Réf. : Cass. soc., 15 avril 2015, n° 13-18.032, FS-P+B (N° Lexbase : A9234NG4)
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N7281BU9
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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale
le 14 Mai 2015
Résumé
Un accord de branche, conclu avant la loi n° 2004-391 du 4 mai 2004, peut valablement prévoir qu'il ne s'applique pas aux entreprises ayant conclu un accord de réduction du temps de travail avant son entrée en vigueur. |
Commentaire
I - Une question de droit délicate
Cadre juridique. La loi n° 2004-391 du 4 mai 2004, relative à la formation professionnelle tout au long de la vie et au dialogue social, a profondément modifié les règles d'articulation entre accords collectifs de niveaux différents (1). Jusqu'alors, le système conventionnel était dominé par un principe pyramidal selon lequel les accords de niveau supérieur devaient prévaloir sur les accords d'entreprise, sous réserve de leur caractère plus favorable et à moins qu'une loi particulière n'en décide autrement. La loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 a inversé l'ordre des choses en privilégiant l'accord d'entreprise sur l'accord de niveau supérieur, sous la double limite de dispositions légales, réservant la primauté de l'accord de niveau supérieur dans certaines hypothèses précises, et à condition que cet accord lui-même n'ait pas choisi d'écarter cette règle de primauté du local, comme la loi l'y autorise (2). La loi n° 2008-789 du 20 août 2008, portant rénovation de la démocratie sociale et réforme du temps de travail (N° Lexbase : L7392IAZ), n'a pas remis en cause ces principes, même si elle a, en matière de durée du travail, et singulièrement de détermination du nombre de jours devant être normalement travaillés pour les salariés ayant signé une convention de forfait en jours sur l'année (3), mis en place des hypothèses particulières dans lesquelles la primauté de l'accord d'entreprise est totale, l'accord de branche ne pouvant donc pas l'empêcher.
La loi n° 2004-391 du 4 mai 2004 avait également prévu, dans son article 45, une disposition concernant la période transitoire, aux termes duquel "la valeur hiérarchique accordée par leurs signataires aux conventions et accords conclus avant l'entrée en vigueur de la présente loi demeure opposable aux accords de niveaux inférieurs", ce qui signifiait que la primauté nouvelle instaurée par la loi au bénéfice des accords d'entreprise ne permettait pas de déroger aux accords de branche conclus antérieurement à son entrée en vigueur, à moins que ces derniers n'aient anticipé la réforme en autorisant les accords d'entreprise à y déroger (4). C'est en ce sens, d'ailleurs, que s'orienta rapidement la Cour de cassation (5).
Ce sont précisément ces difficultés rencontrées dans l'application de la loi du 4 mai 2004 qui constituaient le coeur du litige.
L'affaire. Il s'agissait, ici, de la portée de l'article 9-3 de l'avenant du 13 juillet 2001, relatif à l'aménagement et à la réduction du temps de travail à 35 heures dans la branche des commerces de détail de papeterie, fournitures de bureau, de bureautique et informatique et de librairie, étendu par arrêté du 26 décembre 2001 et publié au journal officiel du 1er janvier 2002. Cet avenant précisait qu'il ne s'appliquait que dans les seules entreprises qui, à la date de son entrée en vigueur, n'avaient pas encore conclu d'accord de réduction du temps de travail, et que ses dispositions ne remettaient pas en cause les accords d'entreprise signés antérieurement.
Une salariée, engagée en 2003 par la société D. et occupant un emploi de cadre en forfait jours, avait, après avoir été licenciée en janvier 2009, saisi la juridiction prud'homale de diverses demandes relative à l'exécution de son contrat de travail, notamment en raison d'un nombre qu'elle jugeait trop élevé de jours travaillés, ainsi qu'à la rupture.
Elle avait obtenu gain de cause devant la cour d'appel de Lyon qui avait considéré que l'accord de branche litigieux ayant été conclu avant l'entrée en vigueur de la loi du 4 mai 2004, il devait prévaloir sur l'accord d'entreprise conclu postérieurement, et qui n'était pas plus favorable, dès lors que les partenaires sociaux, au niveau de la branche, n'avaient pas expressément permis aux accords d'entreprise d'y déroger.
C'est cet arrêt qui se trouve ici cassé, la Cour de cassation reprochant à la juridiction d'appel d'avoir statué "par des motifs inopérants, alors qu'elle constatait que la société D. avait conclu un accord relatif à la réduction du temps de travail le 17 novembre 2000, soit antérieurement à l'entrée en vigueur, le 1er janvier 2002, de l'accord de branche".
II - Une solution justement conforme à la liberté conventionnelle
Une solution justifiée. La juridiction d'appel avait analysé la solution au regard des règles qui gouvernent les concours entre accords d'entreprise et accords de branche, ce qui était une erreur, puisqu'il n'y avait pas, en l'espèce, de situation de concurrence entre les accords. Pour qu'il faille arbitrer un conflit entre accords, encore faut-il, en effet, que les deux conventions soient également applicables, c'est-à-dire commencer par vérifier que l'accord de branche dont il s'agit s'applique bien à l'entreprise, compte tenu de la définition de son champ d'application. S'il s'applique, alors, effectivement, il convient d'appliquer la règle de concours adéquate, et comme il s'agissait ici d'un accord de branche conclu avant l'entrée en vigueur de la loi du 4 mai 2004, alors il convenait d'écarter la règle de la primauté de l'accord d'entreprise issue de la réforme pour maintenir les principes antérieurs, se demander si l'accord d'entreprise était plus favorable, ce qui n'était pas le cas ici, et imposer l'application de l'accord de branche dans l'hypothèse inverse, ce qu'avait fait la juridiction d'appel.
Mais dans cette affaire, l'accord de branche n'était, en réalité, pas applicable, compte tenu de la définition opérée par ses auteurs de son propre champ d'application. L'intention des partenaires sociaux au niveau de la branche, lors de la conclusion de l'avenant relatif au forfait en jours sur l'année des cadres, n'était, en effet, pas de venir en concurrence des accords conclus au niveau des entreprises, mais de proposer à celles qui n'en possédaient pas, une base conventionnelle pour pouvoir pratiquer les conventions individuelles de forfait en jours sur l'année en leur sein. Dès lors, il était logique de limiter le champ d'application de l'accord de branche aux seules entreprises dépourvues d'accord de même objet à la date d'entrée en vigueur de l'avenant de branche, en excluant de son champ d'application celles qui en avaient conclu un. Dans ces conditions, c'est l'accord de branche lui-même qui se déclarait inapplicable aux entreprises dotées de leur propre accord instituant un forfait en jours sur l'année.
La compétence des partenaires sociaux. L'affirmation selon laquelle les partenaires sociaux ont la faculté, dans l'accord, d'en limiter le champ d'application aux entreprises relevant de son champ d'activité professionnelle dépourvu de leur propre accord, n'est pas discutable puisque cette faculté relève de la liberté des partenaires sociaux. Ces derniers ne peuvent, certes, pas déroger aux dispositions d'ordre public des lois et règlements, et singulièrement pas aux règles qui gouvernent l'articulation entre accords collectifs, ou au critère de rattachement tiré de l'activité principale de l'entreprise (6), qui sont d'ordre public. Cependant, il ne s'agissait pas de cela ici, mais simplement de définir le champ d'application de l'accord, ce qui entre parfaitement dans le champ de leurs compétences (7). Il n'y avait pas non plus d'atteinte au principe d'égalité de traitement entre les entreprises relevant du secteur d'activité concerné, dans la mesure où celles qui avaient négocié un accord sur les forfaits en jours ne se trouvaient pas, de ce fait, dans la même situation que les entreprises qui n'en avaient pas conclu, au regard de l'objet même de l'avenant.
Une portée limitée. Cette situation est particulière aux accords de branche conclus avant l'entrée en vigueur de la loi du 4 mai 2004, c'est-à-dire pour une période où les accords d'entreprise ne pouvaient déroger (in pejus) aux accords de branche. Le seul moyen de permettre aux entreprises de demeurer couvertes par leur propre accord, lorsque celui-ci était moins favorable aux salariés, était donc d'éviter le conflit, en les excluant du champ d'application de l'accord de branche.
Depuis la loi du 4 mai 2004, la donne a changé puisque les accords d'entreprise dérogent de plein droit aux accords de branche (conclus ou révisés après son entrée en vigueur), et, plus encore, depuis la loi du 20 août 2008, dans la mesure où la détermination du nombre de jours travaillés par les salariés en forfait en jours sur l'année relève de la compétence normale de l'accord d'entreprise, l'accord de branche ne s'appliquant que d'une manière purement subsidiaire (8), sans que l'accord de branche ne puisse l'écarter (9). Les partenaires sociaux n'ont donc plus à prévoir ce genre d'exclusions, au niveau de la branche, puisque la prévalence de l'accord d'entreprise résulte de la loi.
(1) M.-A. Souriac, L'articulation des niveaux de négociation, Dr. Soc., 2004, p. 579 ; notre étude Droit du travail et conventions collectives, RDC, 2004, p. 2001.
(2) C. trav., art. L. 2253-3 (N° Lexbase : L2413H9A).
(3) Sur cette loi, le dossier spécial publié dans Lexbase Hebdo édition sociale n° 318 du 18 septembre 2008.
(4) Circ. DRT n° 2004/09 du 22 septembre 2004, fiche n° 2, § 2. Lire B. Teyssié, Le maintien de la "valeur hiérarchique", des conventions et accords collectifs antérieurs à la loi du 4 mai 2004, SSL, n° 1175, 28 juin, 2004, p. 7.
(5) Cass. soc., 9 mars 2011, n° 09-69.647, FS-P+B+R (N° Lexbase : A2495G9B) : Dr. Soc., 2011, p. 731, chron. P.-H. Antonmattéi ; RDT, 2011, p. 324, note S. Nadal ; Cass. soc., 25 septembre 2013, n° 12-14.276, F-D (N° Lexbase : A9362KLC) ; Cass. soc., 13 novembre 2014, n° 13-12.118, FS-P+B (N° Lexbase : A2994M3B) : JCP éd. S, 2014, n° 5, p. 23, obs. A. Barège ; CSPB, 2015, n° 270, p. 26, note F. Canut.
(6) Cass. soc., 19 mai 2010, n° 09-41.397, FS-P+B (N° Lexbase : A3921EXI) et les obs. de G. Auzero, De l'illicéité des stipulations conventionnelles permettant à l'employeur d'écarter la convention collective correspondant à l'activité principale de l'entreprise, Lexbase Hebdo n° 397 du 3 juin 2010 - édition sociale (N° Lexbase : N2200BP8) ; Cass. soc., 26 novembre 2002, n° 00-46.873, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1210A4L).
(7) Dans le même sens : Cass. soc., 19 mai 2010, n° 07-45.033, FS-P+B (N° Lexbase : A3738EXQ) : "la Convention collective nationale des services interentreprises de médecine du travail (N° Lexbase : X0595AER) exclut de son champ d'application, par une clause qui ne peut être qualifiée d'option, les services liés au jour de son entrée en vigueur à une autre convention collective ; que tel est le cas de l'association service médical du travail du bâtiment et des travaux publics de la Savoie par le fait de son adhésion, le 18 juin 1975, à la Convention collective nationale du bâtiment du 23 juillet 1956".
(8) C. trav., art. L. 3121-39 (N° Lexbase : L3942IBM).
(9) Ce principe d'articulation est, comme tous les autres, d'ordre public, et l'accord de branche ne peut donc pas y déroger.
Décision
Cass. soc., 15 avril 2015, n° 13-18.032, FS-P+B (N° Lexbase : A9234NG4). Cassation partielle (CA Lyon, 29 mars 2013). Texte visé : article 9-3 de avenant du 13 juillet 2001, relatif à l'aménagement et à la réduction du temps de travail à 35 heures dans la branche des commerces de détail de papeterie, fournitures de bureau, de bureautique et informatique et de librairie étendu par arrêté du 26 décembre 2001, publié au Journal officiel du 1er janvier 2002, ensemble l'article L. 2222-1 (N° Lexbase : L3220IM9) du Code du travail Mots clef : accord de branche ; champ d'application ; entreprises exclues. Lien base: (N° Lexbase : E2390ETP). |
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