La lettre juridique n°821 du 23 avril 2020 : Covid-19

[Point de vue...] Le débat contradictoire de prolongation de détention devant le JLD et l’état d’urgence sanitaire

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[Point de vue...] Le débat contradictoire de prolongation de détention devant le JLD et l’état d’urgence sanitaire. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/57658984-pointdevueledebatcontradictoiredeprolongationdedetentiondevantlejldetlretatdrurgence
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par Frédéric Nguyen, Premier vice-président au tribunal judiciaire de Créteil chargé des libertés et de la détention

le 22 Avril 2020

Depuis 20 ans, le débat contradictoire sur le placement ou le maintien en détention dans le cadre d’une comparution devant un magistrat du siège distinct du juge d’instruction, en présence du mis en examen assisté de son conseil et en audience publique (sauf exception), est devenu une liberté publique fondamentale. Depuis nombre d’années, la Chambre criminelle de la Cour de cassation a sanctuarisé le débat devant le juge des libertés et de la détention (JLD) en imposant le respect le plus scrupuleux des droits de la défense et du contradictoire. Il suffit pour s’en convaincre de relire la jurisprudence sur le respect absolu du délai de convocation des avocats, sur la délivrance immédiate des permis de communiquer aux avocats avant un débat différé, sur le respect du contradictoire dans le temps du délibéré, sur la communication de l’entière procédure aux parties avant un débat, faute de quoi la mise en liberté immédiate du mis en examen est prononcée systématiquement. Ce débat contradictoire est l’ADN du JLD, très fermement protégé par la Chambre criminelle. C’est un habeas corpus « à la française », sous le contrôle du Conseil constitutionnel et en conformité avec la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’Homme.

C’est au regard de cet état du droit positif qu’il faut rechercher comment l’état d’urgence sanitaire allant du 25 mars 2020 au 25 mai 2020, pour l’heure, a nécessité d’adapter les règles de procédure pénale. Le débat contradictoire devant le JLD, prévu aux articles 145-1 (N° Lexbase : L4872K8X) et 145-2 (N° Lexbase : L3506AZU) du Code de procédure pénale, aux fins de prolongation de détention a-t-il été supprimé par l’ordonnance du 25 mars 2020 (ordonnance n° 2020-306 du 25 mars 2020 relative à la prorogation des délais échus pendant la période d'urgence sanitaire et à l'adaptation des procédures pendant cette même période N° Lexbase : L5730LW7) ?

La réponse à cette question est très explicite en son article 19 : « Par dérogation aux articles 145-1 et 145-2 du Code de procédure pénale, les décisions du juge des libertés et de la détention statuant sur la prolongation de la détention provisoire interviennent au vu des réquisitions écrites du procureur de la république et des observations écrites de la personne et de son avocat, lorsque le recours à l’utilisation des moyens de télécommunication audiovisuelle prévu par l’article 706–71 de ce code n’est pas matériellement possible ».

Les débats de prolongation de détention sont à l’évidence maintenus et le recours à la visioconférence est permis. En cas d’impossibilité matérielle, la mise en œuvre d’une procédure écrite contradictoire est autorisée.

La question des débats de prolongation doit être totalement distinguée de celle de l’allongement des délais maximums de détention. Il suffit de se reporter aux travaux parlementaires de la loi d’habilitation qui distingue le maintien des débats de prolongation de détention en les aménageant et l’allongement des « délais maximums » de détention avant que les dossiers d’instruction ne soient jugés.

Le rapport n° 381 de Monsieur Philippe Bas fait au nom de la commission des lois du Sénat déposé le 19 mars 2020 comporte en son chapitre IV, intitulé « assurer la continuité du fonctionnement des administrations et les juridictions », une section 2 sur l’adaptation du fonctionnement de l’institution judiciaire rédigée en ces termes : « la durée de la détention provisoire ou de l’assignation à résidence sous surveillance électronique pourrait être prolongée au-delà des durées maximales actuellement prévues par le Code de procédure pénale, afin d’éviter que ces mesures de sûreté n’arrivent à leur terme avant que l’audience n’ait pu être organisée. Cette durée supplémentaire ne pourrait excéder trois mois en première instance et six mois en appel ». Ce dispositif est donc bien distinct « des décisions de prolongation de la détention provisoire ou de l’ARSE qui pourraient être prises par le juge des libertés et de la détention au terme d’une procédure écrite (réquisitions écrites du parquet, observations écrites de la personne ou de son avocat) ».

Le rapport présenté le 20 mars 2020 par Madame Guévenoux, députée, au nom de la commission des lois de l’Assemblée nationale distingue de la même façon « l’allongement, pour une durée de trois mois ou six mois, de la durée de détention provisoire et d’ARSE afin de bénéficier d’un délai étendu pour les audiencements, mais aussi pour l’achèvement des instructions en cours » et « les dispositions adaptant la procédure pénale pour limiter les contacts. Les règles de publicité des audiences et de visioconférence sont concernées ainsi que les règles de garde à vue, de détention provisoire et d’ARSE notamment. Il sera notamment possible d’étendre le recours au huis clos et à la visioconférence ».

Alors que la loi d’habilitation (loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 N° Lexbase : L5506LWT) en son article 11, I, d), autorisait l’exécutif à prévoir une ordonnance rendue « au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat », sans doute pour échapper à une censure de la CEDH, le Gouvernement a préféré suivre la commission des lois de l’Assemblée nationale et, dans l’article 19 de l’ordonnance, a subordonné la mise en œuvre de la procédure écrite à la nécessité d’établir que le recours à la visioconférence n’était pas matériellement possible.

Comment imaginer qu’après ces travaux parlementaires, en l’état d’une loi d’habilitation et d’une ordonnance aussi explicitement rédigées, il puisse être soutenu que toutes les détentions provisoires seraient, de plein droit, sans le moindre débat contradictoire, augmentées de façon rétroactive de 2, 3 ou 6 mois ?

C’est pourtant ce que prévoit la circulaire du 26 mars 2020 (circulaire DACG, n° 2020-12, du 26 mars 2020, Présentation des dispositions de l'ordonnance n° 2020-303 du 25 mars 2020 portant adaptation de règles de procédure pénale sur le fondement de la loi n° 2020-290 du 23 mars 2020 d'urgence pour faire face à l'épidémie de covid-19 N° Lexbase : L6081LW7) et un « mail interprétatif » de la Directrice des Affaires criminelles et des Grâces du 27 mars 2020.

Il est impératif, à ce stade des contradictions et des tensions au sein même des tribunaux et des cours d’appel (à ce jour, six cours d'appel ont statué en appliquant de plein droit les prolongations de détention provisoire sans débat et trois cours d'appel ont statué en sens inverse), de souligner que le juge judiciaire ne saurait, en aucune façon, élever une circulaire ministérielle au rang d’une norme ou d’une source du droit, surtout quand elle supprime une garantie fondamentale.

En effet, l'interprétation faite par la circulaire de la DACG ne se borne pas à allonger les délais, de façon immédiate, comme peuvent le faire les lois de procédure en application de l'article 112-2 du Code pénal (N° Lexbase : L0454DZT), mais elle revient à allonger de façon rétroactive des délais déjà acquis. Or, le principe d'application immédiate des lois de procédure souffre d'une exception au terme de laquelle la loi nouvelle ne peut s'appliquer immédiatement lorsqu'il existe au profit de la personne poursuivie un droit acquis. Ainsi, une loi nouvelle qui supprime une voie de recours ou modifie le délai d'exercice ou les effets ne peut être opposée à celui qui en bénéficiait au moment où a été rendue la décision qui l'a condamné (Cass. crim., 24 octobre 1988, n° 88-82.350 N° Lexbase : A8714CIL).

Surtout, une détention prolongée ne peut être reconnue régulière au sens de l'article 5, § 1, c), de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme (N° Lexbase : L4786AQC) que si elle a été ordonnée par un tribunal, par un juge ou par toute autre personne habilitée à exercer des fonctions judiciaires. Or tel n'est pas le cas en l'espèce puisque la prolongation de plein droit de l'ensemble des détentions provisoires sur le territoire national découle des instructions de la Direction des Affaires criminelles et des Grâces et de la Direction de l'administration pénitentiaire. La garantie d'habeas corpus que contient l'article 5, § 4, vient également appuyer l'idée que la détention prolongée au-delà de la période initiale envisagée appelle toujours l'intervention d'un « tribunal » comme garantie contre l'arbitraire. Enfin, s'agissant d'une privation de liberté, il est nécessaire de satisfaire au principe général de la sécurité juridique. Il est donc impératif que les conditions de privation de la liberté en vertu du droit interne soient clairement définies et que la loi elle-même soit prévisible dans son application de façon à remplir le critère de légalité fixé par la Convention. Ce critère exige que toute loi soit suffisamment précise pour permettre aux citoyens de prévoir, à un degré raisonnable dans les circonstances de la cause, les conséquences de nature à dériver d'un acte déterminé.

La discordance entre ce que le Parlement a voulu et ce que la Chancellerie a mis en œuvre est évidente. Il suffit pour s’en convaincre de lire la déclaration de la présidente de la commission des lois de l’Assemblée nationale du 16 Avril 2020 faite à la Directrice des Affaires criminelles et des Grâces dans le cadre de la commission de suivi de la loi d’habilitation du 23 mars 2020 : « Je voudrais, Madame la directrice et vous l’avez bien compris, joindre ma voix à celle de mes très nombreux collègues et vice-présidents. Autant j’ai très bien compris l’ordonnance du 25 mars 2020 et j’y souscris parfaitement. On comprend bien que la justice est soumise à de fortes tensions dues à l’état d’urgence sanitaire. Il y a moins d’audiences, moins de magistrats dans les palais de justice. On sait bien qu’il fallait prendre des mesures exceptionnelles, et elles ont été prises avec cette ordonnance, sur les détentions provisoires en allongeant les délais maximums et en organisant à l’article 19 la tenue de débats qui permettraient avec la visioconférence, avec les observations écrites des magistrats, des avocats d’avoir quand même le respect du principe du contradictoire. L’ordonnance du 25 mars 2020, j’y souscris pleinement. En revanche, ce que je n’ai pas compris, c’est les dispositions contenues dans la circulaire du 26 mars 2020 prévoyant les prolongations de plein droit à partir du moment où justement les débats contradictoires étaient possibles de façon aménagée. Et comme le disaient Stéphane Mazars et d’autres députés, il s’agit de détenus provisoires qui ne sont pas encore condamnés de façon définitive et donc leur liberté est d’autant plus précieuse. Je pense que, dans ces circonstances exceptionnelles, il fallait maintenir les débats contradictoires pour permettre à chacune des parties de pouvoir s’exprimer sur la prolongation ou non des mandats de dépôt ».

L’intention du législateur concernant les débats de prolongation de détention s’est traduite dans l’article 11, I, d), de la loi d’habilitation qui permet de procéder aux débats contradictoires de façon aménagée. À aucun moment dans l’élaboration de ce dispositif, lors des travaux et débats parlementaires, dans la loi d’habilitation et l’article 19 de l’ordonnance du 25 mars 2020 n’a été envisagée la possibilité de supprimer purement et simplement, pendant la durée d’urgence sanitaire, les débats contradictoires de prolongation de détention devant le juge des libertés.

Face à ce constat, est-il sérieusement envisageable de demander au juge judiciaire de se conformer à la circulaire du 26 mars 2020 et d'appliquer une législation d'exception en l'interprétant à l'encontre de l'intention expresse de la loi d'habilitation et en supprimant de façon rétroactive une liberté fondamentale ?

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