Le Quotidien du 3 août 2023 : Domaine public

[Questions à...] L’intégration d’un bien au domaine public comme mode d’extinction d’un bail rural - Questions à Christophe Roux, Professeur de droit public, Université Jean Moulin – Lyon 3

Réf. : CE, 5°-6° ch. réunies, 7 juin 2023, n° 447797, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A80159YI

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N6180BZW

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[Questions à...] L’intégration d’un bien au domaine public comme mode d’extinction d’un bail rural - Questions à Christophe Roux, Professeur de droit public, Université Jean Moulin – Lyon 3. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/98308713-0
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le 26 Juillet 2023

Mots clés : domaine public • bail rural • inaliénabilité • sécurité juridique • contravention de grande voirie

Dans un arrêt rendu le 7 juin 2023, la Haute juridiction administrative a dit pour droit que lorsque la personne publique procède à l'intégration dans le domaine public de biens immobiliers occupés et mis en valeur par un exploitant déjà présent sur les lieux en vertu d'un bail rural en cours de validité, ce contrat ne peut, une fois ces biens incorporés au domaine public, conserver un caractère de bail rural en tant qu'il comporte des clauses incompatibles avec la domanialité publique. Il peut alors être légalement dénoncé et priver par conséquent l'exploitant du droit et du titre d'occupation procédant de ce bail. Pour savoir si l’application de ce principe n’aura pas pour risque éventuel un déséquilibre des relations entre administration et personnes privées pensant légitimement pouvoir exploiter des parcelles qui leur avaient été concédées de manière régulière, Lexbase Public a interrogé Christophe Roux, Professeur de droit public, Directeur de l’EDPL (EA 666), Université Jean Moulin – Lyon 3*.


 

Lexbase : Quels sont les rapports entre un bail (rural ou autres) et domanialité (privée ou publique) ?

Christophe Roux : Ils sont frappés d’asymétrie. Par principe, sur le domaine privé des collectivités publiques, les baux commerciaux et ruraux (mais aussi, les baux d’habitation ou, encore, « à construction ») peuvent éclore en toute quiétude ; il reste, cependant à évoquer une part irréductible de spécificités (et « d’administrativité ») affectant certains. Ainsi, par exemple, le domaine privé forme l’une des terres d’élection des baux commerciaux dits « dérogatoires », quand ces derniers ne prennent pas la forme d’authentiques conventions précaires (v. respectivement, C. com., art. L. 145-5 N° Lexbase : L5031I3Q et art. L. 145-5-1 N° Lexbase : L4973I3L). De même, faudrait-il réserver le cas des baux emphytéotiques… administratifs, susceptibles de grever un bien du domaine privé (CGCT, art. L. 1311-4, 4°N° Lexbase : L7345HIU ; CGPPP, art. L. 2331-1, 5° N° Lexbase : L2125INZ) : ou ceux « de droit commun », qui viennent revêtir une telle nature en présence notamment d’une clause exorbitante du droit commun [1]. Il serait enfin plus exact d’évoquer l’existence de baux ruraux « administratifs » sur le domaine privé : les concernant, un droit de priorité très spécifique est en effet accordé aux jeunes agriculteurs ou à ceux résidant dans la commune d’implantation ; de même, le « droit » à renouvellement de tels baux est-il profondément paralysé par les dispositions de l’article L. 415-11, alinéa 1er du Code rural N° Lexbase : L7625HIA, de simples considérations d’intérêt général pouvant l’annihiler [2].

Ces particularismes mis de côté, la situation est nettement plus tranchée du côté du domaine public, les baux de droit commun n’y ayant pas droit de cité. Les textes le relayent parfois – et mollement – s’agissant de certains baux commerciaux (C. com, art. L. 145-2-I-3° N° Lexbase : L5029I3N ; CGPPP, art. R. 2124-9 N° Lexbase : L3066IRY ou R. 2124-20 N° Lexbase : L3077IRE). C’est ainsi du côté de la jurisprudence qu’il faut se déporter pour trouver le fondement de cette prohibition, tenant à l’incompatibilité entre le droit à renouvellement propre aux baux de droit commun, d’un côté, et le principe de précarité inhérent à l’inaliénabilité domaniale, de l’autre (auquel on peut adjoindre le caractère personnel de l’autorisation). Au diapason – et quand bien même l’antinomie serait discutable –, la jurisprudence reprend ce fondement tant au sujet des baux ruraux [3] que commerciaux [4]. Il convient toutefois de ne pas en surestimer les conséquences : par exemple, sous réserve de bénéficier d’une clientèle propre et qu’il ait été constitué après la Loi Pinel, un fonds de commerce sera désormais susceptible de germer sur le domaine public, son existence étant indépendante de la présence d’un bail commercial (CGPPP, art. L. 2124-32-1 N° Lexbase : L5016I38).

Lexbase : Qu’advient-il du bail lorsque ce dernier porte sur un bien originellement privé (ou ressortant du domaine privé) qui intègre le domaine public ?

Christophe Roux : C’est tout l’apport de deux décisions récentes du Conseil d’État [5], lesquelles viennent acter la novation (v. C. civil, art. 1329 N° Lexbase : L0991KZQ) des contrats portant occupation privative en cas de mutation de la nature des dépendances domaniales occupées. La Cour de cassation avait pris les devants, dans l’hypothèse où un bien ressortant du domaine public venait à gagner le domaine privé, l’arrêt retenant que, à compter de cette intégration, le titulaire d’une autorisation précaire (de logement) voit son titre « nové » en bail – privé – d’habitation, avec toutes les garanties afférentes [6]. Le Conseil d’État, en sens inverse (c’est-à-dire lorsqu’un bien ressortant initialement du domaine privé rejoint le domaine public), a repris la même idée : le bail (commercial, rural…) fait, dans cette hypothèse, l’objet d’une double « publicisation ». De sa nature, d’une part, le contrat devenant administratif en vertu de son nouvel objet (l’occupation du domaine public : CGPPP, art. L. 2331-1 N° Lexbase : L2125INZ), ceci générant la compétence du juge administratif pour en connaître en cas de litige. De son régime, d’autre part, le bail originel étant expurgé de toutes ses clauses incompatibles avec la domanialité publique des lieux.

En somme, par cette mise en cohérence, les juridictions judiciaires et administratives sont parvenues à faire coïncider de nouveau le principe selon lequel « la compétence suit le fond ». Là où, alternativement et selon la jurisprudence en vigueur auparavant [7], des poches d’exorbitance pouvaient subsister au sein du titre lorsque le bien quittait le domaine public ; et, inversement, des résidus « privatistes » se maintenir lorsque le bien intégrait le même domaine. Par essence, cette novation vient toutefois entailler un dogme : celui selon lequel la nature d’un contrat doit s’apprécier à la date de sa conclusion [8]. On pourra s’interroger, du reste, sur le champ que cette… novation juridique pourrait demain recouvrir : il n’est nullement certain que la solution s’exporte au-delà du cadre domanial  9] ; il faut par ailleurs prudence garder, même dans ce pré carré, la Cour de cassation s’étant – entre temps – déclarée compétente pour connaître d’un différend relatif à la formation d’un contrat portant sur un bien, la circonstance qu’il ait été, par la suite, intégré au domaine public, étant jugée sans incidence [10].

Lexbase : Comment concilier inaliénabilité du domaine public et sécurité juridique afférente à un tel bail ?

Christophe Roux : C’est tout l’enjeu, auquel la juridiction administrative vient tenter d’apporter une réponse que l’on pourra qualifier « d’équilibrée », lors même qu’il restera loisible de regretter certains aspects ou, du moins, le maintien de certaines hypothèques. Solution équilibrée car, certes, à compter de l’intégration du bien au sein du domaine public, le bail devra être amputé de toutes ses clauses incompatibles avec la domanialité publique. Pour l’essentiel, c’est dire que, du jour au lendemain, un occupant privatif perd donc le bénéfice de son « droit » (ou « prétendu » droit car celui-ci mérite, selon les baux en cause, d’infinies nuances) à renouvellement. Toutefois, comme l’a retenu à deux reprises le Conseil d’État, c’est dire aussi que l’occupant privatif reste titré, du moins jusqu’à expiration du terme prévu par le bail originel : il ne peut, ainsi, et alors même que la dépendance a gagné le domaine public, être considéré comme un occupant sans titre du domaine ce qui lui assure une certaine sécurité juridique. À cet égard, la solution retenue par la haute juridiction administrative est dans la lignée de celle relative aux baux commerciaux conclus ab initio et illégalement sur le domaine public : dans ce cadre, il est déjà jugé – parfois implicitement – que le bail n’est – à raison de son incompatibilité avec la domanialité publique – qu’une autorisation précaire et révocable… mais une autorisation tout de même, son « titulaire » pouvant dès lors engager la responsabilité de l’Administration qui l’a induit en erreur sur la réalité de ses droits [11]. En définitive, le Conseil d’État vient donc appliquer la même solution, qu’il s’agisse de conventions ab initio ou (du fait de leur incorporation ultérieure au domaine public) « devenues » illégales.

La sécurité juridique de l’occupant privatif n’en reste pas moins toute relative. En premier lieu, il verse immédiatement dans la précarité [12]. L’ancien titre pourra, à cet égard, faire l’objet d’une dénonciation immédiate de la part du gestionnaire domanial ; en d’autres termes, il pourra faire l’objet d’une résiliation unilatérale pour motif d’intérêt général, sa (nouvelle) nature administrative autant que son (nouvel) objet domanial (à raison du principe de précarité, toujours) permettant d’y recourir. Dans ce cadre, l’ex-occupant aura toutefois droit à indemnités couvrant le lucrum cessans et le damnus emergens, même si, en matière domaniale, la générosité du juge pour reconnaître ces différents chefs de préjudice est pour le moins tempérée…[13]. En l’absence d’une telle dénonciation, son maintien dans les lieux ne sera pas pérennisé : il durera jusqu’à expiration du titre sans faculté de renouvellement, nul n’y ayant droit sur le domaine public [14], ceci d’autant plus que, en présence d’une activité économique exercée, l’exigence de sélection transparente préalable autant que celle de remise en concurrence périodique s’y opposent (CGPPP, art. L. 2122-1-1 N° Lexbase : L9569LDR et s.).

L’arrêt du 7 juin 2023 apporte encore quelques précisions (…et restrictions) sur l’étendue de la sécurité juridique conférée à l’occupant privatif. Si le Conseil d’État a admis en l’espèce que le titulaire de l’ex-bail rural demeurait occupant – légal – du domaine public, c’est après avoir vérifié que l’activité qu’il prenait en charge (l’élevage de chevaux) était compatible avec la nature et les finalités particulières assignées à la gestion des dépendances en cause (possédées par le Conservatoire de l’espace littoral et des rivages lacustres). C’est signifier donc, en creux, que si la novation du titre doit être opérée par principe, celle-ci devra être écartée lorsque l’activité économique exercée par l’occupant ne répond pas aux règles parfois particulières (on pense à celles sises sur le domaine public maritime ou fluvial) d’utilisation du domaine public ; a minima, si cette activité n’est pas compatible avec l’affectation domaniale. La solution déçoit en revanche sur certains aspects, notamment en n’éclaircissant pas le champ d’extinction des anciennes clauses contractuelles. Tout juste sait-on que toutes celles incompatibles avec la domanialité publique disparaissent, ceci sans liste exhaustive. Mais, en sens inverse, ne serait-il pas logique d’éteindre (ou modifier) les stipulations contractuelles anciennement favorables à la collectivité bailleresse ? L’on pense, en priorité, au cas des redevances domaniales dont, dit-on parfois [15], le montant serait inférieur à celui des loyers versés sur le domaine privé pour des biens comparables, à raison entre autres des droits garantis (renouvellement, libre cessibilité…). La novation ne devrait-elle pas, alors, happer aussi ces stipulations, par trop favorables à la collectivité alors que l’ex-bailleur a perdu les avantages afférents ?

Lexbase : Qu'en est-il de la situation du titulaire du bail rural antérieur au classement ?  Doit-il être sanctionné par une contravention de grande voirie ?

Puisque le titre est nové (et en l’absence de toute dénonciation, rappelons-le), ce dernier continue de former la base légale des relations contractuelles qui ne s’éteignent donc pas, ipso facto, du fait de l’intégration des dépendances au sein du domaine public. Partant, l’ancien titulaire du bail ne peut être considéré comme un occupant sans titre et, de ce chef, se voir infliger une contravention de grande voirie. Néanmoins, la poursuite des relations contractuelles s’opère sans préjudice du respect de la police de la conservation applicable au domaine public concerné. Ainsi, dans l’affaire du 7 juin dernier, c’est valablement qu’une telle contravention a pu être infligée à l’occupant pour méconnaissance des dispositions (législatives) destinées à assurer la protection de l’intégrité du domaine public. En l’espèce, c’est donc à bon droit que l’autorité domaniale a pu dresser une telle contravention (sur le fondement de l’article L. 322-10-4 du Code de l’environnement N° Lexbase : L6078HIX), l’utilisateur privatif ayant procédé à la découpe de roselières.

Pour traiter exhaustivement de la situation de l’ex-titulaire du bail, l’on ajoutera que ce dernier pourra tout de même rechercher l’engagement de la responsabilité de l’Administration à raison du préjudice subi (perte du « droit » à renouvellement notamment) consécutivement à l’intégration de la dépendance au sein du domaine public. Si l’on suit les conclusions de la rapporteure publique dans l’affaire « Commune de Saint-Félicien » [16], seule une responsabilité sans faute pourrait être de mise, celle-ci résultant d’une décision légale (de classement ou d’affectation à l’utilité publique du bien). On pourra juger la voie (bien) trop étroite. D’une part, car, pour prospérer, encore faudra-t-il démontrer l’existence d’un préjudice tout à la fois anormal et spécial. D’autre part, car l’on perçoit bien que, dans certaines hypothèses, l’idée de faute pourrait réapparaître, notamment si la collectivité publique entend savamment « organiser » la domanialité publique des lieux pour mieux se débarrasser – au moins à moyen terme… et à moindre frais – d’un occupant privatif jugé encombrant.

* Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public, avec l'aimable communication des conclusions du rapporteur public, Maxime Boutron.


[1] CE, 12 décembre 2003, n° 256561 N° Lexbase : A4148DAU.

[2] Ph. Yolka, Le bail rural administratif, JCP éd. A, 2008, n° 2263.

[3] CE, 15 novembre 1950, Durel, Rec. p. 557 ; CAA Lyon, 18 octobre 2011, n° 11LY00780 N° Lexbase : A025243Q.

[4] CE, 24 novembre 2014, n° 352402 N° Lexbase : A2574M44.

[5] CE, 21 décembre 2022, n° 464505 N° Lexbase : A625483Z ; CE, 7 juin 2023, n° 447797.

[6] Cass. civ. 3, 6 juillet 2022, n° 21-18.450, FS-B N° Lexbase : A582979R.

[7] T. confl., 4 juillet 2016, n° 4055, Sté JCS Investissement et Sté Sodec Commercialisation et Gestion N° Lexbase : A4262RWR.

[8] T. confl., 11 avril 2016, n° 4043, Fosmax N° Lexbase : A6727RC7.

[9] E. Fâtome, A propos des contrats administratifs « recueillis et poursuivis par des personnes privées, in Mélanges Yves Jégouzo, Dalloz, 2009, p. 455.

[10] Cass. civ. 3, 26 octobre 2022, n° 21-19.053, FS-B N° Lexbase : A00988R3.

[11] CE, 24 novembre 2014, n° 352402 N° Lexbase : A2574M44.

[12] La précarisation des occupations privatives, JCP éd. A 2023, n° 2301.

[13] CE, 31 juillet 2009, n° 316534 N° Lexbase : A1347EK4.

[14] CE, 14 octobre 1991, n° 95857 N° Lexbase : A0521ARQ.

[15] Pour un tel postulat : v. CAA Marseille, 9 avril 2021, n° 18MA03151 N° Lexbase : A19004P3.

[16] K. Ciavaldini, BJCL, 2023-2, p. 100.

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