E38563LE
Dernière modification le 20-05-2020
Il convient d’envisager brièvement les conditions du recours à la révision pour imprévision avant d’étudier ses effets.
Avant d’étudier les conditions posées par l’article 1195 du Code civil (N° Lexbase : L0909KZP) pour recourir à la révision pour imprévision, il convient de faire quelques observations sur l’applicabilité du mécanisme.
♦ Applicabilité du mécanisme de l’imprévision
Application de la loi dans le temps et caractère supplétif de l’article 1195 du Code civil. Deux conditions préalables doivent être vérifiées pour espérer recourir à la révision pour imprévision : non seulement le contrat doit être soumis à la réforme, mais le dispositif de l’article 1195 du Code civil ne doit pas avoir été écarté par la loi ou les parties.
a) Application de la loi dans le temps
La révision pour imprévision ne s’applique qu’aux contrats soumis à la réforme du droit des contrats. La consécration de la révision pour imprévision est une innovation de la réforme du droit des contrats : le dispositif de l’article 1195 du Code civil (N° Lexbase : L0909KZP) ne s’applique donc qu’aux conventions conclues après le 1er octobre 2016, date d’entrée en vigueur de l’ordonnance portant réforme du droit des contrats. Les contrats conclus antérieurement à cette date demeurent, en revanche, soumis à une conception rigoureuse de la force obligatoire : à leur égard, ainsi que l’a affirmé en son temps la Cour de cassation, « la règle que les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites est générale et absolue : en aucun cas, il n’appartient aux tribunaux de prendre en considération le temps et les circonstances pour modifier les conventions des parties et ils ne pourront davantage, sous prétexte d’une interprétation que le contrat ne rend pas nécessaire, introduire dans l’exercice du droit constitué par les contractants, des conditions nouvelles, quand bien même le régime ainsi institué paraîtrait plus équitable à raison des circonstances économiques ».
Application anticipée de la réforme ? Cette dichotomie entre les contrats conclus avant ou après l’entrée en vigueur de la réforme du droit des contrats est peu satisfaisante en pratique. On peut donc se demander si les juges ne seront pas tentés d’interpréter le droit antérieur à la lumière des nouvelles dispositions. On sait, en effet, qu’afin d’éviter que la réforme du droit des contrats ne débouche sur trop de distorsions, la Cour régulatrice s’est engagée dans un mouvement d’harmonisation des solutions en interprétant parfois le droit ancien en considération de « l’évolution du droit des obligations résultant de l’ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 ». On pourrait, dès lors, imaginer que l’ancien article 1134 du Code civil (N° Lexbase : L1234ABC) soit interprété à la lueur de « l’évolution du droit des obligations résultant de l’ordonnance », afin d’en déduire une possibilité judiciaire de modification du contrat, quand bien même il serait antérieur à la réforme. La jurisprudence n’y paraît cependant pas favorable : la cour d’appel de Paris a réaffirmé récemment sur le fondement de l’ancien article 1134 du Code civil, que « le contrat est intangible et que le juge n’a pas le pouvoir de le réviser ». Tout au plus admet-elle l’existence d’une obligation de renégocier le contrat sur le même fondement : selon un récent arrêt de la cour d’appel de Paris, « les dispositions de l’article 1134 du Code civil dans sa version applicable au présent litige posent le principe de l’intangibilité des conventions qui exclut la révision pour imprévision par le juge. Néanmoins, il peut être admis que l’obligation d’exécuter le contrat de bonne foi doit inciter les parties à renégocier une convention dont le déséquilibre résulte notamment d’une hausse imprévisible du coût de l’énergie qui est susceptible de bouleverser l’économie du contrat ». Peut-être l’importance de l’épidémie conduira-t-elle sur ce point la jurisprudence à assouplir ?
b) Applicabilité du mécanisme de l’article 1195 du Code civil au contrat
Les clauses faisant obstacle à la révision pour imprévision. Le mécanisme de la révision pour imprévision n’est pas d’ordre public, de sorte qu’il est loisible aux parties de l’écarter par une simple clause contractuelle. Ces clauses se sont évidemment multipliées. Certaines d’entre elles peuvent, sans nul doute, être contestées, pour peu qu’elles débouchent sur un déséquilibre significatif : en pareil cas, et pour peu qu’elles soient souscrites entre un professionnel et un non professionnel ou un consommateur, ou bien encore dans le cadre d’un contrat d’adhésion, voire à l’occasion de relations commerciales, ces clauses peuvent être réputées non-écrites sur le fondement des dispositions de lutte contre les clauses abusives. D’autres obstacles peuvent également se dresser sur la voie de l’invocation de la révision pour imprévision.
L’exclusion de l’imprévision par le droit des contrats spéciaux. L’article 1195 du Code civil (N° Lexbase : L0909KZP) est une disposition de droit commun. Paradoxalement, cette considération peut parfois nuire à son applicabilité : la jurisprudence tend, en effet, à en déduire son exclusion par certaines règles de droit des contrats spéciaux. La cour d’appel de Douai a par exemple tout récemment jugé que « les circonstances imprévisibles ne sont pas de nature à entraîner la modification du caractère forfaitaire du contrat », excluant ainsi la révision pour imprévision d’un marché à forfait. Quant à la cour d’appel de Versailles, elle a écarté la révision pour imprévision en matière de bail commercial, au prétexte que « le statut des baux commerciaux prévoit de nombreuses dispositions spéciales relatives à la révision du contrat de bail (révision triennale, clause d’indexation), [et qu’] il n’y a pas lieu de faire application des dispositions générales de l’article 1195 précité, ces dernières devant être écartées au profit des règles spéciales du statut des baux commerciaux, de sorte que c’est à bon droit que le premier juge a débouté [le preneur] de sa demande de révision fondée sur les dispositions générales du Code civil ». Si cette dernière décision est plus que contestable - on voit mal en quoi les règles propres à la fixation des loyers ont à voir avec l’imprévision - elles attestent néanmoins d’une certaine réticence à l’égard du mécanisme de l’article 1195 : là encore, l’avenir dira si cette rigueur survivra au coronavirus.
♦ Conditions d’application
Le Covid-19 : une circonstance imprévisible. A supposer que les conditions qui viennent d’être dites soient remplies - c’est-à-dire que le contrat soit soumis la réforme et qu’aucune disposition ni stipulation n’écarte l’application de l’article 1195 du Code civil (N° Lexbase : L0909KZP) - la partie subissant les conséquences de l’épidémie pourra songer à se prévaloir de la révision pour imprévision. Si une telle imprévision se définit traditionnellement comme un bouleversement imprévisible des circonstances économiques ayant présidé à la conclusion du contrat, le nouvel article 1195 du Code civil la présente plus largement comme « un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat [qui] rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque ». Il est donc peu douteux que la survenance de l’épidémie sera invoquée à ce titre. Les conséquences de cette imprévision se déclinent alors en deux temps.
Renégociation. Le premier alinéa de l’article 1195 du Code civil instaure une obligation préalable de renégociation : « Si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation ». Ce dispositif aboutit à une obligation de renégocier fort proche de celles qu’avait admise la jurisprudence antérieurement à l’entrée en vigueur de l’article 1195 du Code civil et que les parties liées par un contrat antérieur à la réforme peuvent du reste à défaut d’accord toujours invoquer. Encore faut-il, pour qu’elle se déclenche, que le changement de circonstances ait été imprévisible au moment où le contrat a été conclu : comme s’agissant de la force majeure - et ainsi qu’on l’a évoqué plus haut - il conviendra d’être particulièrement attentif, dans l’appréciation de cette condition, à la date de conclusion du contrat.
L’objet de cette obligation de renégocier est par ailleurs cantonné. Elle est limitée aux modalités du contrat : l’obligation de renégociation ne saurait, en effet, imposer la conclusion d’un nouveau contrat, ne serait-ce que pour des raisons tenant à la liberté contractuelle. Cette obligation n’est par ailleurs que de moyens : il ne saurait pas non plus être imposé aux parties d’aboutir dans leurs négociations, encore moins de consentir aux modifications du contrat. Au vrai, la partie subissant le bouleversement des circonstances devra se garder de nourrir trop d’espoirs dans ces négociations. Non seulement leur cours ne suspend guère la force obligatoire du contrat - qui demeure obligatoire dans l’entretemps - mais ces négociations tendent davantage à la survie du contrat qu’à un retour à l’équilibre : si la partie profitant du déséquilibre doit « prendre en compte » la modification des circonstances, il n’en résulte pas qu’il lui revienne d’assurer le maintien de ses bénéfices au cocontractant, ni même de lui garantir une absence de perte.
Révision en cas d’échec des négociations. Selon l’article 1195, alinéa 2, du Code civil, « en cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent convenir de la résolution du contrat, à la date et aux conditions qu’elles déterminent, ou demander d’un commun accord au juge de procéder à son adaptation ». S’il n’est pas étonnant que la résolution du contrat puisse être convenue, on peut en revanche douter de l’accord des parties pour solliciter « l’adaptation » du contrat par le juge. Au reste, selon le même article 1195 du Code civil, « dans un délai raisonnable, le juge peut à la demande d’une partie, réviser le contrat ou y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ». Le coronavirus donnera à la jurisprudence l’occasion de faire les preuves de l’efficacité ou non de ce mécanisme. Il n’est, cependant, pas certain que les juges s’engagent avec enthousiasme dans une magistrature économique. Ajoutons que la simple difficulté à obtenir une date d’audience pour obtenir la révision du contrat devrait dissuader nombre de contractants de recourir à ce mécanisme pour lui préférer des solutions se dispensant du juge.
Décision unilatérale de réduire le prix. Issu de la réforme du droit des contrats, le nouvel article 1223 du Code civil (N° Lexbase : L1984LKP) permet en substance au créancier d’une obligation imparfaitement exécutée d’obtenir une réduction du prix. Dans sa réduction issue de la loi n° 2018-287 du 20 avril 2018 ratifiant l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 portant réforme du droit des contrats, du régime général et de la preuve des obligations, applicable à compter du 1er octobre 2018, l’article 1223 du Code civil prévoit qu’« en cas d’exécution imparfaite de la prestation, le créancier peut, après mise en demeure et s’il n’a pas encore payé tout ou partie de la prestation, notifier dans les meilleurs délais au débiteur sa décision d’en réduire de manière proportionnelle le prix. L’acceptation par le débiteur de la décision de réduction de prix du créancier doit être rédigée par écrit ». L’alinéa suivant dispose que « si le créancier a déjà payé, à défaut d’accord entre les parties, il peut demander au juge la réduction de prix ». Si cette dernière possibilité est de peu de secours pour le créancier, la possibilité de réduire le prix sans recourir au juge qu’organise le premier alinéa paraît en revanche prometteuse.
Pouvoir unilatéral de modification du contrat en l’absence de paiement intégral par le créancier. Le pouvoir de réduction conféré au créancier dans l’hypothèse où il n’a pas intégralement payé le prix est particulièrement important : il permet de tirer unilatéralement les conséquences de la dégradation de la prestation de l’autre partie. Ce pouvoir unilatéral est du reste indépendant des circonstances : peu importe que la prestation n’ait pas été correctement accomplie en raison du coronavirus ou d’autre chose. Ainsi, le créancier qui n’a par exemple pas été intégralement livré des fournitures promises n’aura qu’à procéder à un paiement partiel, en fonction de l’évaluation proportionnelle du prix à laquelle il aura unilatéralement procédé.
Conditions. Le texte subordonne la mise en œuvre de la réduction du prix au respect de quelques conditions. Il impose d’abord une mise en demeure, afin d’offrir au débiteur une dernière chance de s’exécuter correctement. S’il ne le fait pas, le créancier qui n’a pas intégralement réglé la prestation notifie sa décision de réduire - « proportionnellement » - le prix. Si le débiteur accepte par écrit cette décision, les choses en reste là : le contrat est en quelque sorte refait par les parties qui ont toutes les deux manifesté leur volonté. S’il conteste cette décision, il appartiendra en revanche au débiteur de saisir le juge pour la contester.
Utilité du dispositif. Ainsi qu’on le voit, si le mécanisme n’écarte pas totalement le juge, il fait toutefois peser les conséquences du recours judiciaire - que l’épidémie rend particulièrement lourdes - sur la partie ayant imparfaitement exécuté la prestation. Même si la charge de la preuve pèse sur lui, le créancier bénéficiera ainsi de la réduction qu’il se sera appliquée à lui-même tant qu’un juge ne l’aura pas condamné à payer davantage. Le temps jouera pour lui, ceci d’autant plus que l’appréciation de cette réduction ressortit à la compétence du juge du fond, à l’exclusion de celle du juge des référés. La réduction du prix confère ainsi au créancier un moyen de pression en l’autorisant à placer le débiteur devant le fait accompli et à faire peser sur lui la contrainte et l’aléa de la procédure judiciaire.
Perte d’intérêt du contrat et intérêt de la caducité. L’épidémie de coronavirus pourrait conduire à un regain d’intérêt pour la caducité du contrat. Il se peut en effet qu’une partie n’ait plus d’intérêt à poursuivre l’exécution d’une convention, sans pour autant qu’elle puisse se prévaloir d’un quelconque cas de force majeure ou d’une imprévision. Voici par exemple un commerçant de détail frappé par le coronavirus et dans l’impossibilité de tenir sa boutique : il ne pourra se prévaloir de cette situation pour refuser de payer les denrées périssables que son fournisseur est disposé à lui livrer conformément à la convention. A supposer qu’aucune stipulation contractuelle ne règle cette question, l’article 1186, alinéa 1er, du Code civil (N° Lexbase : L0892KZ3) pourrait permettre au créancier d’échapper à la poursuite du contrat.
Selon cette disposition, « un contrat valablement formé devient caduc si l'un de ses éléments essentiels disparaît ». Les conditions de mise en œuvre de ce mécanisme sont, il est vrai, incertaines. La question se pose ainsi de savoir si la caducité opère de plein droit, ou si elle doit être prononcée par le juge. Les textes invitent à trancher en faveur de la première branche de l’alternative : quoiqu’une telle interprétation n’écarte pas le rôle du juge, elle permettrait à la partie se prévalant de la caducité d’imposer à l’autre le risque de contester la situation acquise. L’article 1186 du Code civil pose également la question de savoir ce que recouvre la notion « d’élément essentiel » : l’intérêt du contrat pour une partie peut-il passer pour un tel élément entraînant la fin du contrat en cas de disparition ? Ce n’est pas certain : la jurisprudence qui l’a un temps admis sur le terrain de la cause de l’obligation s’est éteinte en même temps que cette notion a disparu. Il n’est pas certain que le coronavirus ne la ressuscite pas.
Et demain : prévoir l’imprévisible ? Comme on le voit, le droit des contrats est décidément immunisé contre le Covid-19 : les règles séculaires qui le régissent ont connu d’autres bouleversements, d’autres pandémies même, sans vaciller. L’épidémie participera sans doute au perfectionnement de ses règles plutôt qu’à leur effondrement. Elle devrait cependant inciter à l’avenir à davantage encore de précaution dans la rédaction d’actes : le contrat n’est-il pas après tout un acte de prévision si hardi qu’il permet même d’envisager l’imprévisible ?