Le Quotidien du 11 août 2022 : Délégation de service public

[Questions à...] Fin de concession d’une DSP « culturelle » : quel est le périmètre des biens de retour concernés ? Questions à Jean-François Lafaix, Professeur à l’Université de Strasbourg

Réf. : CE, 2°-7° ch. réunies, 16 mai 2022, n° 459904, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A15127XB

Lecture: 12 min

N1766BZG

Citer l'article

Créer un lien vers ce contenu

[Questions à...] Fin de concession d’une DSP « culturelle » : quel est le périmètre des biens de retour concernés ? Questions à Jean-François Lafaix, Professeur à l’Université de Strasbourg. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/86647521-0
Copier

le 05 Août 2022

Mots-clés : biens de retour • réseaux sociaux • décors • monuments • délégation de service public

Dans un arrêt du 16 mai 2022, le Conseil d’État s’est prononcé sur le statut de biens matériels et immatériels produits pour l’exécution d’une délégation de service public portant sur l’exploitation culturelle et touristique des monuments romains de la ville de Nîmes, impliquant la gestion des services d’accueil, l’animation culturelle, la communication et la valorisation des arènes de Nîmes, de la Maison carrée et de la tour Magne. Outre les décors créés pour les manifestations touristiques liées aux monuments, le Conseil a qualifié de biens de retour un film dont le contrat mettait la production à la charge du concessionnaire et les droits d’administration des pages des réseaux sociaux relatives aux monuments. Le délégataire devra donc en restituer l’intégralité à la ville de Nîmes. Pour faire le point sur cette décision d’importance pour les collectivités, Lexbase Public a interrogé Jean-François Lafaix, Professeur à l’Université de Strasbourg*.


 

Lexbase : Pouvez-vous nous rappeler en quoi consistent les biens de retour ?

Jean-François Lafaix : Ainsi qu’ils sont désormais définis par l’article L. 3132-4 du Code de la commande publique N° Lexbase : L4183LRD, les biens de retour sont des « biens, meubles ou immeubles, qui résultent d’investissements du concessionnaire et sont nécessaires au fonctionnement du service public ». Cette définition reprend, en substance, celle formulée par l’arrêt du Conseil d’État « Commune de Douai » du 21 décembre 2012 [1]. Concrètement, il s’agit souvent d’ouvrages d’infrastructure ou de bâtiment ou de véhicules ou autres meubles sans lesquels il n’est pas possible d’exécuter le service public.

La définition des biens de retour par le législateur était opportune dans la mesure où elle résultait initialement de la jurisprudence administrative tout en ayant des conséquences en termes de propriété, alors qu’il revient en principe au juge judiciaire de déterminer la personne propriétaire d’un bien. Si la Cour de cassation se réfère désormais, elle aussi, à la catégorie des biens de retour [2], il n’en revenait pas moins au législateur – et non au juge – de fixer les garanties légales des exigences constitutionnelles [3]. Or, ces garanties sont liées au régime des biens de retour et leur définition, qui conditionne l’application de ce régime, en fait donc partie.

Le principal élément de définition des biens de retour réside dans leur importance pour l’exécution d’un contrat de concession. C’est leur fonction du point de vue de l’effectivité du principe constitutionnel de continuité du service public qui permet de les identifier et non leur fonction du point de vue de l’économie du contrat de concession. Bien évidemment, il est parfois difficile de déterminer si un bien est « nécessaire au fonctionnement du service public », c’est-à-dire indispensable. C’est pourquoi en pratique, les parties s’accordent généralement sur une liste. Mais l’arrêt « Commune de Nîmes »  rappelle que le contrat de concession ne peut déroger au régime de ces biens. Le contrat ne peut donc écarter cette qualification en présence d’un bien pourtant nécessaire au fonctionnement du service public. L’arrêt « Commune de Nîmes » montre aussi que le juge administratif doit « rechercher si les biens en cause étaient nécessaires au fonctionnement du service public » afin de relever d’office la violation par le contrat du régime des biens de retour. En effet, le Conseil casse l’ordonnance contestée pour ce motif « sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les moyens du pourvoi ».

Bien que l’existence de cette catégorie de biens résulte d’exigences constitutionnelles et non de l’économie particulière des contrats de concession, elle concerne uniquement l’exécution d’un contrat par lequel une « autorité concédante de droit public » a concédé la réalisation de travaux ou la gestion d’un service public. Il y a certainement matière à identifier des biens remplissant des fonctions équivalentes dans d’autres contrats passés par des personnes publiques puisque les exigences constitutionnelles ont un champ d’application qui ne se laisse pas enfermer dans telle ou telle catégorie de contrat définie par la loi. Mais, formellement, dans les autres contrats, les biens fonctionnellement équivalents ne sont pas des biens de retour.

Plus précisément, dans les contrats de concession (ou de délégation de service public, selon la dénomination antérieure conservée pour les collectivités territoriales), les biens de retour doivent être distingués de trois autres catégories de biens :

  • ceux qui sont apportés par le concédant ;
  • ceux qui sont acquis ou réalisés par le concessionnaire pour l’exécution du contrat sans être nécessaires au fonctionnement du service public, qualifiés de « biens de reprise » ;
  • et ceux qui appartiennent au concessionnaire et sont simplement utilisés pour l’exécution du contrat (et ses éventuelles autres activités), qualifiés de « biens propres » du concessionnaire. L’intérêt de cette distinction réside, bien évidemment, dans le régime applicable à chaque catégorie.

Lexbase : Quel est le régime que leur applique le juge administratif ?

Jean-François Lafaix : La particularité du régime des biens de retour réside dans les règles de propriété des biens et dans les règles d’indemnisation du concessionnaire en fin de contrat ou en cas de résiliation de celui-ci.

Dans le silence du contrat, les biens de retour « sont et demeurent la propriété de la personne publique dès leur réalisation ou leur acquisition » (CCP, art. L. 3132-4 N° Lexbase : L4183LRD), alors même que le concessionnaire assume la maîtrise d’ouvrage des constructions que le contrat met à sa charge et, plus généralement, le financement des investissements nécessaires au fonctionnement du service public. Le Conseil d’État applique cette solution de façon extensive. Ainsi, les biens de retour édifiés sur la propriété privée d’un tiers ne sont pas la propriété du propriétaire du fond ou du concessionnaire, mais celle de la personne publique concédante [4]. La qualification de biens de retour écarte donc le jeu de la règle de l’accession. De façon plus marquante encore, le Conseil d’État a étendu cette qualification à des « biens que le concessionnaire a, en acceptant de conclure la convention, affectés au fonctionnement du service public et qui sont nécessaires à celui-ci » [5], s’agissant en l’espèce de remontées mécaniques.

La propriété publique initiale des biens de retour n’est pas toujours d’ordre public. Les parties peuvent s’accorder pour octroyer au concessionnaire la propriété des biens de retour édifiés sur la propriété privée d’un tiers (CCP, art. L. 3132-5 N° Lexbase : L3767LRX) ou des droits réels sur les ouvrages et équipements qu’il réalise « dans les conditions et les limites définies par les clauses du contrat ayant pour objet de garantir l’intégrité et l’affectation du domaine public » (CCP, art. L. 3132-2 N° Lexbase : L3765LRU). Dans les deux cas, le contrat ne peut faire obstacle au retour gratuit de ces biens dans le patrimoine de la personne publique. En effet, au terme du contrat, les biens de retour qui ont été amortis au cours de l’exécution du contrat de concession font retour dans le patrimoine de la personne publique gratuitement, sous réserve des stipulations du contrat permettant à celle-ci de faire reprendre par le concessionnaire les biens qui ne seraient plus nécessaires au fonctionnement du service public (CCP, art. L. 3132-5 N° Lexbase : L3767LRX).

Les provisions constituées par le concessionnaire pour financer les travaux de « renouvellement des biens nécessaires au fonctionnement du service public » et non utilisées en fin de contrat reviennent également gratuitement à la personne publique concédante [6].

Lexbase : Le fait qu’ils puissent aussi englober des biens incorporels vous paraît-il logique ?

Jean-François Lafaix : Votre question invite à examiner deux dimensions en particulier : celle de la nature des « biens » en cause et celle de l’extension donnée à la catégorie des biens de retour.

Dans son arrêt du 16 mai 2022, le Conseil d’État qualifie de biens de retour trois types de biens : les décors fabriqués pour les « Grands Jeux romains », le film relatif à la Maison carrée et les droits d’administration des pages des réseaux sociaux relatives aux monuments. Les décors étant des biens meubles corporels, comme le sont les véhicules de transports, notamment, il paraît assez logique de les considérer comme des biens de retour (s’ils sont effectivement nécessaires au fonctionnement du service public). Le film est, quant à lui, l’œuvre de l’esprit dont le contrat de concession conférait l’usage à la commune de Nîmes. En tant qu’œuvre, indépendamment de son support, c’est un bien immatériel. Enfin, les droits d’administration des pages des réseaux sociaux sont des pouvoirs juridiques réservés aux titulaires des comptes.

Les œuvres littéraires et artistiques sont des choses incorporelles, dont il est admis qu’elles constituent des objets de propriété. Les considérer comme des biens de retour ne constitue donc pas un effort original même si cela risque de soulever des difficultés sur lesquelles le Conseil d’État ne s’est pas attardé en l’espèce. En cas de différend entre le concessionnaire et le concédant, les actions civiles et les demandes relatives à la propriété littéraire et artistique sont exclusivement portées devant des tribunaux judiciaires (CPI, art. L. 331-1 N° Lexbase : L0398LTW). Il n’est donc pas exclu que le juge judiciaire soit appelé à trancher les litiges portant sur les biens de retour et leur indemnisation. Sa compétence, à ce titre, déroge, en effet à celle du juge administratif pour connaître des litiges relatifs à l’exécution des contrats administratifs de la commande publique [7].

Les droits d’administration des pages des réseaux sociaux pouvaient être considérés simplement comme des droits et non comme des biens. Une partie des juristes estime que les droits ne devant leur existence qu’au système juridique, ils ne sont pas des biens et ne sont pas, en eux-mêmes, des objets de propriété. Il y aurait une « titularité » des droits, mais pas une propriété des droits. Au contraire, une autre partie estime que les créances et d’autres droits peuvent constituer des biens en tant que moyens d’obtenir un avantage et en raison de leur valeur économique et patrimoniale.

L’arrêt du Conseil d’État ne doit pas nécessairement être compris comme une prise de position dans ce débat, même si le Conseil n’avait écarté la qualification de biens de retour pour les quotas d'émission de dioxyde de carbone qu’en raison du régime spécifique auquel ils sont soumis [8]. La nature de bien des différents objets matériels, intellectuels ou juridiques servant à l’exécution continue du service public n’a pas d’importance en elle-même. Seule la continuité du service public importe. Il faut qu’au terme du contrat, la personne publique concédante ait la disposition de tous les instruments nécessaires au fonctionnement du service public. La propriété publique de ces instruments est la solution retenue par le législateur pour y parvenir. Les droits sont des biens en ce sens ou dans ce but. Les exigences constitutionnelles seraient les mêmes si l’on refusait unanimement et catégoriquement la qualification de biens à des droits. La Constitution exigerait simplement que les biens et droits nécessaires au fonctionnement du service public reviennent à la personne publique concédante en fin de contrat.

Fallait-il alors considérer que des décors, un film et des droits d’administration des réseaux sociaux sont nécessaires au fonctionnement du service public, me direz-vous ?

Cette solution montre que le Conseil d’État a une conception assez exigeante de la continuité du service public qui peut paraître étrangère au sentiment et à l’expérience d’un usager des transports publics un jour de grève. Mais si le service public consiste en un ensemble de prestations offertes aux usagers, tout ce qui est nécessaire pour effectuer toutes ces prestations est susceptible de constituer un bien de retour. Il ne s’agit pas simplement d’assurer un service minimum ou une sorte de cœur de service. Le service public en cause ne se limite pas à rendre les monuments accessibles au public. Il comporte des prestations plus sophistiquées, plus pédagogiques et ludiques. Il comporte aussi tout un ensemble d’informations qui doivent être accessibles au public intéressé par le monument même lorsqu’il ne le visite pas.

Si cette solution peut paraître extensive, c’est simplement en raison de l’extension de la catégorie de service public en droit français.

Lexbase : Cette solution ne risque-t-elle pas d’effrayer les futurs délégataires ?

Jean-François Lafaix : Cette crainte est liée à l’obligation de remettre les biens de retour gratuitement à la personne publique concédante en fin de contrat puisque ces biens lui appartiennent dès l’origine. S’agissant d’ouvrages édifiés sur un immeuble public, le concessionnaire n’a guère d’espoir et de possibilité d’en revendiquer la propriété en fin de contrat, étant précisé que ces ouvrages sont incorporés au domaine public et sont donc inaliénables. Plus les biens meubles et les biens incorporels deviennent importants, plus cette possibilité existe en pratique et plus cette question devient sensible car ceux-ci ne satisfont pas de façon évidente la définition du domaine public mobilier.

Mais la crainte n’est légitime que si cette obligation est une surprise ou si le concessionnaire pouvait légitimement espérer produire, à l’occasion du contrat, une source de richesse exploitable ensuite à des fins privées. Mais ces prétentions sont-elles légitimes…

Le régime indemnitaire des biens de retour devrait rassurer les concessionnaires. Le retour gratuit ne vaut que si le bien a été amorti au cours de l’exécution du contrat. Dans le cas contraire, c’est-à-dire lorsque la durée d’utilisation du bien est supérieure à la durée du contrat, le concessionnaire a droit à une indemnisation. Cette indemnisation est favorable au concessionnaire puisque celui-ci est censé assumer le risque d’exploitation. En principe, il ne doit pas être assuré d’amortir les investissements ou les coûts, liés à l’exploitation de l’ouvrage ou du service, qu’il a supportés (CCP, art. L. 1121-1 N° Lexbase : L4672LRH). De même, en cas de résiliation, le concessionnaire a droit d’être indemnisé de la valeur non amortie des biens de retour, alors même que la concession serait déficitaire [9]. De ce point de vue, l’extension de la catégorie des biens de retour devrait plutôt être rassurante.

*Propos recueillis par Yann Le Foll, Rédacteur en chef de Lexbase Public.


[1] CE Ass., 21 décembre 2012, n° 342788 N° Lexbase : A1341IZP.

[2] Cass. civ. 3, 9 février 2022, n° 21-12.295, FS-D N° Lexbase : A09647NZ.

[3] Cons. const., décision n° 2005-513 DC du 14 avril 2005 N° Lexbase : A9488DHU, § 4.

[4] CE Ass., 21 décembre 2012, n° 342788, préc.

[5] CE, Sect., 29 juin 2018, n° 402251 N° Lexbase : A5127XUG.

[6] CE, 18 octobre 2018, n° 420097 N° Lexbase : A9378YGG.

[7] T. confl., 7 juillet 2014, n° C3955 N° Lexbase : A4395MUC.

[8] CE, 6 octobre 2017, n° 402322 N° Lexbase : A2745WU9.

[9] CE, 4 mai 2015, n° 383208 N° Lexbase : A4465NHT.

newsid:481766

Utilisation des cookies sur Lexbase

Notre site utilise des cookies à des fins statistiques, communicatives et commerciales. Vous pouvez paramétrer chaque cookie de façon individuelle, accepter l'ensemble des cookies ou n'accepter que les cookies fonctionnels.

En savoir plus

Parcours utilisateur

Lexbase, via la solution Salesforce, utilisée uniquement pour des besoins internes, peut être amené à suivre une partie du parcours utilisateur afin d’améliorer l’expérience utilisateur et l’éventuelle relation commerciale. Il s’agit d’information uniquement dédiée à l’usage de Lexbase et elles ne sont communiquées à aucun tiers, autre que Salesforce qui s’est engagée à ne pas utiliser lesdites données.

Réseaux sociaux

Nous intégrons à Lexbase.fr du contenu créé par Lexbase et diffusé via la plateforme de streaming Youtube. Ces intégrations impliquent des cookies de navigation lorsque l’utilisateur souhaite accéder à la vidéo. En les acceptant, les vidéos éditoriales de Lexbase vous seront accessibles.

Données analytiques

Nous attachons la plus grande importance au confort d'utilisation de notre site. Des informations essentielles fournies par Google Tag Manager comme le temps de lecture d'une revue, la facilité d'accès aux textes de loi ou encore la robustesse de nos readers nous permettent d'améliorer quotidiennement votre expérience utilisateur. Ces données sont exclusivement à usage interne.