'article 17 de la loi déférée des "tarifs spéciaux" prévus à l'article 14 de la même loi et instaurés à des fins sociales (2) alors que les dispositions de l'article 17 imposent des obligations tarifaires permanentes, générales et étrangères à la poursuite d'objectifs de service public, le Conseil constitutionnel conclut "qu'il y a lieu [...] de déclarer contraires à l'article 88-1 de la Constitution les II et III des nouveaux articles 66 et 66-1 de la loi du 13 juillet 2005 susvisée, ainsi que, par voie de conséquence, les mots 'non domestique' figurant dans le I concernant les contrats en cours" (point 9 de la décision).

II - La conformité juridique de l'article 39

Le I de l'article 39 de la loi déférée modifie l'article 24 de la loi n° 2004-803 du 9 août 2004, relative au secteur public de l'électricité et du gaz et aux entreprises électriques et gazières (N° Lexbase : L0813GTB). Il a pour effet de transformer la situation capitalistique de Gaz de France et de privatiser l'entreprise, la participation de l'Etat devant se situer aux alentours du tiers du capital à la suite de la fusion envisagée avec le groupe Suez. Les auteurs du recours soutiennent que le texte en cause est contraire au neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 (1), il méconnaîtrait les principes de libre administration des collectivités territoriales et de liberté contractuelle (2), et, il serait, enfin, préjudiciable à la continuité de service public (3).

1. Pour les requérants, le neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946 fait obstacle à la privatisation de Gaz de France. L'argument s'appuie sur le fait que l'entreprise conserve les caractéristiques d'un service public dès lors que s'impose à elle une obligation de fournir du gaz à un tarif réglementé et qu'au surplus elle dispose toujours d'un monopole de fait s'agissant tant du transport que de la distribution du gaz. Ils relèvent, enfin, que le transfert au secteur privé ne saurait, en tout état de cause, intervenir avant le 1er juillet 2007, date de la transposition des Directives et donc de l'ouverture à la concurrence du marché de la fourniture de gaz naturel aux clients domestiques.

Le Conseil fait tout d'abord observer que si le Préambule de la Constitution de 1946 dispose que "tout bien, toute entreprise dont l'exploitation a ou acquiert les caractères d'un service public national ou d'un monopole de fait, doit devenir la propriété de la collectivité", encore faut-il noter que l'article 34 de la Constitution (N° Lexbase : L1294A9S) confère au législateur la compétence pour fixer "les règles concernant [...] les transferts de propriété d'entreprises du secteur public au secteur privé" (point 13 de la décision).

Le Conseil formule, par ailleurs, une seconde remarque tout à fait essentielle. Le fait qu'une activité ait été érigée en service public national, sans que la Constitution l'ait exigé, ne fait pas obstacle au transfert au secteur privé de l'entreprise qui en est chargée mais il faut alors que le législateur prive ladite entreprise des caractéristiques qui en faisaient un service public national. Or, sur ce plan, le Conseil relève qu'à compter du 1er juillet 2007, la loi nouvelle met un terme à l'exclusivité dont Gaz de France bénéficiait pour la fourniture du gaz naturel aux particuliers. Les obligations de service public s'imposent, désormais, non seulement à Gaz de France, mais aussi à tous les autres fournisseurs de gaz. Au surplus, l'obligation de péréquation des tarifs d'utilisation des réseaux publics de distribution sur la zone de desserte de chaque gestionnaire s'impose à tous les opérateurs. Dans de telles conditions, Gaz de France perd son caractère de service public national.

Le Conseil considère encore que la société Gaz de France ne peut être regardée comme une entreprise dont l'exploitation constitue un monopole de fait. Il se fonde à cet égard sur différents constats.

En premier lieu, les activités de transport du gaz naturel ont été exclues de la nationalisation ; il s'agit là d'une activité ouverte à tout opérateur.

En deuxième lieu, les activités de production de gaz naturel, mais aussi celles de stockage et d'exploitation des installations de gaz liquéfié, sont également ouvertes à la concurrence.

En troisième lieu, les monopoles d'importation et d'exportation du gaz naturel ont été supprimés par la loi n° 2003-8 du 3 janvier 2003 relative aux marchés du gaz et de l'électricité et au secteur public de l'énergie (N° Lexbase : L7950BB3).

En quatrième lieu, depuis le 1er juillet 2004, les utilisateurs de gaz autres que les clients domestiques peuvent se fournir auprès du fournisseur de leur choix et cette faculté doit être offerte aux consommateurs individuels à partir du 1er juillet 2007.

Au total, le Conseil conclut que la société Gaz de France ne peut être regardée comme une entreprise dont l'exploitation constitue un monopole de fait au sens du neuvième alinéa du Préambule de la Constitution de 1946. Toutefois, Gaz de France ne devant perdre sa qualité de service public national que le 1er juillet 2007, il conclut que "le transfert effectif au secteur privé de cette entreprise ne pourra prendre effet avant cette date ; [...] sous la réserve énoncée [ci-dessus], le grief tiré de la violation du neuvième alinéa du préambule de 1946 doit être écarté" (points 26 et 27 de la décision).

2. Les requérants dénoncent, par ailleurs, le fait que la loi nouvelle impose aux collectivités territoriales ayant concédé à Gaz de France (mais aussi aux distributeurs non nationalisés) la distribution publique du gaz naturel de renouveler leur concession avec cette entreprise alors qu'elle perd, du fait de la privatisation, son caractère public. Le législateur aurait ainsi, de manière disproportionnée, porté atteinte à la libre administration des collectivités territoriales et à la liberté contractuelle, atteinte non justifiée par un quelconque motif d'intérêt général.

Là encore, la thèse exposée est réfutée. La réfutation repose tout d'abord sur les articles 34 et 72 (N° Lexbase : L1342A9L) de la Constitution (3). Le législateur peut, à des fins d'intérêt général, assujettir les collectivités territoriales et leurs groupements à des obligations particulières. Il fonde également son argumentation sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1368A9K) selon lequel "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ; ainsi l'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres membres de la société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la loi".

Le Conseil observe, enfin, que la permanence de l'exclusivité des concessions de distribution publique sur les zones de desserte historique dont Gaz de France bénéficie -ainsi d'ailleurs que des distributeurs non nationalisés- trouve sa justification "dans la nécessité d'assure la cohérence du réseau des concessions actuellement gérés par Gaz de France et de maintenir la péréquation des tarifs d'utilisation des réseaux publics de distribution ; que les griefs invoqués doivent, dès lors, être rejetés" (point 31de la décision).

3. Il est, enfin, soutenu que la loi examinée ne comporte aucun mécanisme de nature à empêcher Gaz de France de céder des actifs stratégiques affectés à ses missions de service public. Dans de telles conditions, le respect des exigences constitutionnelles qui s'attachent précisément à la continuité du service public ne serait pas assuré.

Là encore, le Conseil constitutionnel invite les requérants à faire une lecture plus attentive des dispositions qui ont été adoptées au titre du secteur énergétique. Il fait remarquer que le principe de la continuité du service public n'a pas été méconnu à partir du moment où la loi n° 2003-8 du 3 janvier 2003, précitée, impose tant à Gaz de France qu'aux autres opérateurs intervenant sur le marché en cause diverses obligations concernant "la continuité et la sécurité d'approvisionnement en énergie". Il ajoute que, par le moyen de dispositions réglementaires, l'Etat doit pouvoir s'opposer à tout transfert d'actifs portant préjudice aux missions de Gaz de France et souligne enfin "qu'en cas de circonstances exceptionnelles, les autorités compétentes de l'Etat pourront, en tant que de besoin, procéder, dans le cadre de leurs pouvoirs de police administrative ou en vertu des dispositions du code de la défense, à toute réquisition de personnes, de biens et de services ; [...]   dès lors, que le principe de continuité du service public n'est pas méconnu par l'article 39 de la loi déférée" (points 35 et 36 de la décision).

En l'état actuel des choses, afin de mettre la loi française en conformité avec les dispositions tarifaires voulues par les Directives du 26 juin 2003 précitées, le Parlement n'avait plus qu'à adopter une nouvelle mouture de l'article 17 de la loi déférée.

De son côté, et ce point est beaucoup plus problématique, le Gouvernement se doit de méditer sur l'erreur commise en croyant, ou feignant de croire, que la privatisation de Gaz de France pouvait précéder la libéralisation du marché de l'énergie prévue pour le 1er juillet 2007.

Le Conseil constitutionnel souligne que le délai imposé à la privatisation ne faisait pas obstacle à la poursuite des actes y conduisant et, notamment, à la tenue des assemblées générales d'actionnaires, il reste que la décision examinée fait peser de lourdes incertitudes sur le devenir de Gaz de France et de son alliance avec le groupe Suez.

Indépendamment du débat juridique, la loi déférée devant le Conseil constitutionnel pose, par ailleurs, la question de savoir si le Parlement, mais aussi le Gouvernement, entendent ou non donner au système de prix tout le sens qui est le sien et reconnaître, par conséquent, que tout prix libre a un pouvoir d'information et a pour vertu de refléter les raretés relatives. Certes, dès mars prochain, les annonceurs du secteur énergétique devront accoler à leurs messages publicitaires le slogan "L'énergie est notre avenir, économisons là", mais la meilleure façon de responsabiliser le citoyen n'est-elle pas d'abandonner le régime des prix administrés et le monde des slogans ; les prix administrés ont toujours conduit à l'échec et les slogans n'ont jamais fait partie de la panoplie des politiques économiques rigoureuses et responsables.

André-Paul Weber
Professeur d'économie
Ancien rapporteur au Conseil de la concurrence


(1) "La République participe aux Communautés européennes et à l'Union européenne, constitués d'Etats qui ont choisi librement, en vertu des traités qui les ont instituées, d'exercer en commun certaines de leurs compétences".
(2) Dispositions que l'on retrouve d'ailleurs à l'article 4 de la loi n° 2000-108 du 10 février 2000 modifiée relative à la modernisation et au développement du service public de l'électricité (N° Lexbase : L4327A3N).
(3) L'article 34 prévoit que "la loi est votée par le Parlement.[...] La loi détermine les principes fondamentaux [...] de la libre administration des collectivités territoriales, de leurs compétences, de leurs ressources". Pour sa part, l'article 72 précise que si les collectivités s'administrent librement, c'est "dans les conditions prévues par la loi".

newsid:263031

Cookies juridiques

Considérant en premier lieu que le site requiert le consentement de l'utilisateur pour l'usage des cookies; Considérant en second lieu qu'une navigation sans cookies, c'est comme naviguer sans boussole; Considérant enfin que lesdits cookies n'ont d'autre utilité que l'optimisation de votre expérience en ligne; Par ces motifs, la Cour vous invite à les autoriser pour votre propre confort en ligne.

En savoir plus