Le Quotidien du 30 décembre 2021 : Santé et sécurité au travail

[Jurisprudence] Nullité d’un procès-verbal dressé par l’inspection du travail : conséquence du non-respect de l’obligation de mise en demeure préalable

Réf. : Cass. crim., 19 octobre 2021, n° 21-80.146, F-B (N° Lexbase : A465649C)

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[Jurisprudence] Nullité d’un procès-verbal dressé par l’inspection du travail : conséquence du non-respect de l’obligation de mise en demeure préalable. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/75606469-0
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par Aurélie Salon, juriste et docteur en droit, cabinet Ledoux & Associés

le 29 Décembre 2021

 


Mots clés : droit pénal du travail • procès-verbal • mise en demeure • inspection du travail • nullité • infraction au Code du travail

Par un arrêt du 19 octobre 2021, la Cour de cassation fait droit à l’exception de nullité dirigée contre le procès-verbal de l’inspection du travail, dressé en l’absence de mise en demeure préalable. D’une part, le procès-verbal n’ayant été dressé que le 30 août 2017, soit près de seize mois après l’accident, il devait être précédé d’une mise en demeure préalable. D’autre part, l’inobservation de cette formalité, dont l’objet est de permettre au contrevenant de se mettre en conformité avant toute poursuite, lui fait nécessairement grief.


 

En vertu du principe d’indépendance énoncé par la Convention n° 81 de l’OIT et repris par l’ordonnance du 7 avril 2016, relative au contrôle de l’application du droit du travail [1], les agents de l’inspection du travail décident librement des suites à donner à leurs constatations. Cette liberté présente toutefois des limites, comme est venue le rappeler la Chambre criminelle de la Cour de cassation dans un arrêt du 19 octobre 2021 [2].

Le 2 mai 2016, alors qu’il circulait à pied dans une zone de déchargement, le salarié d’une société de recyclage a été grièvement blessé par un engin de chantier. L’inspection du travail s’est rendue sur les lieux de l’accident le lendemain. Le 30 août 2017, soit plus d’un an après, un procès-verbal a été dressé à l’encontre de l’employeur pour un manquement aux prescriptions de l’article R. 4224-3 du Code du travail (N° Lexbase : L3086IAK) sans qu’il ne soit procédé à une mise en demeure préalable [3]. La société et son directeur général ont alors été poursuivis et condamnés pour avoir, au mépris du texte susmentionné, omis d’aménager les lieux de travail intérieurs et extérieurs de façon à ce que les piétons et les véhicules circulent de manière sûre.

Si les faits d’espèce sont assez classiques, l’argument invoqué par la défense devant les juridictions répressives est plus remarquable. Elle faisait valoir que le procès-verbal établi par les agents était nul, faute d’avoir procédé à la mise en demeure préalable de l’employeur comme l’exige l’article L. 4721-4 du Code du travail (N° Lexbase : L7432K97). Désavouant les juges d’appel ayant rejeté cet argument, les juges suprêmes ont validé la position de l’employeur et, pour la première fois, fait droit à l’exception de nullité visant un procès-verbal dressé par les services de l’inspection du travail. À cette occasion, la Haute juridiction apporte un éclairage sur les limites de l’obligation de mise en demeure préalable (I.) et sur la sanction du non-respect de cette formalité (II.).

I. Les limites de l’obligation de mise en demeure préalable

En application de l’article L. 8113-7 du Code du travail (N° Lexbase : L5737K7M), les agents de contrôle de l’inspection du travail constatent les infractions par des procès-verbaux qu’ils transmettent au procureur de la République [4]. L’établissement d’un procès-verbal peut être différé par une mise en demeure, invitant l’employeur à mettre en place, dans un délai fixé, des mesures de prévention. Lorsque certaines prescriptions en matière de santé et de sécurité - mentionnées à l’article R. 4721-5 (N° Lexbase : L3258IAW) - sont concernées, cette mise en demeure devient un préalable obligatoire [5]. L’article L. 4721-4 du Code du travail (N° Lexbase : L7432K97) prévoit en effet qu’avant de dresser un procès-verbal, les agents de contrôle de l’inspection du travail doivent mettre l’employeur en demeure de se conformer à la réglementation [6]. Ainsi, en l’absence de mise en demeure ou avant l’expiration du délai d’exécution, aucune infraction ne peut être relevée par voie de procès-verbal [7]. Par dérogation prévue à l’article L. 4721-5 du Code du travail (N° Lexbase : L7431K94), les agents sont autorisés à dresser immédiatement un procès-verbal lorsque les faits qu’ils constatent présentent un danger grave ou imminent pour l’intégrité physique des salariés [8].

Le champ d’application de l’obligation de mise en demeure préalable ne posait pas de difficultés en l’espèce. Les dispositions relatives à l’utilisation des lieux de travail - dont l’article R. 4224-3 du Code du travail (N° Lexbase : L3086IAK) visé par le procès-verbal de l’inspection du travail - font partie des prescriptions mentionnées à l’article R. 4721-5 du Code du travail et soumises à l’obligation. En principe, les agents de l’inspection du travail auraient donc dû délivrer une mise en demeure à l’employeur avant de dresser le procès-verbal.

Le débat portait sur le périmètre de la dérogation : les agents de contrôle faisaient-ils face à une situation de danger grave ou imminent pour l’intégrité physique des salariés leur permettant de dresser immédiatement un procès-verbal ? Pour écarter l’exception de nullité, les juges d’appel ont considéré que l’intervention des agents et l’établissement du procès-verbal avaient été suscités par la survenance d’un accident du travail. Le danger grave ou imminent pour l’intégrité physique des salariés étant caractérisé par cet accident, les agents pouvaient, selon eux, dresser un procès-verbal sans mise en demeure préalable.

De son côté, l’employeur estimait que les agents étaient soumis à l’obligation de mise en demeure dans la mesure où ils se prononçaient sur la méconnaissance de l’obligation d’aménager les lieux de travail. Autrement dit, le procès-verbal concernait uniquement l’application d’une disposition prévue par le Code du travail, indépendamment de la survenance d’un accident du travail. L’employeur ajoutait d’ailleurs que les agents avaient agi dans le cadre d’un contrôle général, le procès-verbal mentionnant expressément l’application « des articles L. 8112-1, L. 8112-2 et L. 8113-7 du Code du travail ».

Dans ce contexte, les magistrats de la Cour de cassation se sont prononcés sur le cadre de l’intervention des agents de l’inspection du travail et plus particulièrement, sur les contours de la notion de danger grave ou imminent pour l’intégrité physique des salariés. Au visa des articles L. 4721-4 (N° Lexbase : L7432K97) et L. 4721-5 du Code du travail (N° Lexbase : L7431K94), ils considèrent que n’ayant été dressé que le 30 août 2017, soit près de seize mois après l’accident, le procès-verbal devait être précédé d’une mise en demeure préalable.

Deux enseignements peuvent être tirés de cette solution.

D’une part, le fait accidentel en lui-même n’est pas pris en compte par les juges. Cela laisse entendre qu’un danger grave ou imminent pour l’intégrité physique des salariés peut résulter de la survenance d’un accident du travail. La Cour de cassation l’avait d’ailleurs déjà reconnu dans un arrêt rendu le 17 mars 1992 [9]. Les agents de l’inspection du travail, qui s’étaient autorisés à dresser immédiatement un procès-verbal, avaient été approuvés par les juges en raison de l’existence d’un danger résultant de l’accident mortel dont avait été victime un salarié.

D’autre part, la Cour de cassation introduit une dimension temporelle à l’appréciation du danger grave ou imminent. Sa décision est déterminée par le temps écoulé - seize mois - entre l’accident et l’établissement du procès-verbal. Les juges estiment implicitement que, si un accident du travail peut caractériser un danger exonérant l’agent de l’obligation de mise en demeure préalable, encore faut-il que le procès-verbal soit établi dans un temps voisin de cet accident. À l’inverse, les agents qui dressent un procès-verbal bien après la survenance de l’accident ne peuvent plus se prévaloir du danger qui les aurait dispensés de procéder à une mise en demeure préalable.

Les textes qui trouvent application dans l’arrêt commenté répondent à une certaine logique. Lorsqu’il existe un danger pour les salariés, l’inspection du travail doit immédiatement alerter le procureur de la République. L’urgence est la répression d’un comportement grave. En revanche, lorsqu’il n’y a aucun danger pour les salariés, l’inspection du travail doit faire preuve de clémence et de pédagogie, c’est-à-dire inviter dans un premier temps l’employeur à se conformer à la réglementation. L’urgence n’est plus répression, qui pourrait même être abandonnée au regard des diligences de l’employeur, mais la prévention. Ici, la Cour de cassation déconnecte, par la prise en compte de la temporalité, l’intervention de l’inspection du travail et l’accident survenu plusieurs mois auparavant. En limitant ainsi le champ d’application de la dérogation, elle favorise la prévention, ce qui n’est pas sans rappeler l’esprit de la loi du 2 août 2021, pour renforcer la prévention en santé au travail [10].

II. La sanction du non-respect de l’obligation de mise en demeure

Le second point de discussion portait sur la nécessité d’établir l’existence d’un préjudice subi par l’employeur. Il s’agissait, plus précisément, de savoir si la nullité du procès-verbal pris en l’absence de mise en demeure est soumise à l’exigence d’un grief.

Sur ce point, la cour d’appel a considéré que la nullité ne pouvait être prononcée dès lors que l’employeur ne justifiait d’aucun grief. Elle relevait d’ailleurs que, malgré les seize mois accordés à l’employeur pour régulariser la situation, aucune mesure additionnelle n’avait été prise par celui-ci avant la rédaction du procès-verbal.

L’employeur, au contraire, indiquait que la méconnaissance de l’obligation de mise en demeure devait être sanctionnée par la nullité de plein droit du procès-verbal établi par l’inspection du travail. En tout état de cause, il entendait convaincre les juges de l’existence d’un grief. Il expliquait qu’à compter de la réception du procès-verbal, des mesures de sécurité additionnelles avaient été prises, en plus de celles déjà mises en œuvre. La société aurait réalisé un marquage au sol, mis à disposition des salariés des voiturettes électriques, procédé à l’embauche d’une coordinatrice sécurité et mis en place des ateliers de sensibilisation.

La Cour de cassation a une nouvelle fois arbitré en faveur de l’employeur. Elle affirme que l’inobservation de l’obligation de mise en demeure, dont l’objet est de permettre au contrevenant de se mettre en conformité avant toute poursuite, lui fait nécessairement grief. La démonstration du grief subi par l’employeur n’est donc pas requise pour prononcer la nullité du procès-verbal dressé par l’inspection du travail en l’absence de mise en demeure.

La reconnaissance de cette nullité de plein droit laisse penser que les manquements d’un employeur aux dispositions du Code du travail en matière de santé et de sécurité peuvent rester impunis au seul motif que l’inspection du travail n’a pas respecté une formalité substantielle. Il faut néanmoins souligner que la nullité du procès-verbal de l’inspection du travail n’est pas une cause de nullité des poursuites [11]. Autrement dit, elle n’entache pas les actes de procédure effectués par les officiers de police ou de gendarmerie. La procédure menée par l’inspection du travail est, en effet, distincte de celle menée au titre du Code pénal [12]. Si dresser un procès-verbal permet aux agents de contrôle de l’inspection du travail de dénoncer les infractions au Code du travail au Parquet, il ne s’agit pas d’une condition préalable au déclenchement des poursuites. C’est au procureur de la République qu’il appartient de mettre en mouvement l’action publique et de diriger l’enquête pénale. Par conséquent, la preuve de la commission d’une infraction aux dispositions du Code du travail ne dépend pas du seul contenu du procès-verbal dressé par l’inspection du travail. Une condamnation pénale peut tout à fait résulter des éléments mis en évidence lors de l’enquête menée par les services de police ou de gendarmerie.

La nullité du procès-verbal présente quand même un intérêt pour l’employeur. Il arrive souvent que les éléments fournis par l’inspection du travail permettent au procureur de la République d’engager des poursuites et par suite, fondent la décision de la juridiction pénale. En effet, conformément à l’article L. 8113-7 du Code du travail (N° Lexbase : L5737K7M), le procès-verbal de l’inspection du travail fait foi jusqu’à preuve du contraire en matière correctionnelle [13]. Cela lui donne une importante valeur probante : l’agent de contrôle de l’inspection du travail n’a pas à rapporter la preuve des éléments constatés et c’est à l’employeur qui conteste le procès-verbal de rapporter la preuve contraire par écrit ou par témoignage [14]. Cette pièce matérialise donc les éléments constitutifs de l’infraction au Code du travail et leur imputabilité.

En outre, un manquement aux dispositions du Code du travail constitue souvent la faute permettant de caractériser les délits d’homicide et de blessures involontaires. Il s’agit de l’obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement, visée par les articles 221-6 (N° Lexbase : L3402IQ3) et 222-19 (N° Lexbase : L3401IQZ) du Code pénal.

L’annulation du procès-verbal, retiré du dossier pénal et duquel les magistrats ne peuvent tirer aucun renseignement contre les parties, peut donc considérablement fragiliser les poursuites dans leur ensemble. Dans certains dossiers, cela constituera à n’en pas douter un sérieux moyen de défense.


[1] Convention OIT n° 81, art. 17-2 ; Ordonnance n° 2016-413, du 7 avril 2016, relative au contrôle de l’application du droit du travail (N° Lexbase : L5257K7T), art. 5 ; C. trav., art. L. 8112-1 (N° Lexbase : L7484K93).

[2] Cass. crim., 19 octobre 2021, n° 21-80.146, F-B (N° Lexbase : A465649C).

[3] C. trav., art. R. 4224-3 (N° Lexbase : L3086IAK).

[4] C. trav., art. L. 8113-7 (N° Lexbase : L5737K7M).

[5] C. trav., art. L. 4721-4 (N° Lexbase : L7432K97) à L. 4721-7 (N° Lexbase : L1922H93), R. 4721-4 (N° Lexbase : L3261IAZ) et R. 4721-5 (N° Lexbase : L3258IAW).

[6] C. trav., art. L. 4721-4 (N° Lexbase : L7432K97).

[7] C. trav., art. L. 4721-4 (N° Lexbase : L7432K97).

[8] C. trav., art. L. 4721-5 (N° Lexbase : L7431K94).

[9] Cass. crim., 17 mars 1992, n° 90-87.838, inédit (N° Lexbase : A6685CU7).

[10] Loi n° 2021-1018, du 2 août 2021, pour renforcer la prévention en santé au travail (N° Lexbase : L4000L7B).

[11] Cass. crim., 22 mars 1990, n° 89-83.018, inédit (N° Lexbase : A5418CYC).

[12] Cass. crim., 29 octobre 1991, n° 90-80.968, inédit (N° Lexbase : A1559C7U).

[13] C. trav., art. L. 8113-7 (N° Lexbase : L5737K7M).

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