La lettre juridique n°675 du 10 novembre 2016

La lettre juridique - Édition n°675

Éditorial

"La ferme !"

Lecture: 4 min

N5071BWQ

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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

Le 10 Novembre 2016


Forte d'un retour en grâce de la ferme générale, avec l'imposition sur le revenu à la source recouvrée par les entreprises dès 2018, la mairesse de notre belle et embouteillée capitale a décidé de tenter l'expérience et d'aller encore plus loin : le retour des gabelous !

Constatant ou pestant contre un trop faible rendement de ses agents municipaux, préposés à la contredanse d'infortune, l'édile souhaite que, désormais, des entreprises privées, trois en l'occurrence selon un marché public à organiser, se chargent de dresser les procès-verbaux afférents aux infractions au stationnement dûment, ou pas d'ailleurs, constatées. En clair, pour faire entrer plus d'argent dans les caisses du Trésor municipal, rien de mieux que de privatiser la maréchaussée. Et ce, d'autant, que les agents actuellement affectés à cette cruelle, mais bien lucrative tâche, seraient alors déployés... à la surveillance des couloirs de bus et autres infractions au dépôt d'ordures ou à l'environnement... bref on reste tout de même dans le même giron : priorité au recouvrement de toujours plus de taxes pénales pour satisfaire les finances de la collectivité.

Certes, ni les entreprises chargées du recouvrement de la taille -pardon de l'impôt sur le revenu-, ni ces nouveaux gabelous, taxant le sel de l'emploi -le moyen d'aller de sa province enclavée à son lieu de travail- ne seront titulaires d'un bail à ferme. Autrement dit, les entreprises n'avanceront pas la recette de la perception à l'Etat ou à la mairie. Mais ne nous y trompons pas : elles seront sinon astreintes à un rendement, du moins tenues à une obligation de résultat quant au versement des deniers hautement espérés. Reste à savoir si ces régies du Nouveau régime percevront une prime sur l'excédent ponctionné par rapport au bail envisagé.

Mais, gardons à l'esprit que "l'art du politique est de faire en sorte qu'il soit de l'intérêt de chacun d'être vertueux" n'est-il pas ? -Claude Adrien Helvétius, fermier général, philosophe et poète de son état, dans Notes, maximes et pensées-.

Et l'article R. 1334-31 du Code de la santé publique pourra également inspirer nos officiers municipaux, s'ils veulent, à coup de matraque pénalo-fiscale, nous obliger à la vertu la plus incorrigible : aucun bruit particulier ne doit, par sa durée, sa répétition ou son intensité, porter atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l'homme, dans un lieu public ou privé, qu'une personne en soit elle-même à l'origine ou que ce soit par l'intermédiaire d'une personne, d'une chose dont elle a la garde ou d'un animal placé sous sa responsabilité. Le texte peut prêter à sourire -surtout après quatre mois de travaux acharnés dans notre immeuble rue Ambroise Thomas- ; pourtant, la Cour de cassation ne rit pas -si vous voyez un jour une poilade de nos éminents Hauts magistrats, c'est que le ciel nous tombera sur la tête !- Le 8 mars 2016, la Chambre criminelle, (bien ?) inspirée énonça que les bruits de musique, de rires et d'éclats de voix ne constituent pas des bruits d'activités mais des bruits de comportement relevant de l'article R. 1337-7 du Code de la santé publique et ne nécessitant pas la réalisation de mesure acoustique. Dans cette affaire, une société exploitante d'un restaurant en zone touristique a été poursuivie du chef d'émission de bruit portant atteinte à la tranquillité du voisinage ou à la santé de l'homme par personne morale. La juridiction de proximité a relaxé la société au motif qu'elle était poursuivie sur le fondement des articles R. 1337-10, R. 1334-31 et R. 1334-32 du Code de la santé publique ; que l'article R. 1334 -31 n'était pas applicable aux établissements exerçant une activité professionnelle et que l'article R. 1334-32 du même code dispose que l'atteinte à la tranquillité du voisinage est caractérisée si le bruit est supérieur à certaines valeurs et qu'aucune mesure acoustique n'a été effectuée. A tort selon la Haute juridiction ! Toutefois, on apprenait le 10 octobre 2016 que la juridiction de proximité de Cannes, elle, faisait de la résistance. L'argument est simple : "nul n'est responsable que de son propre fait". Qui du patron ou des clients étai(en)t fautif(s) ? L'affaire n'est donc pas entendue...

On espère simplement que le restaurateur incriminé ne se sera pas compromis dans un "Ah... c'est vous qui vous occupez de mon dossier ? Je préférerais que ce soit un homme, vous voyez. Vous êtes très charmante, ce n'est pas le problème, mais un homme aura plus de poigne pour mener cette affaire" : un de ces propos sexistes que les avocates subissent au quotidien, comme le très courtois : "Comment est votre nouvelle collaboratrice ? - Bof, petits seins et pas de cul... - Je parlais de ses compétences" encore trop répandu, s'il l'on en croit deux avocates qui publient un blog qui, malheureusement, cartonne dans la Profession : "Paye ta robe" ou les chroniques du sexisme ordinaire chez les avocats (titre de l'article consacré par Juliette Branciard, dans Le Monde daté du 4 novembre 2016). Sous couvert d'anonymat, les avocates y recensent l'ensemble des remarques, discriminations, discourtoisies commises, car c'est une infraction le plus souvent, à leur encontre dans le cadre de l'exercice de leur profession. Elles qui rappellent que si les diplômés du barreau sont des femmes à plus de 50 %, seules 20 % d'entre elles accèdent au statut d'associée. Le ton humoristique de la plateforme entend fédérer et libérer la parole des avocates jusque-là tue par honte ou conformisme. On ne dit pas "La ferme" à une avocate... ce serait un comble !

newsid:455071

Avocats/Déontologie

[Brèves] Inopposabilité du privilège de confidentialité américain en droit français : communication des échanges entre juristes, voire adressés pour information en copie à un avocat (oui)

Réf. : Cass. civ. 1, 3 novembre 2016, n° 15-20.495, F-P+B (N° Lexbase : A9224SED)

Lecture: 2 min

N5129BWU

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Le 16 Novembre 2016

D'abord, le juge peut ordonner la communication de documents échangés entre des juristes n'ayant pas la qualité d'avocat, documents préalablement séquestrés par un huissier ; ce faisant, la Haute juridiction dénie toute portée du privilège de confidentialité américain en droit français et le fait de ne pas encore savoir quelle loi, américaine ou française, sera appliquée au litige, n'influent en rien sur les mesures d'instruction mises en oeuvre, sur le territoire français sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile (N° Lexbase : L1497H49). Ensuite, le secret professionnel et la confidentialité des correspondances de l'article 66-5 de la loi du 31 décembre 1971 (N° Lexbase : L6343AGZ) ne visent pas les correspondances adressées pour information en copie à un avocat. Telles sont les solutions d'importance rendues par un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation, le 3 novembre 2016 (Cass. civ. 1, 3 novembre 2016, n° 15-20.495, F-P+B N° Lexbase : A9224SED). Dans cette affaire opposant deux entreprises, la première, américaine, refusait la communication de certains documents à la seconde, invoquant l'application du privilège de confidentialité (legal privilege) au regard de la nature des correspondances en cause (échanges entre les juristes de l'entreprise). Elle avait procédé à la séquestration par huissier des documents, en attendant que les juridictions françaises décident de la loi applicable au litige. Toutefois, sur requête de son adversaire, le juge ordonne la communication des documents séquestrés, écarte l'application d'un quelconque privilège de confidentialité, la mise en oeuvre, sur le territoire français, de mesures d'instruction sur le fondement de l'article 145 du Code de procédure civile étant soumise à la loi française et n'imposant pas au juge de caractériser le motif légitime d'ordonner une mesure d'instruction au regard de la loi susceptible d'être appliquée à l'action au fond qui sera éventuellement engagée. De plus, la mesure d'instruction sollicitée s'analysait en une mesure de constatation prévue par les articles 249 (N° Lexbase : L1761H4Y) et suivants du même code, en tant que telle légalement admissible, dès lors qu'elle ne portait atteinte ni au principe de proportionnalité, ni aux libertés fondamentales, parmi lesquelles figuraient les règles internes de protection de la confidentialité des correspondances échangées entre le client et son avocat ainsi qu'entre l'avocat et ses confrères (cf. l’Ouvrage "La profession d'avocat" N° Lexbase : E6382ETK).

newsid:455129

Avocats/Statut social et fiscal

[Brèves] Bénéfices distribués par un partnership anglais et cotisations sociales : quel revenu professionnel prendre en compte ?

Réf. : Cass. civ. 2, 3 novembre 2016, n° 15-21.958, F-P+B (N° Lexbase : A9112SE9)

Lecture: 2 min

N5127BWS

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Le 12 Novembre 2016

Le revenu professionnel pris en compte pour la détermination de l'assiette des cotisations personnelles d'assurance maladie des travailleurs non salariés des professions non agricoles est celui retenu pour le calcul de l'impôt sur le revenu avant application des déductions, abattements et exonérations. Telle est la solution retenue par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 3 novembre 2016 (Cass. civ. 2, 3 novembre 2016, n° 15-21.958, F-P+B N° Lexbase : A9112SE9). Dans cette affaire, associé au sein d'un cabinet constitué sous la forme d'un partnership de droit anglais ayant son siège à Londres, Me X. exerce son activité d'avocat en France où il réside. La caisse du Régime social des indépendants des professions libérales d'Ile-de-France ayant entendu intégrer le montant des bénéfices distribués au siège du cabinet à Londres dans l'assiette des cotisations d'assurance maladie et maternité des travailleurs non salariés des professions non agricoles dues par l'avocat, et fait signifier plusieurs contraintes à cette fin, ce dernier a saisi d'un recours une juridiction de Sécurité sociale. La cour d'appel, dans un arrêt rendu sur renvoi après cassation (Cass. civ. 2, 15 mars 2012, n° 10-19.605, FS-D N° Lexbase : A8855IEP et lire N° Lexbase : N1325BTA), a rejeté son recours. L'avocat forme un pourvoi. Dans un premier temps la Haute juridiction va approuver les juges du fond. En effet, l'arrêt, après avoir rappelé, d'une part, les dispositions des articles 14 bis et quinquies du Règlement n° 1408/71 CEE du 14 juin 1971 (N° Lexbase : L4570DLT), d'autre part, la Convention entre la France et le Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord tendant à éviter les doubles impositions et à prévenir l'évasion fiscale en matière d'impôts sur les revenus (N° Lexbase : L5161IEU), convention qui ne s'applique pas aux cotisations sociales, lesquelles ne font pas partie des impôts compris dans son champ, constate que Me X convient qu'il exerce son activité principale de travailleur indépendant en France. Dès lors la cour d'appel en a exactement déduit qu'il convenait de vérifier si les sommes perçues par l'avocat au titre des bénéfices distribués au siège du cabinet de Londres constituaient en tout ou partie des revenus professionnels non salariés au sens de l'article L. 131-6 du Code de la Sécurité sociale, dans sa rédaction alors applicable (N° Lexbase : L4428IRG). Mais, dans un second temps, la Haute juridiction censure l'arrêt d'appel au visa de l'article précité. En effet, la cour d'appel relève essentiellement que Me X, qui exerçait en qualité d'avocat et était résident sur le territoire français, devait une "cotisation annuelle de base" sur l'ensemble des revenus nets de l'année sans qu'ils soient nécessairement inclus pour le calcul de l'impôt sur le revenu. Or, les revenus litigieux ne pouvaient être compris dans l'assiette des cotisations dues par l'avocat que dans les limites fixées par le texte susvisé .

newsid:455127

Baux commerciaux

[Brèves] Fixation du loyer en renouvellement : possibilité pour les parties de prévoir la fixation du loyer minimum garanti d'un loyer binaire à la valeur locative par le juge des loyers

Réf. : Cass. civ. 3, 3 novembre 2016, deux arrêts, n° 15-16.827, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4696SCW) et n° 15-16.826, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A4695SCU)

Lecture: 2 min

N5159BWY

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Le 11 Novembre 2016

La stipulation selon laquelle le loyer d'un bail commercial est composé d'un loyer minimum et d'un loyer calculé sur la base du chiffre d'affaires du preneur n'interdit pas, lorsque le contrat le prévoit, de recourir au juge des loyers commerciaux pour fixer, lors du renouvellement, le minimum garanti à la valeur locative. Le juge statue alors selon les critères de l'article L. 145-33 du Code de commerce (N° Lexbase : L5761AI9), notamment au regard de l'obligation contractuelle du preneur de verser, en sus du minimum garanti, une part variable, en appréciant l'abattement qui en découle. Tel est l'enseignement de deux arrêts rendus par la troisième chambre civile de la Cour de cassation le 3 novembre 2016 (Cass. civ. 3, 3 novembre 2016, deux arrêts, n° 15-16.827, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4696SCW et n° 15-16.826, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A4695SCU). En l'espèce, des baux portant sur des locaux situés dans un centre commercial avaient été donnés à bail. Le bail stipulait un loyer composé d'un loyer de base minimum et d'un loyer additionnel représentant 8 % du chiffre d'affaires du locataire. Il prévoyait, en cas de renouvellement, que "dans les termes et conditions découlant de la législation en vigueur, le loyer de base sera fixé selon la valeur locative telle que déterminée par les articles 23 à 23-5 du décret du 30 septembre 1953 ou tout autre texte qui lui sera substitué" et qu'à "défaut d'accord le loyer de base sera fixé judiciairement selon les modalités prévues à cet effet par la législation en vigueur". Le bailleur avait accepté le principe de renouvellement et saisi le juge des loyers commerciaux en fixation de la valeur du loyer minimum garanti. Sa demande avait été rejetée par les juges du fond (CA Aix-en-Provence, 19 février 2015, deux arrêts, n° 13/11349 N° Lexbase : A6170NB7 et n° 13/11353 N° Lexbase : A6184NBN) au motif que l'existence d'une clause de loyer binaire induit une incompatibilité avec les règles statutaires relatives à la fixation du loyer puisque celui-ci, dans un tel bail, n'est pas fixé selon les critères définis à l'article L. 145-33 du Code de commerce. La Cour de cassation, énonçant la solution précitée, accueille le pourvoi du bailleur et censure, en conséquence, les arrêts d'appel (cf. l’Ouvrage "baux commerciaux" N° Lexbase : E8942AEW).

newsid:455159

Contrats administratifs

[Jurisprudence] Référé précontractuel, secret des affaires, et caractères généraux de la procédure administrative juridictionnelle

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 17 octobre 2016, n° 400172, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9441R7S)

Lecture: 6 min

N5063BWG

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par Pascal Caille, Maître de conférences en droit public, Université de Lorraine

Le 10 Novembre 2016

Le point d'équilibre n'est sans doute pas si aisé à trouver entre, d'une part, le principe de transparence qui préside au droit de la commande publique, d'autre part, la protection du secret des affaires. Par sa décision n° 400172 du 17 octobre 2016, le Conseil d'Etat a apporté une précision, en forme de double rappel : il appartient au juge du référé précontractuel qui l'estime nécessaire, lorsque le secret des affaires est invoqué devant lui, d'inviter la partie qui se prévaut d'un tel secret, à lui procurer tous les éclaircissements nécessaires sur la nature des pièces écartées et sur les raisons de leur exclusion ; si ce secret est opposé à tort, il lui revient d'enjoindre à la partie concernée de produire les pièces en cause et de tirer les conséquences, le cas échéant, de son abstention. Au cas d'espèce, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon avait été saisi, sur le fondement de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3270KG9), d'une demande tendant à l'annulation, au stade de la sélection des candidatures, d'une procédure de délégation de service public tendant à l'exploitation des bains de mer sur un emplacement de plagiste. Le juge des référés avait fait droit à cette demande en accueillant deux moyens.

Le premier moyen, qui ne retiendra pas l'attention ici, reposait sur l'irrégularité de la candidature du délégataire retenu, en ce qu'il n'aurait pas produit le pouvoir des signataires des attestations bancaires. Le Conseil d'Etat censure l'ordonnance sur ce point en considérant que le juge du référé précontractuel l'avait entachée de dénaturation.

Le second moyen s'avère nettement plus intéressant, reposant sur le fait que la candidature du délégataire aurait dû être écartée, faute pour ce dernier d'avoir justifié des garanties professionnelles et financières requises. Lors de l'instruction, la commune avait fait valoir qu'elle ne pouvait communiquer au juge certains éléments chiffrés sans porter atteinte au secret des affaires. La juge des référés a estimé que, contrairement à ce que soutenait la commune, les informations pertinentes n'étaient pas effectivement couvertes par le secret industriel ou commercial. Suivant l'ordonnance rendue, la procédure devait dès lors être vue comme viciée, la commune n'ayant pas justifié de sa régularité.

Cette analyse portée par le juge du référé précontractuel a été contredite par le Conseil d'Etat. Sans revenir sur un principe bien établi suivant lequel le juge ne saurait statuer en prenant en considération des éléments qui n'auraient pas été soumis à la contradiction (I), la Haute juridiction affine cependant sa position, en rappelant aux juges du référé précontractuel que la procédure administrative juridictionnelle est foncièrement inquisitoire (II).

I - La permanence du caractère contradictoire de la procédure administrative juridictionnelle

Le principe est connu : la procédure administrative juridictionnelle est contradictoire. Il ne saurait en être autrement, la contradiction étant conçue comme le moyen de garantir les droits de la défense (1) et, plus largement, comme une condition du procès équitable (2). Appliqué au référé précontractuel, il est même permis de voir dans la contradiction le moyen de garantir, au stade contentieux, l'égalité de traitement entre les candidats.

D'abord principe général de procédure (3), le principe a ensuite acquis une valeur législative, au moins en ce qui concerne les juridictions administratives générales, l'article L. 5 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2612ALC) disposant que "l'instruction des affaires est contradictoire". Le principe du contradictoire commande que les parties soient mises en mesure de discuter de l'ensemble des éléments sur lesquels le juge peut se fonder (4). L'exigence n'est pas sans limite. Notamment, l'article L. 5 du Code de justice administrative dispose que "les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l'urgence". Notamment encore, le juge ne peut requérir de l'administration et donc livrer à la contradiction des documents "dont la communication contreviendrait à une prescription législative" (5). Il en va ainsi en matière médicale (6) et en matière de défense et de renseignement (7), étant précisé que le principe cède lorsque la consultation par le juge de la pièce concernée est la seule manière pour lui de se prononcer sur le bien-fondé d'un moyen (8).

Le contentieux administratif réserve un sort classiquement moins favorable au secret des affaires, soutenu en cela, et avec vigueur, par une partie de la doctrine (9). On admettra toutefois que le contentieux précontractuel, par la force des choses, est un terrain propice à un rééquilibrage des intérêts en présence. L'article 44 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics (N° Lexbase : L9077KBS), rappelle à cet égard, et par exemple, que "l'acheteur ne peut communiquer les informations confidentielles qu'il détient dans le cadre d'un marché public, telles que celles dont la divulgation violerait le secret en matière industrielle et commerciale". C'est en ce sens que le Conseil d'Etat a déjà pu juger que l'acheteur public ne pouvait communiquer des informations lorsque cette communication était susceptible de porter préjudice aux intérêts commerciaux légitimes des candidats ou d'attenter au jeu de la concurrence (10). C'est en ce sens encore que le Conseil d'Etat a jugé que le bordereau unitaire de prix établi par l'attributaire d'un marché public est un document protégé par le secret en matière commerciale et industrielle et n'est dès lors pas communicable (11). Mais le juge du référé précontractuel a pu également, sans commettre d'erreur de droit, écarter le secret des affaires et imposer la communication à l'ensemble des candidats d'une information essentielle, en l'occurrence le coût de la masse salariale que l'entreprise attributaire était susceptible de devoir reprendre au titulaire du précédent marché sur le fondement d'obligations résultant d'une convention collective étendue (12). Dans le même sens, ne sont pas couvertes par le secret des affaires et sont donc communicables les informations détenues par le précédent délégataire (13).

En l'espèce, le juge du référé précontractuel a pu considérer que le secret des affaires avait été indûment opposé par la commune. A se limiter à cette seule donnée, la présente décision n'aurait pas mérité d'être mentionnée aux tables du Recueil Lebon. L'intérêt de la décision est ailleurs. En effet, en soulignant que le juge des référés ne pouvait s'en tenir à la seule circonstance que le secret des affaires avait été opposé à tort par la collectivité pour en déduire l'irrégularité de la procédure de passation, le Conseil d'Etat impose à celui-ci d'épuiser sa compétence. Incidemment, rappel est fait de ce que la procédure administrative juridictionnelle est également inquisitoire.

II - Le rappel du caractère inquisitoire de la procédure administrative juridictionnelle

En toute hypothèse, et de jurisprudence constante, lorsqu'une partie soutient qu'elle ne peut verser une pièce aux débats en raison de la protection qui lui serait due, il lui appartient de fournir tout élément d'information permettant au juge de connaître la nature de cette pièce et les raisons présidant à cette exclusion (14). Dans son office, et c'est ce que la présente décision rappelle, le juge du référé précontractuel se doit ainsi de vérifier si le refus de produire une pièce est effectivement justifié.

Et c'est alors que, au cas présent, le rappel d'un des caractères généraux de la procédure administrative juridictionnelle est intervenu. L'hypothèse peut survenir où, après examen par le juge des justifications produites par la partie qui s'en prévaut, le secret des affaires n'est pas opposable. Cependant, comme l'énonce le Conseil d'Etat, à supposer même que les informations occultées n'étaient pas couvertes par le secret des affaires, une telle circonstance ne pouvait suffire, en elle-même, à établir le caractère insuffisant des garanties offertes par la société candidate. Dans pareil cas, il appartient au juge d'ordonner à la partie concernée, de verser la pièce.

Il n'y a, au fond, que la réitération ici de ce que la procédure administrative juridictionnelle n'est pas seulement contradictoire. Elle est encore -et substantiellement- inquisitoire. On ne saurait que trop souligner ce principe suivant lequel il appartient au juge administratif "d'exiger de l'administration compétente, la production de tous documents susceptibles d'établir sa conviction et de nature à permettre les allégations du requérant" (15). Peu ou prou, c'est en ces termes que le principe a été régulièrement rappelé par la Haute juridiction (16). Et c'est ainsi que le juge chargé de l'instruction de l'affaire autant que la formation de jugement, à la faveur d'un jugement avant dire droit, sont fondés à demander des éclaircissements ou des renseignements à l'administration (17), le refus de se plier à la demande, sans motif légitime, se retournant contre elle (18). C'est ainsi, encore, que le juge peut inviter l'administration à fournir des explications sur une décision (19), ou la production de tous documents utiles (20). La présente décision s'inscrit dans la continuité de ce qui précède, énonçant qu'il appartient au juge du référé précontractuel, "si [le] secret lui est opposé à tort, d'enjoindre à la collectivité de produire les en cause".

Ce n'est qu'en cas d'obstination de la collectivité à retenir les informations demandées par le juge que ce dernier pourra "tirer les conséquences [...] de son abstention". Comme on peut s'en douter, la solution sera alors défavorable à la partie défaillante. Mais cette sanction n'interviendra qu'après avoir mis la collectivité en mesure de produire. Il y a là, au fond, quelque chose de logique, qui autorise l'administration à se méprendre sur l'étendue et la portée du secret des affaires et, incidemment, de corriger son erreur avant toute censure juridictionnelle.

Au final, la présente décision ne constitue pas une révolution. Cependant, la censure de l'ordonnance atteste l'utilité de la précision apportée par le Conseil d'Etat. Il y a tout lieu de penser que le contrôle opéré sur le travail opéré par les juges des référés sera limité à la dénaturation, pour peu bien sûr que, dans leur office, ils mettent en oeuvre l'intégralité de leurs pouvoirs d'instruction.


(1) Cons. const., décision n° 89-268 DC du 29 décembre 1989 (N° Lexbase : A8205ACU), Rec. p. 110.
(2) CEDH, 18 février 1997, Req. 104/1995/610/698 (N° Lexbase : A8290AWX), Rec. p. 101.
(3) CE, 12 mai 1961, Sté La Huta, req. n° 40674, Rec. p. 313.
(4) CE, 13 décembre 1968, n° 71624 (N° Lexbase : A9760B7M) et s..
(5) CE Sect., 24 octobre 1969, n° 77089 (N° Lexbase : A6785B8S), Rec. p. 457.
(6) CE, 14 décembre 1988, n° 68209 (N° Lexbase : A0439AQC).
(7) CE, Ass., 11 mars 1955, Secrétaire d'Etat à la Guerre c. Coulon, n° 34036, Rec. p. 149 ; CE, 1er octobre 2015, n° 373019 (N° Lexbase : A5709NSA), Rec., T.
(8) CE, 31 juillet 2009, n° 320196 (N° Lexbase : A1366EKS), Rec. p. 341.
(9) Notamment, D. de Béchillon, Principe du contradictoire et protection du secret des affaires. Plaidoyer pour le maintien de la jurisprudence en vigueur, RFDA, 2011, pp. 1107 et s..
(10) CE, 20 octobre 2006, n° 278601, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9534DRK).
(11) CE, 30 mars 2016, n° 375529 (N° Lexbase : A1696RBG), Rec.
(12) CE, 19 janvier 2011, n° 340773 (N° Lexbase : A1569GQ8).
(13) CE, 21 juin 2000, n° 209319 (N° Lexbase : A1037AWC).
(14) CE, Ass., 6 novembre 2002, n° 194295 (N° Lexbase : A7525A34), Rec. p. 380.
(15) CE, Sect., 1er mai 1936, Couëspel du Mesnils, req. n° 44513, Rec. p. 485.
(16) CE, 20 décembre 1968, n° 69978 (N° Lexbase : A4058B8S), Rec. p. 678 ; CE, 26 novembre 2012, n° 354108 (N° Lexbase : A6325IXK), Rec. p. 394, concl. B. Bourgeois-Machureau.
(17) Par ex., CE, 29 juin 1998, n° 157110 (N° Lexbase : A7160ASY), Rec. p. 257.
(18) CE, Ass., 28 mai 1954, Barel et a., req. n° 28238 (N° Lexbase : A9107B8S) et a., Rec., p. 308, concl. M. Letourneur.
(19) CE Sect., 26 janvier 1968, n° 69765 (N° Lexbase : A7564B8N), Rec. p. 62, concl. L. Bertrand.
(20) CE, 26 septembre 1986, n° 64812 (N° Lexbase : A4804AMU), Rec. p. 222.

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Égalité de traitement

[Jurisprudence] Egalité de traitement et différences résultant de la pluralité des accords d'établissements : la Cour de cassation poursuit son oeuvre

Réf. : Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A4697SCX)

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par Christophe Radé, Professeur à la Faculté de droit de Bordeaux, Directeur scientifique de Lexbase Hebdo - édition sociale

Le 10 Novembre 2016

Arrêt après arrêt, la Chambre sociale de la Cour de cassation continue dans la voie qu'elle s'est tracée depuis deux ans en matière de différences de traitement résultant d'accords collectifs. Dans une nouvelle décision fortement médiatisée (Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A4697SCX), la Haute juridiction affirme, pour la première fois, que "les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle". Cette solution semble logique dans le contexte de la nouvelle orientation dégagée en 2015 (1), mais elle est, à la réflexion, atteinte d'un vice logique car il nous semble que, dans ce cas de figure, le principe d'égalité de traitement n'était pas applicable (2).
Résumé

Les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle.

Commentaire

I - L'extension de la présomption de justification aux différences de traitement induites par la variété des accords d'établissement

Contexte juridique. La Chambre sociale de la Cour de cassation a, depuis début 2015, engagé un vaste mouvement visant à alléger le contrôle judiciaire sur le respect du principe d'égalité de traitement lorsque les différences dénoncées résultent d'accords collectifs (1), en raison de la légitimité accrue des partenaires sociaux après les réformes de la démocratie sociale intervenues en 2008 et 2014.

Désormais, les différences de traitement opérées par voie conventionnelle entre salariés appartenant à des catégories professionnelles différentes (2) ou appartenant à une même catégorie professionnelle mais exerçant des fonctions différentes (3), sont censées être justifiées, à moins que ne soit démontré que les différences "sont étrangères à toute considération de nature professionnelle" (4).

Les différences résultant d'engagements unilatéraux ou de pratiques de l'employeur demeurent, pour leur part, soumises à un contrôle de la réalité et de la pertinence des motifs pris en compte pour traiter différemment des salariés placés dans une même situation, au regard de la nature de l'avantage en cause (5).

C'est dans ce contexte qu'intervient cette nouvelle décision, qui étend la solution aux différences de traitement entre salariés de l'entreprise résultant non pas de l'accord d'entreprise, mais de la variété des accords d'établissements, ce qui est très différent.

L'affaire. La société X avait restructuré ses activités en Seine-Maritime et regroupé deux de ses établissements en un seul. La société X et les trois syndicats représentatifs au sein de ce nouvel établissement ont alors signé un accord d'établissement prévoyant une augmentation salariale sur trois ans et le versement d'une prime spécifique dite prime d'amélioration continue, au bénéfice du seul personnel du nouvel établissement. Estimant que cet accord d'établissement instaurait une différence de traitement au détriment des salariés d'un autre établissement situé dans le département du Calvados, le syndicat de l'établissement de Le Molay-Littry a saisi le tribunal de grande instance d'une demande tendant à voir les salariés de cet établissement bénéficier des conditions salariales de ceux de l'établissement de Seine-Maritime.

La cour d'appel de Paris, dans un arrêt en date du 19 février 2015 (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 19 février 2015, n° 13/24304 N° Lexbase : A6430NBR), n'avait pas fait droit à cette demande, considérant qu'un accord conclu au niveau d'un établissement n'est tenu de respecter le principe d'égalité qu'à l'intérieur dudit établissement et peut instituer dans ce cadre un régime plus favorable aux salariés que celui existant au sein de l'entreprise, sans caractériser une atteinte illicite au principe d'égalité et sans qu'il soit nécessaire de rechercher si la différence de traitement instituée par cet accord au bénéfice des salariés de l'établissement considéré repose ou non sur des critères objectifs et pertinents.

Le syndicat contestait dans le cadre de son pourvoi cette analyse et prétendait au contraire qu'une différence de traitement ne peut être pratiquée entre les salariés relevant d'établissements différents et exerçant un travail égal ou de valeur égale que si elle repose sur des raisons objectives dont le juge doit contrôler concrètement la réalité et la pertinence.

Il n'aura pas non plus gain de cause devant la Haute juridiction qui confirme l'arrêt rendu par la cour d'appel de Paris.

La solution. Pour la Haute juridiction, en effet, "les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle", la Chambre sociale de la Cour de cassation considère que la cour d'appel de Paris a légalement justifié sa décision en retenant "qu'un accord d'établissement peut instituer dans le cadre de l'établissement un régime plus favorable aux salariés que le régime général existant au sein de l'entreprise, sans pour autant caractériser une rupture illicite du principe d'égalité de traitement au détriment des salariés des autres établissements, et ce, sans qu'il soit nécessaire de rechercher si la différence de traitement instituée par cet accord au bénéfice des salariés de l'établissement concerné repose ou non sur des critères objectifs et pertinents", faisant ainsi ressortir "que les avantages salariaux dont bénéficiaient les salariés de l'établissement Pays de Bray n'étaient pas étrangers à des considérations de nature professionnelle".

La cour d'appel de Paris ne s'était pas située dans le prolongement de la nouvelle jurisprudence dégagée par la Cour de cassation quelques jours plus tôt, mais dans la ligne de la jurisprudence applicable depuis 1999 aux termes de laquelle "la négociation collective au sein d'un établissement distinct permet d'établir, par voie d'accord collectif, des différences de traitement entre les salariés de la même entreprise", ce dont il résulte "que des salariés qui n'entrent pas dans le champ d'application d'un accord d'établissement ne peuvent faire état d'une discrimination au motif qu'ils ne bénéficient pas des dispositions de cet accord" (6).

La Cour de cassation, et avec elle la cour d'appel de Paris, considéraient donc que des salariés, situés en dehors du champ d'application territorial d'un accord, ne peuvent prétendre être victimes d'une différence de traitement dans la mesure où, précisément, ils n'ont pas vocation à en bénéficier.

Cette situation est donc différente de celle qui résulte de l'application d'un accord d'entreprise (mais la solution vaut également pour un engagement unilatéral, ou une politique définie unilatéralement au niveau de l'entreprise), qui réserverait le bénéfice de certains avantages à des salariés selon leur établissement d'appartenance, car dans cette hypothèse, tous les salariés concernés relèvent bien du champ d'application de l'accord et, partant, du principe d'égalité de traitement qui suppose que ce traitement résulte d'une source normative unique.

Le demandeur, pour sa part, considérait que le principe d'égalité de traitement s'appliquait bien aux salariés en raison de leur appartenance commune à la même entreprise et qu'il convenait de raisonner ici comme on le faisait avant 2015 lorsque les différences résultent d'un même accord d'entreprise (7), ce qui autoriserait le juge à contrôler la réalité et la pertinence des différences constatées.

Le demandeur était dans une situation difficile et confronté à un dilemme : soit on considérait, en effet, que le périmètre de comparaison pertinent est l'établissement (8), comme le faisait la Cour de cassation depuis 1999, et son argument tombait immédiatement puisque le principe d'égalité de traitement ne s'appliquait alors pas, soit on considérait que le principe d'égalité s'appliquait, puisque les salariés en comparaison appartenaient à la même entreprise, et le risque était alors que ces différences de traitement, résultant de la pluralité des accords négociés, soient traitées comme le sont celles résultant d'un accord d'entreprise, au risque de se voir appliquée la nouvelle jurisprudence dégagée début 2015, ce qui est finalement le cas ici.

La Cour de cassation fait donc application, à l'hypothèse de différences de traitement entre salariés appartenant à la même entreprise mais soumis à des accords d'établissements différent, de la même solution que celle s'appliquant aux salariés relevant d'un même accord collectif, et affirme dans une formule inédite mais prévisible, que "les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle".

II - Une solution discutable en toute logique

Une solution illogique au regard des exigences de la représentativité syndicale. Si nous comprenons bien les motifs de cette solution, et la volonté, par ailleurs louable, de la Cour de cassation de laisser jouer la négociation collective et de faire confiance aux partenaires sociaux, nous ne sommes pas convaincu par la rectitude de l'analyse. En alignant la solution sur celle qui a été retenue s'agissant des différences introduites par un accord d'entreprise, la Cour suppose nécessairement que le principe d'égalité de traitement s'applique bien entre salariés appartenant à une même entreprise, qui constitue ainsi le plus petit cadre d'application du principe, ce qui nous semble inconciliable avec le niveau d'appréciation de la représentativité des syndicats qui négocient ces accords et qui ne peut s'établir que dans le cadre de l'établissement, lorsqu'est bien en cause la portée s'attachant à un accord d'établissement. Certes, c'est bien le chef d'entreprise qui négocie et conclut l'accord, comme c'est lui qui le conclut également au niveau de l'entreprise, mais le ou les représentants des salariés ne sont pas les mêmes en raison de l'exigence de concordance qui existe entre le niveau d'appréciation de la représentativité syndicale, et le niveau de négociation.

Un principe d'égalité de traitement inapplicable. A ce premier argument, qui tient au cadre d'appréciation de la légitimité des négociateurs, qui est important puisque c'est en raison de ce critère que la Cour a justifié le revirement intervenu en 2015, se rajoute un deuxième, tout aussi décisif, et qui tient à la question du champ d'application de l'accord d'établissement qui ne peut produire d'effet qu'à l'égard des salariés appartenant à cet établissement. Même si l'employeur et les syndicats de l'établissement le voulaient, ils ne pourraient certainement pas prévoir que des salariés n'appartenant pas à l'établissement pourraient entrer dans le champ d'application personnel de l'accord, ce qui lui ferait produire un effet de type réglementaire totalement contraire au régime des accords et à l'esprit de la négociation collective puisque ces salariés n'ont pas, par hypothèse, participé au scrutin qui a conduit à reconnaître aux négociateurs leur représentativité.

Il nous semble donc qu'en toute logique la solution doit être discutée et que la Cour aurait parfaitement pu reprendre la solution qui était la sienne depuis 1999, et qui consistait à affirmer "que des salariés qui n'entrent pas dans le champ d'application d'un accord d'établissement ne peuvent faire état d'une atteinte au principe d'égalité de traitement au motif qu'ils ne bénéficient pas des dispositions de cet accord".


(1) Cass. soc., 27 janvier 2015, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A3401NA9) et n° 13-25.437, FS-P+B (N° Lexbase : A6934NA3), nos obs., Lexbase, éd. soc., 2015, n° 600 (N° Lexbase : N5806BUL) ; Dr. soc., 2015, p. 237, étude A. Fabre ; RDT, 2015, p. 339, obs. E. Peskine.
(2) Cass. soc., 27 janv. 2015, préc..
(3) Cass. soc., 8 juin 2016, n° 15-11.324, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A0807RSP), Lexbase, éd. soc., 2016, n° 660, chron. G. Auzero (N° Lexbase : N3276BWA).
(4) Ce qui, rappelons-le, ne semble recouvrir a priori que l'hypothèse d'un détournement de pouvoirs des parties à l'accord.
(5) Cass. soc., 14 septembre 2016, n° 15-11.386, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A7920RZD), nos obs., Lexbase, éd. soc., 2016, n° 670 (N° Lexbase : N4436BW9).
(6) Cass. soc., 27 octobre 1999, n° 98-40.769 à n° 98-40.783, publiés (N° Lexbase : A4844AGI), Dr. soc., 2000, p. 189, chron. G. Couturier. Lire P. Langlois, Discrimination, égalité et rémunération : régime et fondement, SSL, n° 1256, p. 7 et s., spéc. p. 10 ; T. Aubert-Montpeyssen, Peut-on contourner le principe d'égalité de rémunération en jouant sur les sources ?, JCP éd. E, 2006, 1909. La solution avait, selon le communiqué accompagnant l'arrêt commenté, été abandonnée en 2009 au profit d'un contrôle de la réalité et de la pertinence des motifs de ces différences : Cass. soc., 21 janvier 2009, n° 07-43.452, F-P+B (N° Lexbase : A6479ECX). Dans cette dernière, toutefois, la différence de traitement ne résultait pas de la variété des accords d'établissements mais d'une pratique d'entreprise, ce qui est très différent, de telle sorte qu'il paraît audacieux de prétendre que l'arrêt de 1999 avait été rendu caduc par celui de 2009.
(7) Ou d'une pratique d'entreprise (Cass. soc., 21 janvier 2009, préc. : abattement de zones). La Cour avait, en 2006, affirmé que les différences introduites entre salariés selon leur établissement de rattachement devait être justifiées par les caractéristiques de ces établissements (Cass. soc., 18 janvier 2006, n° 03-45.422, F-P N° Lexbase : A3972DM3), avant d'appliquer la formule commune, aux termes de laquelle "un accord d'entreprise ne peut prévoir de différences de traitement entre salariés d'établissements différents exerçant un travail égal ou de valeur égale, que pour raisons objectives dont le juge doit contrôler la réalité et pertinence" : Cass. soc., 8 juin 2011, n° 10-30.162, FS-P+B (N° Lexbase : A4979HTL).
(8) Ce qui explique pourquoi la Cour refuse de comparer la situation de salariés appartenant à des entreprises différentes, même s'ils appartiennent au même groupe : Cass. soc., 16 septembre 2015, n° 13-28.415, FS-P+B (N° Lexbase : A3975NPW), nos obs., Lexbase, éd. soc., 2015, n° 627 (N° Lexbase : N9138BUY). Le principe d'égalité de traitement ne s'appliquerait que s'il existait un accord de groupe, même si ces différences bénéficieraient alors de la présomption de justification.

Décision

Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A4697SCX)

Rejet (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 19 février 2015, n° 13/24304 N° Lexbase : A6430NBR)

Texte visé : le principe d'égalité de traitement.

Mots-clefs : égalité de traitement ; établissements distincts.

Lien base : (N° Lexbase : E2592ET8)

newsid:455062

Égalité de traitement

[Brèves] Extension de la présomption de justification aux différences de traitement découlant d'un accord d'établissement

Réf. : Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I (N° Lexbase : A4697SCX)

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Le 11 Novembre 2016

Les différences de traitement entre des salariés appartenant à la même entreprise mais à des établissements distincts, opérées par voie d'accords d'établissement négociés et signés par les organisations syndicales représentatives au sein de ces établissements, investies de la défense des droits et intérêts des salariés de l'établissement et à l'habilitation desquelles ces derniers participent directement par leur vote, sont présumées justifiées de sorte qu'il appartient à celui qui les conteste de démontrer qu'elles sont étrangères à toute considération de nature professionnelle. Telle est la solution dégagée par la Chambre sociale de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 3 novembre 2016 (Cass. soc., 3 novembre 2016, n° 15-18.844, FP-P+B+R+I N° Lexbase : A4697SCX ; voir aussi Cass. soc., 27 janvier 2015, trois arrêts, n° 13-22.179, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A3401NA9 ; n° 13-25.437, FS-P+B N° Lexbase : A6934NA3 et n° 13-14.773, FS-P+B N° Lexbase : A7024NAE).
En l'espèce, une société avait restructuré ses activités en Seine-Maritime et regroupé deux de ses établissements en un seul. La société et les trois syndicats représentatifs au sein de ce nouvel établissement ont alors signé un accord d'établissement prévoyant une augmentation salariale sur trois ans et le versement d'une prime spécifique dite prime d'amélioration continue, au bénéfice du seul personnel du nouvel établissement. Estimant que cet accord d'établissement instaurait une différence de traitement au détriment des salariés d'un autre établissement situé dans le département du Calvados, le syndicat de l'établissement de Le Molay-Littry a saisi le tribunal de grande instance d'une demande tendant à voir les salariés de cet établissement bénéficier des conditions salariales de ceux de l'établissement de Seine-Maritime. La cour d'appel (CA Paris, Pôle 6, 2ème ch., 19 février 2015, n° 13/24304 N° Lexbase : A6430NBR) le déboute de sa demande, poussant le syndicat à se pourvoir en cassation.
En énonçant la règle susvisée, la Haute juridiction rejette le pourvoi. La cour d'appel, qui a retenu qu'un accord d'établissement peut instituer, dans le cadre de l'établissement, un régime plus favorable aux salariés que le régime général existant au sein de l'entreprise, sans pour autant caractériser une rupture illicite du principe d'égalité de traitement au détriment des salariés des autres établissements, et ce, sans qu'il soit nécessaire de rechercher si la différence de traitement instituée par cet accord au bénéfice des salariés de l'établissement concerné repose ou non sur des critères objectifs et pertinents, et qui a fait ressortir que les avantages salariaux dont bénéficiaient les salariés de l'établissement Pays de Bray n'étaient pas étrangers à des considérations de nature professionnelle, a légalement justifié sa décision (cf. l’Ouvrage "Droit du travail" N° Lexbase : E2592ET8).

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État civil

[Brèves] Création d'un traitement de données à caractère personnel commun aux passeports et aux cartes nationales d'identité, ou "fichier TES"

Réf. : Décret n° 2016-1460 du 28 octobre 2016, autorisant la création d'un traitement de données à caractère personnel relatif aux passeports et aux cartes nationales d'identité (N° Lexbase : L8016LA7)

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N5173BWI

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Le 10 Novembre 2016

A été publié au Journal officiel du 30 octobre 2016, le décret n° 2016-1460 du 28 octobre 2016, autorisant la création d'un traitement de données à caractère personnel relatif aux passeports et aux cartes nationales d'identité (N° Lexbase : L8016LA7), autrement appelé "fichier TES" (titres électroniques sécurisés). Ce texte autorise la mise en oeuvre d'un traitement commun aux cartes nationales d'identité et aux passeports. Il modifie en conséquence le décret n° 55-1397 du 22 octobre 1955 modifié instituant une carte nationale d'identité (N° Lexbase : L3387KRU) ainsi que le décret n° 2005-1726 du 30 décembre 2005 modifié relatif aux passeports (N° Lexbase : L6439HE9). Il supprime notamment le principe de territorialisation des demandes de cartes nationales d'identité. Les demandes de cartes nationales d'identité pourront ainsi être déposées, à l'instar des demandes de passeports ordinaires, auprès de n'importe quelle mairie équipée d'un dispositif de recueil. Le décret entre en vigueur le lendemain de sa publication. Toutefois, il renvoie à plusieurs arrêtés le soin de fixer les dates auxquelles les demandes de cartes nationales d'identité seront recueillies conformément au décret n° 55-1397 du 22 octobre 1955 dans sa version résultant du présent décret. On rappellera que la création du fichier "TES", qui préfigurait à l'article 5 de la loi n° 2012-410 du 27 mars 2012, relative à la protection de l'identité (N° Lexbase : L6317ISR), avait été censurée par le Conseil constitutionnel dans sa décision du 22 mars 2012 (Cons. const., décision n° 2012-652 DC, du 22 mars 2012 N° Lexbase : A3670IGZ).

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Fiscalité des entreprises

[Brèves] QPC : élargissement du crédit d'impôt recherche du secteur textile-habillement-cuir aux entreprises commerciales ?

Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 27 octobre 2016, n° 391678, inédit au recueil Lebon (N° Lexbase : A2208SAZ)

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N5107BW3

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Le 11 Novembre 2016

A été renvoyée devant le Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité relative aux conditions d'application du crédit d'impôt recherche concernant les entreprises industrielles du secteur textile-habillement-cuir. Telle est la portée retenue par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 27 octobre 2016 (CE 9° et 10° ch.-r., 27 octobre 2016, n° 391678, inédit au recueil Lebon N° Lexbase : A2208SAZ). En principe, revêtent un caractère industriel, au sens des dispositions de l'article 244 quater B du CGI (N° Lexbase : L3083KW4), les entreprises du secteur textile-habillement-cuir exerçant une activité de fabrication ou de transformation de biens corporels mobiliers qui nécessite d'importants moyens techniques. Seules les entreprises "industrielles" du secteur textile-habillement-cuir sont visées, alors que l'article évoque dans son premier alinéa les entreprises industrielles, commerciales ou agricoles. Ainsi, la question de savoir si les dispositions litigieuses portent atteinte aux droits et libertés garantis par la Constitution, et notamment aux principes d'égalité devant la loi et devant les charges publiques, compte tenu, d'une part, de ce qu'elles institueraient une inégalité de traitement au préjudice des entreprises commerciales du secteur textile-habillement-cuir qui supportent, comme les entreprises regardées comme industrielles, des dépenses de recherche liées à l'élaboration de nouvelles collections et, d'autre part, de ce que cette différence de traitement ne serait pas justifiée par un motif d'intérêt général et ne présenterait aucun rapport direct avec l'objet de la loi, présente un caractère sérieux selon la Haute juridiction .

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Fiscalité internationale

[Jurisprudence] Le registre public des trusts et le droit au respect de la vie privée

Réf. : Cons. const., 21 octobre 2016, n° 2016-591 QPC (N° Lexbase : A0121R8Y)

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N5119BWI

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public, Faculté de droit (CERAP) - Université de Paris XIII (Sorbonne/Paris/Cité)

Le 10 Novembre 2016

Dans cette décision en date du 21 octobre 2016, le Conseil constitutionnel censure, pour atteinte au droit au respect de la vie privée, certaines dispositions législatives relatives au registre public des trusts. La censure advient quand bien même les dispositions en question visent, via une transparence renforcée sur les trusts, à lutter contre la fraude et l'évasion fiscales, objectif de valeur constitutionnelle (Cons. const., 21 octobre 2016, n° 2016-591 QPC). La requérante saisit, par une requête en date du 23 juin 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat pour que soit suspendue l'application du décret n° 2016-567 du 10 mai 2016, relatif au registre public des trusts (N° Lexbase : L0617K8D). Le 15 juillet 2016, elle demande le renvoi d'une QPC portant sur l'article 1649 AB du CGI (N° Lexbase : L9493IYA). En vertu de cet article, diverses obligations déclaratives pèsent sur l'administrateur d'un trust. Selon la requérante, la disposition contestée porte une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée tel que garanti à l'article 2 de la DDHC de 1789 (N° Lexbase : L1366A9H). Elle conteste la régularité d'une norme permettant que soient accessibles certaines de ses données personnelles, notamment celles "relatives aux bénéficiaires des trusts qu'elle a constitués en vue d'organiser la dévolution de ses biens après son décès". La requérante, de nationalité américaine, a constitué plusieurs trusts aux Etats-Unis ; domiciliée en France, elle est soumise, via l'administrateur des trusts par elle constitués, aux obligations déclaratives prévues aux alinéas 1er et 6 de l'article 1649 AB du CGI.

Commençons par cogiter sur la nature des obligations déclaratives imposées dans le cas de constitution d'un trust (I) ; puis penchons-nous sur la nature du droit visé, le respect de la vie privée (II) ; terminons enfin par le contrôle de la proportionnalité opéré par le juge au regard de l'objectif poursuivi par le législateur (III).

I -Nature des obligations déclaratives imposées dans le cas de constitution d'un trust

Le trust est ainsi défini à l'article 792-0 bis du CGI (N° Lexbase : L9524IQS) : "ensemble de relations juridiques créées dans le droit d'un Etat autre que la France par une personne qui a la qualité de constituant, par acte entre vifs ou à cause de mort, en vue d'y placer des biens ou droits, sous le contrôle d'un administrateur, dans l'intérêt d'un ou plusieurs bénéficiaires ou pour la réalisation d'un objectif déterminé". Le législateur est intervenu ces dernières années pour encadrer cette institution. La loi n° 2011-900 du 29 juillet 2011, de finances rectificative pour 2011 (N° Lexbase : L0278IRQ), insère dans le CGI un nouvel article 1649 AB qui prévoit des obligations déclaratives pesant sur l'administrateur d'un trust. La loi n° 2013-1117 du 6 décembre 2013, relative à la lutte contre la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière (N° Lexbase : L6136IYW), emporte modification de cet article 1649 AB.

Il n'est pas seulement impératif de déclarer la constitution du trust, sa modification, son extinction et le contenu de ses termes ; il convient également de préciser, dans le cadre de la déclaration dite "évènementielle", le nom du constituant et des bénéficiaires. Cette obligation déclarative "évènementielle" est étendue aux trusts dont l'administrateur a son domicile fiscal en France. Quant à la déclaration "annuelle" (obligation de déclarer, chaque année, la valeur vénale au 1er janvier des biens et droits placés dans le trust et de leurs produits capitalisés), elle est étendue aux trusts dont l'administrateur a son domicile fiscal en France. En cas de non-respect de ces prescriptions, il est fait application de l'article 1736, § IV bis du CGI (N° Lexbase : L8219K9B). La loi du 6 décembre 2013 vise encore le registre public des trusts. Placé sous la responsabilité du ministre de l'Economie et des Finances, ce registre public des trusts recense les trusts déclarés, le nom de l'administrateur, le nom du constituant, le nom des bénéficiaires, ainsi que la date de constitution du trust. Toutes les informations sont conservées pendant dix années après la date d'extinction du trust.

II -Droit au respect de la vie privée

Le Conseil constitutionnel censure les dispositions déférées pour méconnaissance du droit au respect de la vie privée. L'article 2 de la DDHC dispose : "Le but de toute association politique est la conservation des droits naturels et imprescriptibles de l'Homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté, et la résistance à l'oppression". De cette louable formule révolutionnaire fort générique et donc modulable, le Conseil constitutionnel a logiquement extirpé le respect de la vie privée.

De ce principe découle la protection suivante : s'il est loisible au législateur de prévoir la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel, cela doit être "justifié par un motif d'intérêt général et mis en oeuvre de manière adéquate et proportionné à cet objectif" (Cons. const., 22 mars 2012, n° 2012-652 DC N° Lexbase : A3670IGZ). Dans cette décision de 2012, relative à un fichier comportant des données biométriques, le Conseil avait censuré des dispositions qui portaient atteinte au droit au respect de la vie privée ; l'atteinte était en effet jugée non proportionnée au but poursuivi. Le Conseil avait alors porté un regard assez pointu sur les normes contestées, cogitant sur la taille du fichier, le caractère sensible des données, la propension du législateur à utiliser le fichier à des fins autres que l'objectif fixé par la loi.

Dans la présente QPC, le droit au respect de la vie privée doit être jugé et jaugé à l'aune d'un objectif de valeur constitutionnelle, la lutte contre la fraude fiscale. Tel est déjà le cas par exemple dans la décision n° 2013-684 DC relative à un fichier visant les contrats de capitalisation ou des placements d'une identique nature (Cons. const., 29 décembre 2013, n° 2013-684 DC N° Lexbase : A9151KSQ). Le Conseil, dans cette décision de 2013 frileuse et peu exigeante en matière de libertés, n'avait pas censuré les dispositions déférées. Il s'était contenté de cette formule qui fait peur lorsqu'elle devient générique et fait office d'argument standard, valable pour tous, pour tout, et en tout temps et lieu : "il appartiendra aux autorités compétentes, dans le respect de ces garanties et sous le contrôle de la juridiction compétente, de s'assurer que la collecte, l'enregistrement, la conservation, la communication, la contestation et la rectification des données de ce fichier des contrats d'assurance-vie seront mis en oeuvre de manière adéquate et proportionnée à l'objectif poursuivi". Avec des formules de ce style, le contrôle de la constitutionnalité des lois a vocation à disparaître...

Heureusement, le Conseil se montre parfois plus exigeant au nom de la protection des droits fondamentaux. Dans une décision n° 2014-690 DC (Cons. const., 13 mars 2014, n° 2014-690 DC N° Lexbase : A6832MG7), relative au registre national des crédits aux particuliers, le Conseil adopte un raisonnement assez proche (mutatis mutandis) de celui retenu dans notre QPC n° 2016-591. En 2014, le juge, après avoir constaté que le registre recueille et conserve pendant plusieurs années des données précises sur certaines personnes, que les établissements et organismes financiers peuvent utiliser lesdites données, que le nombre de personnes pouvant consulter le registre n'a pas été limité par la loi, opère censure. L'atteinte au droit au respect de la vie privée n'est pas proportionnée au but d'intérêt général poursuivi par le législateur : cela s'explique par la nature des données, l'ampleur du traitement, la fréquence de l'utilisation, le nombre de personnes ayant un accès aux données, l'insuffisance des garanties posées. Dans la QPC n° 2016-591, il est porté atteinte au respect de la vie privée dans la mesure où le registre public est, par définition, accessible à toute personne et permet que soient connus les noms des administrateurs, constituants et bénéficiaires. L'accès à de tels éléments permet de connaître "la manière dont une personne entend disposer de son patrimoine", nous dit le juge. Le raisonnement libéral du Conseil constitutionnel est a fortiori notable dans la mesure où certaines informations n'étaient "pas" publiées : n'étaient pas rendues publiques celles visant la nature et la valeur des biens du trust, tout comme n'était pas mentionnée la révocabilité ou la non révocabilité du trust. Le Conseil n'a pas souhaité s'appuyer sur de telles béquilles herméneutiques, ce qu'il pouvait aisément faire, pour déclarer conformes à la Constitution les dispositions déférées.

III -Proportionnalité des dispositions au regard de l'objectif poursuivi

Et l'intérêt général dans tout cela dira le défenseur de la Société, recourant logiquement à cette notion si souvent frappée de facile généricité ? Le Gouvernement (entité qui, classiquement mais étrangement, défend la régularité de la loi votée par le Parlement) insiste sur la méfiance légitime qu'il convient d'avoir dès lors que doit primer la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Le trust est un mécanisme privilégié pour multiplier fraude et évasion fiscales ; bref, le trust appartient à la catégorie des mécanismes qu'il faut encadrer et rendre, autant faire ce peut, transparent tant il contribue au phénomène de dilution de la responsabilité des entreprises. Qu'il s'agisse de Transparency International ou du Gafi, les études ne manquent pas pour souligner l'instrumentalisation (coupable) du trust.

Le Conseil constitutionnel ne peut que donner quitus au législateur dans sa volonté de lutter, via les dispositions législatives adoptées et contestées, contre l'évasion fiscale et le blanchiment de capitaux ; ce faisant, le législateur poursuit un objectif de valeur constitutionnelle (OVC), la lutte contre la fraude et l'évasion fiscales. Pour autant, le Conseil prend soin de ne pas utiliser cet OVC de manière indue. Dans le cadre de la lutte dialectique qu'il doit gérer (vie privée versus lutte contre la fraude et l'évasion fiscales), le Conseil opte heureusement pour ce principe fondamental qu'est le droit au respect de la vie privée. C'est fort heureux puisque nos sociétés modernes connaissent, depuis plusieurs décennies, un grand bond en arrière, celui du grand fichage. Quid enfin du contrôle de proportionnalité (sachant que le Conseil ne s'est pas prononcé sur le caractère adéquat ou non des dispositions en cause au regard de l'objectif poursuivi) ? Ainsi que mentionné en amont, la collecte, l'enregistrement, la conservation, la consultation et la communication de données à caractère personnel... doivent être justifiées "par un motif d'intérêt général" et mises en oeuvre "de manière adéquate et proportionnée à cet objectif". Selon le juge, l'atteinte portée au droit au respect de la vie privée s'avère "manifestement disproportionnée au regard de l'objectif poursuivi". En effet, le législateur n'a pas suffisamment justifié les obligations par lui posées : il "n'a pas précisé la qualité, ni les motifs" à mêmes de justifier la consultation du registre. En effet, le législateur n'a pas institué de garanties suffisantes : il n'a "limité le cercle des personnes ayant accès aux données de ce registre, placé sous la responsabilité de l'administration fiscale".

La décision du Conseil nous interpelle sur une idée simple mais fondamentale : "la manière dont une personne entend disposer de son patrimoine". Le juge adopte un raisonnement libéral, "libéral" au sens noble et politique du terme. Dans une société au sein de laquelle prévaut la liberté individuelle, la liberté de disposer de son patrimoine implique un droit négatif : celui de ne pas voir son patrimoine exposé (au-delà du raisonnable) sur la place publique. En d'autres termes, la transparence et la publicité ne sont pas un absolu, ni ontologiquement un bien. La démocratie libérale se nourrit aussi du silence et de l'absence. Même (surtout) en présence d'enjeux fiscaux qui, pour importants qu'ils soient, sont seconds en l'espèce.

newsid:455119

Internet

[Brèves] Adresses IP : données à caractère personnel dont la collecte doit faire l'objet d'une déclaration préalable auprès de la CNIL

Réf. : Cass. civ. 1, 3 novembre 2016, n° 15-22.595, FS-P+B+I (N° Lexbase : A9192SE8)

Lecture: 2 min

N5094BWL

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Le 12 Novembre 2016

Les adresses IP, qui permettent d'identifier indirectement une personne physique, sont des données à caractère personnel, de sorte que leur collecte constitue un traitement de données à caractère personnel et doit faire l'objet d'une déclaration préalable auprès de la CNIL. Telle est la solution énoncée par la première chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt du 3 novembre 2016 (Cass. civ. 1, 3 novembre 2016, n° 15-22.595, FS-P+B+I N° Lexbase : A9192SE8). En l'espèce, des sociétés d'un même groupe ont constaté la connexion, sur leur réseau informatique interne, d'ordinateurs extérieurs au groupe, mais faisant usage de codes d'accès réservés aux administrateurs de leur site internet. Elles ont obtenu du juge des requêtes une ordonnance faisant injonction à divers fournisseurs d'accès à internet de leur communiquer les identités des titulaires des adresses IP utilisées pour les connexions litigieuses. Soutenant que la conservation, sous forme de fichier, de ces adresses IP aurait dû faire l'objet d'une déclaration auprès de CNIL et invoquant, par suite, l'illicéité de la mesure d'instruction sollicitée, une société, conseil en investissement et en gestion de patrimoine concurrente de celle du groupe en question, a saisi le président du tribunal de commerce en rétractation de son ordonnance. Pour rejeter cette demande, l'arrêt d'appel (CA Rennes, 28 avril 2015, n° 14/05708 N° Lexbase : A2582NH4) retient que l'adresse IP, constituée d'une série de chiffres, se rapporte à un ordinateur et non à l'utilisateur, et ne constitue pas, dès lors, une donnée même indirectement nominative, de sorte que le fait de conserver les adresses IP des ordinateurs ayant été utilisés pour se connecter, sans autorisation, sur le réseau informatique de l'entreprise, ne constitue pas un traitement de données à caractère personnel. La Cour de cassation, énonçant la solution précitée, censure l'arrêt d'appel au visa des articles 2 et 22 de la loi "Informatique et Libertés" (loi n° 78-17 du 6 janvier 1978 N° Lexbase : L8794AGS). Elle rappelle que selon le premier de ces textes, constitue une donnée à caractère personnel toute information relative à une personne physique identifiée ou qui peut être identifiée, directement ou indirectement, par référence à un numéro d'identification ou à un ou plusieurs éléments qui lui sont propres, et constitue un traitement de données à caractère personnel toute opération ou tout ensemble d'opérations portant sur de telles données, quel que soit le procédé utilisé, et notamment la collecte, l'enregistrement, l'organisation, la conservation, l'adaptation ou la modification, l'extraction, la consultation, l'utilisation, la communication par transmission, diffusion ou toute autre forme de mise à disposition, le rapprochement ou l'interconnexion, ainsi que le verrouillage, l'effacement ou la destruction. En outre, selon le second texte, les traitements automatisés de données à caractère personnel font l'objet d'une déclaration auprès de la CNIL.

newsid:455094

Marchés publics

[Brèves] Mise en place de la facturation électronique dans les marchés publics

Réf. : Décret n° 2016-1478 du 2 novembre 2016, relatif au développement de la facturation électronique (N° Lexbase : L9760LAQ)

Lecture: 1 min

N5164BW8

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Le 12 Novembre 2016

Le décret n° 2016-1478 du 2 novembre 2016, relatif au développement de la facturation électronique (N° Lexbase : L9760LAQ), a été publié au Journal officiel du 4 novembre 2016. A compter du 1er janvier 2017, les collectivités territoriales et les établissements publics devront accepter les factures dématérialisées (l'Etat étant déjà soumis à cette obligation depuis 2012), sous réserve qu'elles comportent, notamment, la date d'émission de la facture, la désignation de l'émetteur et du destinataire de la facture, ou encore la date de livraison des fournitures ou d'exécution des services ou des travaux (article 1er). Le dépôt, la transmission et la réception des factures électroniques sont effectués sur le portail de facturation "Chorus Pro" et selon des modalités techniques, fixées par arrêté du ministre chargé du Budget, garantissant leur réception immédiate et intégrale et assurant la fiabilité de l'identification de l'émetteur, l'intégrité des données, la sécurité, la confidentialité et la traçabilité des échanges (article 3). Lorsqu'une facture lui est transmise en dehors du portail de facturation, la personne publique destinataire ne peut la rejeter qu'après avoir informé l'émetteur et l'avoir invité à s'y conformer en utilisant ce portail (article 4). Enfin, l'article 5 du décret précise le mode de détermination de la date de réception de la demande de paiement par le pouvoir adjudicateur.

newsid:455164

Notaires

[Jurisprudence] Responsabilité du notaire face aux évolutions jurisprudentielles postérieures

Réf. : Cass. civ. 1, 12 octobre 2016, n° 15-18.659, F-P+B (N° Lexbase : A9748R78)

Lecture: 10 min

N5039BWK

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par Eric Meiller, Notaire, Docteur en droit, Chargé d'enseignement à l'Université Lyon III

Le 10 Novembre 2016

Les erreurs du notaire s'apprécient au regard du droit positif à l'instant concerné. Pour pouvoir reprocher à celui-ci de ne pas avoir anticipé une évolution de la jurisprudence, il convient de démontrer que cette évolution était prévisible. En outre, il ne suffit pas de constater l'existence d'un arrêt faisant jurisprudence, encore faut-il démontrer que le notaire aurait dû en avoir connaissance à la date de son intervention. Tels sont les enseignements d'un arrêt de la première chambre civile de la Cour de cassation, rendu le 12 octobre 2016. Le contrat de cautionnement suppose, selon les hypothèses, diverses mentions manuscrites de la part de la caution, et, a minima, celle prévue par l'ancien article 1326 du Code civil (N° Lexbase : L2660C3W) devenu, depuis le 1er octobre 2016, sous une forme remaniée, l'article 1376 du Code civil (N° Lexbase : L0971KZY). Il est, désormais, solidement établi que ces mêmes mentions manuscrites doivent être portées par le mandant dans la procuration où il donne pouvoir à un tiers de le constituer caution. Cette dernière règle est d'origine prétorienne, et l'arrêt fondateur est de 1988.

L'espèce concerne un notaire dont la pratique, durant la fin de l'année 1988, ignore le revirement jurisprudentiel intervenu. Il convient, tout d'abord, de rappeler brièvement la règle de fond qui a été ignorée (I), avant d'examiner tour à tour les deux arguments écartés relativement à la responsabilité du notaire. D'une part, si le notaire doit avoir une connaissance exacte du droit positif, il n'est pas exigé de lui qu'il anticipe l'évolution de la jurisprudence, sauf si celle-ci était prévisible (II). D'autre part, il ne suffit pas de constater le revirement de jurisprudence, encore faut-il invoquer la publicité qui aurait permis au notaire d'en avoir connaissance à la date de son intervention (III).

I - L'évolution prétorienne à propos de la mention manuscrite dans le mandat de cautionnement

Si on néglige les évolutions de rédaction du texte, l'article 1326 du Code civil (devenu article 1376) impose, pour celui qui contracte une obligation unilatérale de payer une somme d'argent, la mention, écrite par lui-même, de la somme due, en lettres et en chiffres. Ce texte étant codifié parmi les règles de preuve, la jurisprudence en déduisait traditionnellement que l'absence de mention n'entraînait pas la nullité du cautionnement, et que l'instrumentum du contrat constituait un commencement de preuve par écrit, qu'il était donc possible de compléter par des éléments extrinsèques (2). Au cours des années 1980, la jurisprudence allait, toutefois, évoluer, en considérant la règle de l'article 1326 comme protectrice du consentement de la caution, et en sanctionnant son absence (ou, le plus souvent, son insuffisance) par la nullité totale ou partielle du cautionnement (3). Cette jurisprudence fut perçue comme un appel au législateur, et un renforcement des droits de la caution allait être opéré par la loi "Neiertz" du 31 décembre 1989 (loi n° 89-1010 du 31 décembre 1989, relative à la prévention et au règlement des difficultés liées au surendettement des particuliers et des familles N° Lexbase : L2053A4S). Ce texte impose, à peine de nullité, une mention manuscrite par la personne physique qui se porte caution d'un crédit relevant du Code de la consommation (4), et une autre mention afin de stipuler une caution solidaire (5). La tendance s'est encore renforcée avec la loi "Dutreil" du 1er août 2003 (loi n° 2003-721 du 1er août 2003 N° Lexbase : L3557BLC), qui généralise l'exigence à toute caution physique envers un créancier professionnel (6). Prenant acte du changement législatif, la jurisprudence revenait alors à la solution traditionnelle s'agissant du cautionnement de droit commun, en considérant de nouveau l'article 1326 comme une règle de preuve, laissant ouverte les possibilités au titre du commencement de preuve par écrit, en l'absence de la mention prévue (7).

Outre ces changements concernant la mention manuscrite dans le contrat de cautionnement lui-même, la position prétorienne a également varié à propos du mandat en vue de se porter caution. A proprement parler, le mandat de cautionnement n'est pas une obligation unilatérale de payer une somme d'argent, il n'est qu'un pouvoir en vue de stipuler une telle obligation. En conséquence de quoi, la mention manuscrite de l'article 1326 du Code civil n'était initialement pas exigée dans la procuration (8). La Cour de cassation opéra, toutefois, un revirement par arrêt du 31 mai 1988. Poursuivant son idée d'alors, selon laquelle la mention manuscrite n'est pas une simple règle de preuve mais a pour fin la protection de la caution, elle déduit que le mandat sous seing privé de se rendre caution est soumis aux mêmes exigences et qu'il doit comporter la même mention manuscrite de la part du mandant, à peine de nullité du mandat (9). La nouvelle solution a été immédiatement entérinée par les juges du fond (10). Lorsque la jurisprudence revient ensuite à une conception plus orthodoxe de l'article 1326 du Code civil, l'exigence de la mention manuscrite dans le mandat est néanmoins maintenue. Mais, l'absence de la mention dans la procuration n'est plus sanctionnée par la nullité, et il est admis que l'écrit peut valoir comme commencement de preuve, si du moins il est complété par des éléments extrinsèques (11). Cela du moins si le cautionnement relève du droit commun. Au contraire, si le cautionnement relève des mentions manuscrites prévues par le Code de la consommation, l'absence de la mention dans la procuration entraîne la nullité du pouvoir, et donc la nullité du cautionnement (12). Notons, d'ailleurs, que ces problèmes ne concernent que les procurations sous seing privé, les procurations authentiques étant en principe dispensées de mention manuscrite (13).

II - Le notaire n'est pas tenu de prédire les évolutions imprévisibles de la jurisprudence

En l'espèce, la procuration utilisée par le notaire ne comportait aucune mention manuscrite. Et, fort logiquement, le créancier, privé de son cautionnement et ayant perdu une partie de sa créance, a mis en cause la responsabilité du notaire, en lui reprochant de n'avoir pas anticipé l'évolution de la jurisprudence qui se produisit l'année d'établissement des actes notariés.

Une jurisprudence fournie, sur la responsabilité des professionnels du droit n'ayant pas anticipé un revirement de jurisprudence, commence à se devolopper. La tendance prétorienne la plus favorable auxdits professionnels énonce, sans réserve, que le devoir du professionnel ne s'apprécie qu'au regard du droit positif existant à l'époque de son intervention, sans que l'on puisse lui imputer la faute de n'avoir pas prévu une évolution postérieure du droit consécutive à un revirement de jurisprudence. Une telle solution fut déjà énoncée par la Cour de cassation, là encore dans l'hypothèse d'un notaire n'ayant pas anticipé le revirement sur la mention manuscrite dans le mandat de cautionnement. Une solution similaire a été formulée dans le cas de l'avocat (15).

Mais, en parallèle, sans remettre en cause le principe précédent, d'autres arrêts considèrent que le professionnel engage sa responsabilité lorsqu'il n'a pas anticipé certaines évolutions de la jurisprudence. Il en va ainsi lorsque l'évolution n'est ni un revirement, ni une évolution imprévisible (16). Ou lorsqu'une évolution jurisprudentielle acquise fait l'objet d'une transposition ou d'une extension à la cause dont s'agit (17). L'arrêt d'espèce s'inscrit clairement dans cette seconde tendance. En effet, si la responsabilité du notaire est écartée, c'est parce qu'il n'est pas démontré que l'évolution de la jurisprudence était prévisible à la date de l'intervention du notaire. Se pose alors la question de savoir si l'évolution était ou non prévisible.

Si on se replace dans le contexte de l'époque, l'arrêt du 31 mai 1988 n'était pas absolument imprévisible, mais sans être non plus une hypothèse qu'il était réellement possible d'anticiper. Dans sa note écrite à l'époque, M. Simler parle d'ailleurs, à propos de cet arrêt, de solution "surprenante", de "pétition de principe". Et l'auteur dénonçait alors une "apparence de logique" à partir du principe de parallélisme des formes, qui conduit à exiger la même mention manuscrite dans le mandat que dans le cautionnement, tout en admettant dans le même temps l'intervention à un acte notarié d'un mandataire tirant son pouvoir d'un acte sous seing privé. Avec le recul, la politique jurisprudentielle ne manque pas de cohérence. Mais, en 1988, il serait exagéré d'affirmer que la solution fut autre chose qu'une surprise, même pour les commentateurs avisés de la matière. Le seul point sur lequel les commentateurs semblaient d'accord, à l'époque immédiatement antérieure au revirement, était que le droit du cautionnement était devenu imprévisible (18). En faisant droit au pourvoi sur ce point, la Cour de cassation semble admettre implicitement que l'évolution jurisprudentielle sur la portée de la mention manuscrite dans le cautionnement ne rendait pas nécessairement prévisible le revirement sur sa nécessité dans une procuration.

Paradoxalement, les juges semblent se montrer plus compréhensifs pour les professionnels du droit que pour les autres professionnels, si on se rappelle cette affaire où un médecin fut reconnu fautif en 2001, pour des faits commis en 1974, alors que ses agissements étaient conformes à la jurisprudence de l'époque (19). La solution retenue pour le notaire a le mérite d'être plus juste, en ce qu'elle ne fait pas peser sur lui un devoir de divination. Elle a, en revanche, un effet pervers : si le notaire ne subit pas les désagréments de l'effet rétroactif du revirement, il n'en va pas de même pour le bénéficiaire du cautionnement, qui se trouve privé de sa sûreté par l'effet d'un revirement qu'il ne pouvait pas plus prédire. L'argument fut avancé, dans une affaire similaire, en objectant une discrimination infondée dans l'application de la norme prétorienne, selon le sujet concerné, qu'il s'agisse de la banque ou du notaire, et en considérant le résultat comme contraire à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme. Mais l'objection ne fut pas retenue par la Cour de cassation (20).

III - Le notaire n'est pas coupable d'ignorer un revirement qu'il ne pouvait pas encore connaître

Le second point important de l'arrêt est lié à la chronologie de l'espèce. En effet, les derniers actes litigieux du notaire ont étés reçus près de six mois après le revirement jurisprudentiel. A ce stade, il n'est plus seulement reproché à l'officier ministériel de ne pas avoir anticipé le revirement, mais aussi et surtout de ne pas en avoir tenu compte une fois celui-ci intervenu. Pour autant, la Cour de cassation refuse de retenir la responsabilité du notaire, dès lors qu'il n'est pas démontré que, à la date de son intervention, il existait une publication, ou toute autre mesure d'information, pour lui permettre de connaître le revirement intervenu le 31 mai 1988.

La réserve n'a rien d'exagéré. Certes, désormais, avec l'accélération des moyens de communication, surtout ceux liés à Internet, il est possible d'être informé d'un important revirement de jurisprudence à très bref délai. Et il est donc probable que la réserve ici énoncée n'aura pas vocation à être très utilisée à l'avenir. Mais elle est légitime dans le contexte de l'époque. En effet, le revirement en question ne fut publié et commenté dans les deux principaux hebdomadaires juridiques généralistes d'alors que l'année suivante, en 1989. Cette réserve amène, toutefois, de nombreuses questions. La connaissance du revirement par le notaire doit-elle s'apprécier in concreto ou in abstracto ? La seconde hypothèse est la plus vraisemblable. Mais dans ce cas, toute publication compte-t-elle d'un poids égal ? Faut-il réserver les revues dont les notaires sont les abonnés habituels ? Ou n'importe quelle publication, même la plus confidentielle, suffit à rendre le notaire fautif d'ignorance ? Et dans ce cas, n'y-a-t-il pas une responsabilité, au moins morale, des autres éditeurs de revue à n'avoir pas signalé plus tôt le revirement intervenu ?

La solution illustre surtout le fait que la jurisprudence assume de plus en plus son rôle normatif, et vise à atténuer les problèmes pratiques qu'il implique. On ne reviendra pas sur le débat, très disputé, de savoir si la jurisprudence est ou non une source de droit. Force est de constater, l'arrêt d'espèce en est une illustration, que l'ignorance d'une norme prétorienne peut conduire à l'éventuelle responsabilité d'un professionnel du droit. Or, le principal défaut d'un revirement jurisprudentiel est qu'il ne relève d'aucune des règles prévues pour les normes législatives, notamment celles concernant leur entrée en vigueur et leur application dans le temps (22). Un revirement de jurisprudence contrarie nécessairement les prévisions de tous ceux qui avaient fondé leurs actes sur les normes prétoriennes admises à l'instant d'avant (23). Aussi, à l'image de la règle de non-rétroactivité des lois (24), la jurisprudence développe l'idée de revirements pour l'avenir (25), même si les applications concrètes restent essentiellement limitées, en matière civile, aux hypothèses où le revirement a une incidence sur l'accès à un juge (26). De même, à l'image de la règle d'entrée en vigueur des lois après une publication préalable (27), la jurisprudence en vient à considérer qu'un professionnel du droit ne commet pas de faute en ignorant un revirement jurisprudentiel qui n'a pas encore été publié.

Une affaire assez proche avait déjà donné lieu à jurisprudence. Un bail rural avait été stipulé par acte notarié, avec une clause essentielle en contradiction avec un arrêt de la Cour de cassation rendu deux mois auparavant. La cour d'appel avait considéré que le notaire n'avait commis aucune faute, car celui-ci s'était fondé sur la jurisprudence des juges du fond dans son secteur géographique, et parce que l'arrêt de cassation n'avait pas encore été publié à la date de son intervention (28). Sans contester directement l'argument, la Cour de cassation accueillit, néanmoins, le pourvoi contre cet arrêt, en considérant d'une part que l'évolution de la jurisprudence était prévisible depuis un de ses arrêts antérieurs de deux ans à l'époque considérée, et en considérant d'autre part que le notaire aurait dû, à tout le moins, alerter ses clients sur l'incertitude de la jurisprudence, et sur les risques associés (29).

En conclusion, si l'on voit bien que, à chaque fois, ce sont plus ou moins les mêmes concepts et notions qui sont maniés par les juges, la solution quant à la responsabilité, ou non, du notaire, et plus généralement du professionnel du droit, peut grandement varier d'une affaire à l'autre. On peut penser que l'arrêt d'espèce est une solution de maturité, après une période de recherche. On peut aussi penser que la jurisprudence rechigne à adopter une ligne ferme et claire, avec le risque d'être trop catégorique, et préfère opter pour une appréciation souple, et une décision construite à rebours, en fonction du résultat souhaité ; la motivation étant ensuite adaptée en conséquence, même si celle-ci est toujours articulée autour des mêmes idées, afin de conserver une cohérence d'ensemble.


(1) Modifié par la loi n° 80-525 du 12 juillet 1980, et par la loi n° 2000-230, 13 mars 2000 (N° Lexbase : L0274AIY). Recodifié par l'ordonnance n° 2016-131 du 10 février 2016 (N° Lexbase : L4857KYK).
(2) Par ex., Cass. civ., 26 octobre 1898, DP, 1899, 1, 16 ; Cass. civ., 30 avril 1969, JCP éd. G, 1969, II, 16057 note M. A.
(3) Notamment, Cass. civ. 1, 22 juin 1983, n° 82-13.166 (N° Lexbase : A0587AYE), Bull. civ. I, n° 182 ; JCP éd. G, 1983, IV, 274 ; Defrénois, 1984, art. 33251, p. 367, obs. J.-L. Aubert. Cass. civ. 1, 3 mai 1984, n° 82-13.858 (N° Lexbase : A0248AAG), Bull. civ. I, n° 147 ; JCP éd. G, 1984, IV, 217 ; Banque, 1984, 1093, obs. J.-L. Rives-Lange ; Defrénois, 1985, art. 33481, obs. J.-L. Aubert. Cass. civ. 1, 20 novembre 1984, n° 83-14.902 (N° Lexbase : A2586AAZ), Bull. civ. I, n° 311 ; JCP éd. G, 1985, IV, 38 ; Defrénois, 1985, art. 33636, p. 1455. Cass. civ. 1, 16 juin 1987, n° 86-12.051 (N° Lexbase : A8352AAL), Bull. civ. I, n° 195 ; JCP éd. G, 1987, éd. G, IV, 292 ; D. S., 1987, somm., 444, obs. L. Aynès. Cass. civ. 1, 10 mai 1988, n° 86-16.000 (N° Lexbase : A2082AHL), Bull. civ. I, n° 133 ; JCP éd. G 1988, éd. G, IV, 245.
(4) C. consom., art. L. 313-7 (N° Lexbase : L1523HIA), devenu C. consom., art. L. 314-15 (N° Lexbase : L1204K7Q), depuis l'ordonnance n° 2016-301 du 14 mars 2016).
(5) C. consom., art. L. 313-8 (N° Lexbase : L1524HIB) (devenu C. consom., art. L. 314-16 N° Lexbase : L1203K7P, depuis l'ordonnance n° 2016-301 du 14 mars 2016).
(6) C. conso., art. L. 341-2 (N° Lexbase : L5668DLI) et L. 341-3 ([LXB=L5675DLR ]) (devenu C. consom., art. L. 331-1 (N° Lexbase : L1165K7B), L. 331-2 (N° Lexbase : L1164K7A), L. 343-1 (N° Lexbase : L1106K74), L. 343-2 (N° Lexbase : L1105K73), depuis l'ordonnance n° 2016-301 du 14 mars 2016).
(7) Notamment, Cass, civ.1, 20 octobre 1992, n° 90-21.183 (N° Lexbase : A5598AHS), Bull. civ. I, n° 259 ; JCP éd. G, 1993, I, 3680, n° 3, obs. Ph. Simler ; D., 1993, somm. p. 311, obs. L. Aynès. Cass. civ. 1, 6 juillet 2004, n ° 01-15.041, FS-P (N° Lexbase : A0153DDZ); JCP éd. G, 2004, IV, 2865.
(8) Req. 6 février 1861, D. P., 1861, 1, 365 ; S., 1862. 1. 72. Et, encore peu avant le revirement : CA, Bordeaux 11 mars 1965, Gaz. Pal., 1965, 2. 202 ; CA Versailles, 15 janvier 1988, D. S., 1988, somm. 272, obs. L. Aynès.
(9) Cass. civ. 1, 31 mai 1988, n° 86-17.495 (N° Lexbase : A2071AH8), Bull. civ. I, n° 163 ; JCP éd. G, 1989, II, 21181, note Ph. Simler ; D., 1989, somm. 289, obs. L. Aynès.
(10) CA Pau, 19 décembre 1990, et CA Toulouse, 2 juillet 1991, JCP éd. N, 1992, act. 100208. CA Versailles, 14e ch., 12 avril 1991, JCP éd. N 1992, n° 40, act. 101319.
(11) Cass. civ 1, 27 juin 1995, n° 93-10.077 (N° Lexbase : A7494AB8) ; D., 1996, p. 133, note Micha-Goudet ; Defrénois, 1996, 807, obs. L. Aynès. Cass. com., 1er octobre 2002, n° 98-23.342, FS-P (N° Lexbase : A9133AZB), Bull. civ. IV n° 132 ; JCP éd. G, 2002, IV, 2836.
(12) Cass. civ. 1, 8 décembre 2009, n° 08-17.531, FS-D (N° Lexbase : A4397EPK) ; JCP éd. N, 2010, 1119, note Garçon ; JCP éd. G, 2010, note 149, Ph. Simler.
(13) C. civ., art. 1317-1 (N° Lexbase : L8875IPE) (C. civ., art. 1369 N° Lexbase : L1031KZ9). Antérieurement, et dans le cas du cautionnement, la règle résultait partie de la loi, et partie de la jurisprudence.
(14) Cass. civ. 1, 25 novembre 1997, n° 95-22.240 (N° Lexbase : A0801ACN) ; JCP éd. N, 1998, p. 893, note Géraud.
(15) Cass. civ. 1, 15 décembre 2011, n° 10-24.550, F-P+B+I ([LXB=A2907H88 ]) ; Bull. civ. I, n° 214.
(16) Cass. civ. 1, 5 février 2009, n° 07-20.196 (N° Lexbase : A9489ECG), Bull.civ. I, n° 21 (relativement à l'évolution prétorienne quant au contenu de la lettre de licenciement).
(17) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-15.899, FS -P+B (N° Lexbase : A9822EGU), Bull. civ. I, n° 92 ; D., 2010. 183, note De la Asuncion Planes.
(18) Cass. civ. 1, 9 octobre 2001, n° 00-14.564 (N° Lexbase : A2051AWU) ; D., 2001, p. 3470, rapp. F.-M. Sargos et note J.-M. Thouvenin ; RTDCiv., 2002, p. 176, obs. Libchaber ; RTDCiv., 2002, p. 510, obs. J. Mestre, qui énonce : "que la responsabilité consécutive à la transgression de cette obligation peut être recherchée [...] alors même qu'à l'époque des faits la jurisprudence admettait qu'un médecin ne commettait pas de faute s'il ne révélait pas à son patient des risques exceptionnels ; qu'en effet, l'interprétation jurisprudentielle d'une même norme à un moment donné ne peut être différente selon l'époque des faits considérés et nul ne peut se prévaloir d'un droit acquis à une jurisprudence figée".
(19) Cass. civ. 1, 14 mai 2009, n° 08-15.899, FS-P+B (N° Lexbase : A9822EGU), Bull. civ. I, n° 92 ; D., 2010, 183, note K. De la Asuncion Planes.
(20) Cass. civ. 1, 25 novembre 1997, n° 95-22.240 (N° Lexbase : A0801ACN) ; JCP éd. N, 1998, p. 893, note Géraud.
(21) E. Lesueur de Givry, La diffusion de la jurisprudence, mission de service public in, Rapport annuel de la Cour de cassation, 2003.
(22) P. Roubier, Le droit transitoire : conflit de lois dans le temps, Dalloz, 2ème éd., 1960, p. 25.
(23) T. Bonneau, Brèves remarques sur la prétendue rétroactivité des arrêts de principe et des arrêts de revirement, D., 1995, p. 24.
(24) C. civ., art. 2 (N° Lexbase : L2227AB4).
(25) Les revirements de jurisprudence, Groupe de travail présidé par N. Molfessis, LexisNexis-Litec, 2005. P. Morvan, Le revirement de jurisprudence pour l'avenir : humble adresse aux magistrats ayant franchi le Rubicon, D., 2005, p. 247 ; Ch. Radé, De la rétroactivité des revirements de jurisprudence, D., 2005, p. 988 ; Th. Revet, La légisprudence, in Liber amicorum, Mélanges Philippe Malaurie, Defrénois, 2005, p. 377 ; X. Lagarde, Brèves réflexions sur les revirements pour l'avenir, in La Création du droit par le juge, tome 50, Dalloz, Archives de philosophie du droit, 2007, p. 77 ; P. Deumier, La rétroactivité de la jurisprudence est-elle constitutionnelle ?, RTDCiv., 2014, p. 71.
(26) Par ex., Ass. plén., 21 décembre 2006, n° 00-20.493, P+B+R +I (N° Lexbase : A0788DTD), Bull. Ass. plén., n° 15 ; D., 2007, p. 835, note P. Morvan ; JCP éd. G, 2007, II, 10040, note Dreyer, JCP éd. G, 2007, II, 10111, note X. Lagarde ; RTDCiv., 2007, p. 72, note Deumier. Cass. civ. 1, 11 juin 2009, n° 08-16.914, FP -P+B+I (N° Lexbase : A0517EIY), Bull. civ. I, n° 124.
(27) C. civ., art. 1 (N° Lexbase : L3088DYZ).
(28) CA Lyon, 27 février 2003, n° 01-03545 (N° Lexbase : A7796DMP).
(29) Cass. civ. 1, 7 mars 2006, n° 04-10.101, FS-P+B (N° Lexbase : A4958DNX), JCP éd. N, 2006, 1217, note F. Buy.

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Pénal

[Jurisprudence] Consécration de la proportionnalité in favorem en droit pénal

Réf. : Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-83.774, FS-P+B+I (N° Lexbase : A3210SCU)

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par Nicolas Catelan, Maître de conférences, Aix-Marseille Université, LDPSC EA-4690

Le 16 Novembre 2016

Diabolus in musica. La nuance serait-elle à l'art juridique ce que l'harmonie est à la musique contemporaine ? Au regard des critiques qui émaillent chaque décision de la Cour invoquant la proportionnalité, l'on serait tenté de le croire. En pénétrant chaque chambre de la Cour, le contrôle de proportionnalité est, du reste, en train de gagner ses lettres de noblesse. L'arrêt rendu par la Chambre criminelle le 26 octobre 2016 en atteste.

En l'espèce, une journaliste indépendante fait usage d'un faux nom et d'une fausse qualité confortés par la création de faux profils sur Facebook et sur le site Copains d'avant avant d'adhérer à la fédération des Hauts-de-Seine du mouvement politique Front national . Ces manoeuvres lui permettent d'obtenir des documents internes et des informations utilisés par la suite pour écrire un ouvrage intitulé Bienvenue au Front, journal d'une infiltrée .
L'association Front national porte plainte avec constitution de partie civile à son encontre pour escroquerie. Or, le juge d'instruction rend une ordonnance de non-lieu dont ladite association a interjeté appel. Pour confirmer l'ordonnance entreprise, la chambre de l'instruction retient qu'il n'apparaît pas que la journaliste ait cherché à nuire au Front national. Celle-ci a eu pour seul objectif d'informer et avertir ses futurs lecteurs en rapportant des propos tenus au cours de débats ou d'échanges informels, dans le but de mieux faire connaître l'idéologie de ce parti. La chambre relève également que tous les fichiers n'ont pas été exploités, notamment ceux relatifs à l'identité d'adhérents.
L'association Front national se pourvoit en cassation en reprochant à la cour d'appel d'avoir intégré le mobile poursuivi par l'auteur de l'infraction dans les éléments constitutifs de l'escroquerie, et d'avoir écarté de l'incrimination la remise de documents non exploités alors que l'escroquerie est une infraction instantanée consommée peu important l'utilisation des documents remis.
En filigrane apparaissent donc les termes de la problématique : l'escroquerie peut-elle donner lieu à poursuite et condamnation si elle est commise en vue d'informer le public, dans le cadre donc de la liberté d'expression ?

L'interrogation n'est pas nouvelle. Les infractions commises au nom de la liberté d'expression ont généré une jurisprudence nourrie de la Cour européenne des droits de l'Homme. De la décision "Colombani" (1), à l'arrêt "Eon" (2), la France sait quel type de contrôle la juridiction strasbourgeoise est à même de porter sur le droit pénal français. A l'heure où le contrôle de proportionnalité innerve progressivement le droit judiciaire, l'occasion était trop belle pour la Chambre criminelle de franchir le Rubicon et faire sienne ce contrôle. Et force est de constater que l'occasion a parfaitement été saisie.

Disproportio omnia corrumpit. La Chambre criminelle rejette en effet le pourvoi aux termes d'un raisonnement en trois temps. Si "c'est à tort que la chambre de l'instruction retient que l'élément moral de l'escroquerie s'apprécie au regard du but poursuivi par l'auteur présumé des faits", la cassation n'est toutefois pas encourue, car "les agissements dénoncés se sont inscrits dans le cadre d'une enquête sérieuse, destinée à nourrir un débat d'intérêt général sur le fonctionnement d'un mouvement politique". Il en résulte que, "eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique et compte tenu de la nature des agissements en cause, leur incrimination constituerait, en l'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression".

Ce faisant, la Chambre criminelle consacre la proportionnalité in favorem, cause d'irresponsabilité pénale s'appuyant ici sur la liberté d'expression et de communication des idées. Proportionnalité (I) et faveur (II) sont donc ici mobilisées afin de mettre un terme aux poursuites. Or, ces deux dynamiques méritent d'être évaluées au regard des exigences véhiculées en droit pénal par la légalité criminelle, la prévisibilité et le souci d'intérêt général de réprimer les infractions portant atteinte au dépôt du bien public.

I - La proportionnalité invoquée

Avant même que la Cour de cassation ne se lance dans un contrôle de proportionnalité assumé, de nombreux précédents (A) peuvent être identifiés. La consécration de ce contrôle au regard de l'incrimination d'escroquerie doit amener à s'interroger sur la légitimité d'une telle approche, beaucoup reprochant à la proportionnalité d'être un expédient (B) destiné à dissimuler le retour de l'équité en droit français.

A - Des précédents

Droit interne. Le contrôle de proportionnalité est tout sauf ignoré du droit pénal. Des causes d'irresponsabilité pénales telles que la légitime défense (3) ou l'état de nécessité (4) reposent classiquement sur un contrôle de proportionnalité.

Surtout, dans le domaine probatoire, la Cour a très tôt employé l'article 8 (N° Lexbase : L4798AQR) afin de vérifier que la production d'une pièce devant le tribunal correctionnel soit nécessaire et proportionnée. Cette exigence a été confirmée dans un arrêt du 24 avril 2007 (5). La Cour affirmait alors que les juges du fond devaient, avant d'accepter la production par un médecin du dossier médico-social d'un patient, rechercher si l'examen public et contradictoire devant la juridiction correctionnelle du dossier "constituait une mesure nécessaire et proportionnée à la défense de l'ordre et à la protection des droits de la partie civile au sens de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme". L'on voit ainsi parfaitement que la Chambre criminelle n'a pas attendu le vent de réforme récent pour opérer un contrôle de proportionnalité, sans que la doctrine ne s'en émeuve alors.

Droit européen. Surtout, la proportionnalité a été invoquée par la Cour européenne des droits de l'Homme afin, notamment, d'immobiliser deux textes français entrant en contradiction avec la convention, et notamment l'article 10 (N° Lexbase : L4743AQQ). A l'instar de la vie privée (6) et familiale, ou la liberté religieuse (7), la liberté d'expression peut faire l'objet de restrictions nécessaires, dans une société démocratique. Restrictions que la Cour européenne soumet traditionnellement au prisme de la proportionnalité.

Dans un premier temps, dans sa décision "Colombani" en date du 25 juin 2002 (8), la Cour européenne a ainsi reproché à la France d'avoir condamné le directeur du journal Le Monde pour injure à chef d'Etat étranger à la suite d'un article particulièrement corrosif à l'endroit du roi du Maroc. La juridiction strasbourgeoise a jugé contraire à l'article 10 de la CESDH le fait que ce délit ne permettait pas au prévenu d'user de l'exceptio veritatis pour échapper à sa responsabilité pénale : "nonobstant la marge d'appréciation des autorités nationales, la Cour considère qu'il n'existait pas de rapport raisonnable de proportionnalité entre les restrictions imposées à la liberté d'expression des requérants et le but légitime poursuivi" (9).

Enfin, concernant l'offense au Président français, dans sa décision "Eon c/. France" rendue le 14 juin 2013 (10), la Cour avait à se prononcer sur la condamnation d'un individu qui, sur le chemin du convoi présidentiel avait brandi une pancarte rappelant les propos de ce même Président lors d'une visite au salon de l'agriculture : "casse-toi, pov'con".

La Cour considère que sanctionner pénalement de tels comportements est susceptible d'avoir un effet dissuasif sur les interventions satiriques concernant des sujets de société qui peuvent elles aussi jouer un rôle très important dans le libre débat des questions d'intérêt général sans lequel il n'est pas de société démocratique : "et après avoir pesé l'intérêt de la condamnation pénale pour offense au chef de l'Etat dans les circonstances particulières de l'espèce et l'effet de la condamnation à l'égard du requérant, la Cour juge que le recours à une sanction pénale par les autorités compétentes était disproportionné au but visé et n'était donc pas nécessaire dans une société démocratique" (11).

La décision rendue le 26 octobre 2016 n'est donc pas, loin s'en faut, privée de toute antériorité. La coordination de la liberté d'expression et du droit pénal est en effet une problématique classique en droit conventionnel. En témoignent encore plus récemment les condamnations de la France dans les décisions "Morice" (12), quant à la liberté de parole des avocats, et "Reichman" (13) quant à la liberté octroyée aux journalistes. Dans cet arrêt, pour condamner la France, la Cour ne manque pas d'observer que : "les juridictions internes se sont contentées de caractériser les éléments constitutifs de l'infraction de diffamation, sans procéder à un examen des différents critères mis en oeuvre par la Cour dans sa jurisprudence [...] pour apprécier le caractère justifié et proportionné de toute ingérence dans le droit à la liberté d'expression, et ce dans une matière dans laquelle la marge d'appréciation de l'Etat était particulièrement restreinte" (14). C'est dire à quel point la pression mise par la Cour européenne est grande afin d'inciter le juge français à intégrer le contrôle de proportionnalité.

Dans le domaine de la protection de la vie privée et familiale, une décision de la Chambre criminelle a retenu l'attention (15). Alors que la décision-cadre relative au mandat d'arrêt européen (16) semblait fixer une liste limitative des causes de non-exécution, la Cour affirme que la cour d'appel, lorsqu'elle y est invitée, doit rechercher si la remise de la personne recherchée ne portait pas une atteinte disproportionnée au droit au respect de sa vie privée et familiale garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'Homme (17).

En lançant une réflexion sur le contrôle de proportionnalité et en consacrant progressivement son rôle, la Cour de cassation s'inscrit donc dans une démarche tout sauf ignorée des juristes.

B - Un expédient ?

Origine. L'on sait que la Cour de cassation (18) a inauguré le cycle de la proportionnalité (19) en bloquant l'empêchement à mariage incestueux au nom du droit au respect à la vie privée et familiale (20). Depuis, la proportionnalité a investi de nombreux pans, du droit de la preuve (21) au droit des biens (22). Le Conseil d'Etat lui-même a autorisé un transfert post mortem de gamètes vers l'Espagne (23). Quant à la Chambre criminelle, elle a affirmé en début d'année que le caractère disproportionné de la peine de remise en état, au regard notamment des articles 3 et 8 de la Convention de sauvegarde, aurait pu et dû être soulevé devant les juges du fond et non en cassation (24).

Blocage de l'incrimination. Dans l'arrêt sous commentaire, la Cour de cassation ne manque pas de préciser dans un premier temps que le mobile de l'infraction, aussi noble soit-il, n'empêche pas la constitution de cette dernière. Sauf exception, le mobile ne pénètre pas l'économie des infractions de sorte qu'une infraction est consommée quelles que soient les raisons ayant présidé à sa commission. A tout le mieux peuvent-elles ressurgir au stade du reproche. Une cause d'irresponsabilité pénale peut en effet faire échec à la responsabilité pénale au regard des objectifs poursuivis par l'auteur, voire de la cause de son acte. La légitime défense, l'état de nécessité sont à même de justifier la commission d'une infraction. L'autorisation de la loi ou le commandement de l'autorité légitime (25) peuvent également "donner le droit " de commettre une infraction. Sans être imperméable aux mobiles, le droit pénal est en mesure de contextualiser la responsabilité pénale lorsqu'il s'agit de déterminer s'il est possible de reprocher l'infraction à son auteur.

En affirmant ici que l'incrimination des faits constituerait, en l'espèce, une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression, la Chambre criminelle investit le but poursuivi par la journaliste pour justifier que les poursuites s'arrêtent à son égard. L'infraction est légitimée par la liberté d'expression, l'incrimination ne peut donc se faire.

Motivation. La Cour prend le soin de préciser que les agissements dénoncés se sont inscrits dans le cadre d'une enquête sérieuse. Il résulte de cette approche que la Cour de cassation est en mesure de s'assurer que les juges du fond ont bel et bien évalué le travail fourni par la journaliste. En outre, cette enquête est destinée à nourrir un débat d'intérêt général sur le fonctionnement d'un mouvement politique dont l'importance, qu'on le déplore ou non, n'a de cesse de grandir en France. Fort logiquement, "eu égard au rôle des journalistes dans une société démocratique et compte tenu de la nature des agissements en cause", l'incrimination doit être neutralisée. La dédicace passera tout sauf inaperçue. L'appréciation in concreto et la référence implicite aux chiens de garde (26) de la démocratie laissent transparaître un champ lexical strasbourgeois à peine voilé.

Equité ? Certains ne manqueront pas, une fois de plus, de constater que, ce jugeant, la Cour évince du débat une règle d'ordre public (comme tout le droit pénal) posée par la loi, au profit d'une proportionnalité évanescente. Ce qui rappellerait l'antienne d'ancien-Régime, l'équité des Parlements, dont Dieu était censé nous garder. L'originalité du contrôle de proportionnalité tient au fait qu'il consiste en une balance des intérêts. Le juge cherche à mesurer et à éventuellement contrer les effets d'une application par trop mécanique de la règle de droit. Certains commentateurs ont pu y voir une résurgence de l'équité correctrice chère à Aristote, et ce alors que la loi n'ouvre pas un tel recours. La Cour de cassation est engagée dans une réforme destinée à assurer sa pérennité tiraillée qu'elle se trouve entre un Conseil constitutionnel galvanisé par la QPC, une Cour européenne des droits de l'Homme toujours plus inventive, et la Cour de justice de l'Union, cette dernière ayant décidé de faire des droit de l Homme un cheval de bataille économique.

La Cour opère dès lors une véritable mue, formelle par le biais du chainage (27) et de la disparition annoncée du syllogisme, mais également voire surtout substantielle par le biais d'un contrôle de proportionnalité avoué et assumé. En ce que ce contrôle est en l'espèce favorable à la personne poursuivie, il semble possible d'accueillir la proportionnalité avec optimisme en droit pénal.

II - La faveur convoquée

Si le contrôle de proportionnalité peut ici être aisément cautionné, c'est bien car il bénéficie à la mise en cause (A). Son incursion en droit pénal substantiel se fait néanmoins au détriment de la partie civile (B), cette dernière ne pouvant alors obtenir réparation du préjudice subi.

A - Au bénéfice du mis en cause

Quelle prévisibilité ? L'on pourrait ici objecter qu'en invoquant la proportionnalité pour faire échec à une infraction pourtant parfaitement consommée, la Cour ferait obstacle à la fonction première du principe de légalité : la prévisibilité. En effet, alors que l'escroquerie est constituée en tous ses éléments, les juges font échec à l'incrimination des faits litigieux. Le procureur de la République, représentant le peuple, et l'association, représentant l'intérêt de ses membres, pourraient ainsi regretter le manque de prévisibilité de la solution dégagée, et ce, à leur détriment.

Abonder en ce sens reviendrait à commettre une erreur certaine quant au destinataire du principe de légalité, et de sa fonction première, la prévisibilité. La légalité criminelle, formulée par Montesquieu, systématisée par Beccaria, consacrée par la Déclaration des droits de l'Homme et la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'Homme, a pour objectif de protéger les suspects, mis en cause, prévenus et accusés, d'une répression arbitraire s'appuyant sur des textes flous, ou inexistants au prix d'une peine non moins imprécise. La légalité a en effet été construite en réaction à un droit coutumier, brutal et introspectif, en vue de protéger ceux qui en étaient les premiers destinataires. Dès lors mobiliser ici la prévisibilité au détriment de la journaliste mise en examen, reviendrait, par un dangereux renversement de perspective, à reprocher un non-lieu (donc une mise hors de cause) au nom de la prévisibilité. Ce serait en outre oublier que la prévisibilité est souvent évincée au nom du principe de faveur.

Principe de faveur. Interprétation stricte, rétroactivité in mitius, interdiction de la réformation in pejus sont tout autant d'outils permettant de ne pas aggraver la situation d'un mis en cause fussent-ils invoqués pour contrer un texte à la prévisibilité acquise.

L'article 521-1 du Code pénal (N° Lexbase : L3431HTA) permet simplement d'invoquer une tradition locale ininterrompue pour échapper à la répression des sévices commis au cours d'une course de taureaux ou d'un combat de coqs. Il sera étendu à la corrida (28), qui est bien plus qu'une course... et bien plus barbare... La rétroactivité in mitius fait échec à la seule loi véritablement prévisible au jour de la commission des faits. Peu importe car la mansuétude, la bienveillance (ou la nécessité dira la Conseil (29)) légitiment, justifient qu'un texte postérieur s'applique à des faits antérieurs. Quant à l'interdiction de la réformation in pejus, elle fixe en appel les termes de la pénalité dans un sens favorable au condamné, en empêchant l'aggravation des sanctions si le ministère public n'a point désiré interjeter appel de la décision (30).

Rattachement ? Reste la question de savoir à quel fondement rattacher une telle évolution (31). Une interrogation similaire fut posée lorsque la Chambre criminelle finit par accepter que les droits de la défense puissent justifier un vol au sein de l'entreprise (32). Si certains ont ici vu le jeu d'un état de nécessité ad hoc, ou un fait justificatif autonome (33), il semble possible de soutenir une autre approche permettant d'ancrer légalement le contrôle. L'article 122-4 (N° Lexbase : L7158ALP) ne constitue-t-il pas en effet une base de rattachement plus solide ? La loi n'autorise-t-elle pas ici la commission de l'escroquerie ? Si l'on incline à considérer que le mot "loi" doit avoir de nos jours un sens plus large que la norme votée par le Parlement, on peut voir dans l'article 10 CESDH un fondement adéquat (et supérieur) à l'autorisation de l'infraction. L'escroquerie ayant été commise afin d'informer légitimement le public, le délit est dès lors justifié car l'incriminer, accuser son auteur, serait une ingérence disproportionnée dans une société démocratique, les journalistes devant jouer leur rôle de chiens de garde.

Domaine. En se livrant à un contrôle de proportionnalité, la Chambre criminelle ouvre la voie à des saisines fondées sur des dispositions de la Convention de sauvegarde qui nécessitent un contrôle de proportionnalité quand la loi y porte atteinte. L'on pense bien évidemment, outre la liberté d'expression, à la vie privée et familiale. La Cour de cassation y a déjà eu recours en matière de preuve (34), ou encore quant à la mise à exécution d'un mandat d'arrêt européen (35). Pourrait-on imaginer que cette disposition conventionnelle neutralise une incrimination ? L'on sait que le respect du mécanisme des immunités familiales (36) repose sur une logique similaire. Pourrait-on aller plus loin et étendre le jeu de ces immunités à des membres de la famille non visés par les textes ? Seule la mise en musique du contrôle permettra de le savoir.

De la même manière, les juges seront amenés à vérifier la proportionnalité de certaines incriminations à la lueur de la liberté de religion, d'expression, de réunion ou d'association. Le champ des possibles semble infini... Mais demeure conditionné. Comme l'a toujours observé le Premier président Louvel, le contrôle de proportionnalité ne peut se justifier que lorsqu'une disposition fondamentale est en cause (37). Une telle exigence n'est pas si contraignante en matière pénale, tant les différentes infractions portent en germes le risque de porter atteinte à un droit fondamental.

B - Au maléfice de la victime ?

Stade inopportun du contrôle. Le terme "incrimination" a néanmoins de quoi étonner. Le stade procédural où est opéré le contrôle de proportionnalité doit en effet être interrogé. S'il est un reproche à formuler à l'endroit de la décision sous commentaire, sans doute s'agit-il du lieu (et donc du moment) du contrôle. En l'espèce, les juges ont bloqué l'incrimination des faits au stade de l'instruction, considérant que les mobiles de l'acte justifiaient sa commission. La logique est entendue.

Mais est-il naturel que le contrôle de proportionnalité soit opéré au stade de l'instruction ? Le magistrat instructeur instruit à charge et à décharge, met en examen si existent des indices graves ou concordants, et renverra à l'audience de jugement, en cas de charges suffisantes. Ici, les charges existent : le mobile ne faisant pas partie de l'élément moral de l'escroquerie, l'infraction est constituée. Si débat il doit y avoir quant à la nécessité de commettre l'infraction, ne devrait-il pas être porté devant le tribunal correctionnel, où le principe du contradictoire sera respecté ? Puisqu'il s'agit incontestablement d'un enjeu démocratique, le prétoire n'est-il pas davantage le lieu du contrôle de proportionnalité que le cabinet d'un juge d'instruction ? Ne serait-il pas opportun qu'avocats de la défense, de la partie civile et procureur, croisent les regards et le fer afin d'éclairer le tribunal sur la proportionnalité d'une condamnation à la lumière de la liberté d'expression. A l'instar du reproche qui avait pu être formulé à l'endroit de l'arrêt rendu le 4 décembre 2013 (38) quant à la cassation sans renvoi, l'on aurait pu attendre de la Cour une autre position : celle consistant à affirmer qu'il revient non aux juridictions d'instruction, mais aux juridictions de jugement de se prononcer au fond sur la proportionnalité d'une condamnation.

Incidence sur la responsabilité civile. Le préjudice moral subi par les adhérents du Front national ayant été abusés par la journaliste pourra-t-il être réparé ? L'on sait qu'à la suite de la décision "Lagardère" (39), la Chambre criminelle a formellement fait évoluer sa jurisprudence relative à la survivance de l'action civile. Ainsi malgré une relaxe, les juges répressifs peuvent réparer le préjudice subi par la victime s'il est possible d'identifier une faute civile à partir et dans la limite des faits objets de la poursuite (40). Ici, l'ordonnance de non-lieu empêche la saisine de la juridiction répressive, l'indemnisation par le juge répressif malgré la relaxe n'est donc pas possible. La saisine d'une juridiction civile n'est pas davantage permise. L'action est irrecevable à l'encontre d'un mis en examen bénéficiant d'un non-lieu, en raison de sa mise en cause explicite (41). Le défaut de saisine du tribunal, outre le fait de priver les parties d'un débat nécessaire sur le jeu de l'article 10 CESDH, empêche donc l'indemnisation du préjudice. Cela est d'autant plus gênant, que, à suivre la Cour de cassation, l'élément moral était bien présent. Or, l'infraction demeure bien qu'elle soit légitimée par la liberté d'expression (42).

Tour de force ? Rien de nouveau sous le soleil. La proportionnalité menace -t-elle notre modèle juridique ? Constitue-t-elle une rupture démocratique lorsqu 'elle est décidée à la Cour de cassation et non au Parlement ? Ces questions n'ont de sens qu'à l'aune d'une histoire du droit restreinte à deux siècles. Si tour de force il y a, il faut sans doute l'imputer au positivisme juridique, qui à l'instar de nombreuses civilisations victorieuses, a rapidement et sûrement effacé les vestiges de plusieurs millénaires de droit sans positivisme. Si depuis plus de deux siècles, nous pensons que le droit se réduit à l'application d'une règle générale posée en amont, sans égard pour ses effets et sans considération pour les hommes la subissant, les enseignements de l'histoire du droit, montrent que cette tendance est moderne, récente et, fondamentalement, assez critiquable (43).

Le droit est avant tout une balance des intérêts devant se solder par une décision juste au regard des intérêts en présence. Et ce d'autant plus que le contrôle initié par la Chambre criminelle se limitera sans doute, pour les incriminations, à la vie privée familiale, à la liberté d'expression, et, peut-être, à la liberté religieuse. Que ces droits fondamentaux soient mobilisés avant d'entrer en voie de condamnation et afin de vérifier que la décision rendue présentera tous les apparats de la justice semble tout sauf inique... dès lors que l'on est enclin à se souvenir que le droit n'a jamais été une fin en soi. La technique juridique ne devrait servir qu'une seule finalité, la justice. Qu'elle soit difficile à découvrir est indéniable. La formation des juristes est longue et complexe, nul n'en doute. L'expérience nécessaire pour savoir trancher n'est pas plus facile à acquérir. Beaucoup sont sceptiques quant au fait que le jeu en vaille la chandelle. Or, la sécurité juridique n'est pas que statique. Elle peut être dynamique, et, à suivre Demogue (44), cette sécurité-là est souvent préférable car c'est ainsi que la justice accompagne les réels progrès de ce monde.

Savatier écrivait, assez durement, que "la paresse intellectuelle tout comme le souci humaniste de préserver ce qui reste de permanent dans la nature humaine au milieu de tourbillons de l'accélération de l'histoire expliquent chacun pour leur part, la force d'inertie des juristes" (45). Le propos était excessif. Il n'en demeure pas moins que la proportionnalité ici mobilisée a de quoi interroger nos réflexes et nos modes de pensée. Il revient en effet à la communauté des juristes de ne verser ni dans un idéalisme béat ni dans un conservatisme de principe. Le temps fera ici son oeuvre, et les décisions que la Cour rendra à l'avenir permettront de saisir les termes de la réforme qui se joue sous nos yeux. Puissions-nous l'accueillir au moyen de réflexions proportionnées à l'enjeu.


(1) V. infra.
(2) V. infra.
(3) C. pén., art. 122-5 (N° Lexbase : L2171AMD).
(4) C. pén., art. 122-7 (N° Lexbase : L2248AM9)
(5) Cass. crim., 24 avril 2007, n° 06-88.051, F-P+F (N° Lexbase : A5069DWN).
(6) CESDH, art. 8 (N° Lexbase : L4798AQR).
(7) CESDH, art. 11 (N° Lexbase : L4744AQR).
(8) CEDH, 25 juin 2002, Req. 51279/99 (N° Lexbase : A9846AYC).
(9) Paragraphe n° 70. Il s'en suivit l'abrogation de l'article 36 de la loi de 1881 (N° Lexbase : L7589AIW) par la loi n° 2004 -204 du 9 mars 2004 (N° Lexbase : L1768DP8) portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (art. 52).
(10) CEDH, 14 mars 2013, Req. 26118/10 (N° Lexbase : A6606I9K).
(11) § 62. La loi n° 2013-711 du 5 août 2013 (N° Lexbase : L6201IXX), portant diverses dispositions d'adaptation dans le domaine de la justice en application du droit de l'Union européenne et des engagements internationaux de la France a abrogé l'infraction prévue par l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse.
(12) CEDH, 23 avril 2015, Req. 29369/10 (N° Lexbase : A0406NHI).
(13) CEDH, 12 juillet 2016, Req. 50147/11 (N° Lexbase : A9892RWB).
(14) § 71.
(15) Cass. crim., 12 mai 2010, n° 10-82.746, F-P+F (N° Lexbase : A7460EXL).
(16) Décision -cadre 2002/584/JAI du Conseil du 13 juin 2002 relative au mandat d'arrêt européen et aux procédures de remise entre Etats membres. La CJUE a, sur la question, une position confuse : v. CJUE, 29 janvier 2013, aff. C-396/11 (N° Lexbase : A9455I3L), RTD Eur., 2013 p. 812, note. P. Beauvais.
(17) V. encore Cass. crim., 12 avril 2016, n° 16-82.175, FS-P+B (N° Lexbase : A7059RIB).
(18) Sur les évolutions du contrôle de cassation, v. art. 15 ter, loi de modernisation de la justice du XXIe siècle, (petite loi à lire ici).
(19) V. entre autres : Regards d'universitaires sur le réforme de la cour de cassation, Actes de la conférence débat, 24 novembre 2015, JCP éd. G, supplément au n° 1-2, 11 janvier 2016 ; Ph. Jestaz, J.-P. Marguénaud, Ch. Jamin, Révolution tranquille à la Cour de cassation, D., 2014, 2061. Pour une opinion assez hostile, v. Fr. Chénedé, Contre-révolution tranquille à la Cour de cassation ?, D., 2016, 796 ; A. Bénabent, Un culte de la proportionnalité... un brin disproportionné ?, D. 2016. 137.
(20) Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n° 12-26.066, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5510KQ7).
(21) Cass. civ. 1, 25 février 2016, n° 15-12.403, FS-P+B+I (N° Lexbase : A1656QDP).
(22) Cass. civ. 3, 17 décembre 2015, n° 14-22.095, FS-P+B+R (N° Lexbase : A8776NZ3).
(23) CE Contentieux, 31 mai 2016, n° 396848 (N° Lexbase : A2628RRR). V. également, TA Rennes, du 11 octobre 2016, n° 1604451 (N° Lexbase : A9449R74).
(24) Cass. crim., 16 février 2016, n° 15-82.732, FS-P+B ([LXb=A4692PZS]).
(25) C. pén., art. 122-4 (N° Lexbase : L7158ALP).
(26) V. CEDH, Colombani et autres c. France, précit., § 55.
(27) Cass. com., 22 mars 2016, n° 14-14.218, FS-P+B (N° Lexbase : A3664RAX).
(28) Cass. crim., 16 septembre 1997, n° 96-82.649 (N° Lexbase : A1213ACW). Sur la constitutionnalité du dispositif , v. Cons. const., décision n° 2012-271 QPC, du 21 septembre 2012 (N° Lexbase : A1896ITE).
(29) Décision n° 80-127 DC du 20 janvier 1981 (N° Lexbase : A8028ACC), Loi renforçant la sécurité et protégeant la liberté des personnes (Sécurité et liberté), cons. 75.
(30) V. C. proc. pén., art. 380-3 (N° Lexbase : L3779AZY) et 515 (N° Lexbase : L3906AZP). Dans le domaine de l'application des peines, le principe est plus nuancé : v. Cass. crim., 10 février 2016, n° 15-81.148, FS-P+B (N° Lexbase : A0345PLD).
(31) V. R.Merle et A.Vitu, Traité de droit criminel - Droit pénal général, Cujas, 7e éd., 1997, n° 432.
(32) Cass. crim., 11 mai 2004, n° 03-80.254, FS-P+F+I (N° Lexbase : A5245DCA) et Cass. crim., 11 mai 2004, n° 03-85.521(N° Lexbase : A5252DCI).
(33) V. H. Matsopoulou, RSC, 2011 p. 836.
(34) V. supra.
(35) V. supra.
(36) V. C. pén., art. 311-12 (N° Lexbase : L0690KWH).
(37) B. Louvel, Réflexions à la Cour de cassation, D., 2015. 1326 (à lire ici).
(38) Cass. civ. 1, 4 décembre 2013, n° 12-26.066, FS-P+B+I (N° Lexbase : A5510KQ7).
(39) CEDH, 12 avril 2012, Req. 18851/07 ([LXB=A4128IIQ ]).
(40) V. Cass. crim., 5 février 2014, n° 12-80.154, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A5811MDL). Et, dernièrement, Cass. crim., 26 octobre 2016, n° 15-85.832, F-D ([LXB=A3274SCA ]).
(41) V. mutatis mutandis, Cass. crim., 2 décembre 2008, n° 08-80.066, F-P+F (N° Lexbase : A1633ECH).
(42) Remarquons que sur les infractions justifiées ou légitimées, la Cour n'a pas une lecture identique quant à l'engagement de la responsabilité civile. Concernant l'autorisation de la loi, l on soutient classiquement qu'elle y fait échec (v. Req. 12 mai 1896, S. 1898, 1, 35).
(43) V. à cet effet la très éclairante étude de Michel Villey : La formation de la pensée juridique moderne, PUF, 2ème éd., 2013.
(44) R. Demogue, Les notions fondamentales du droit privé, Paris, Rousseau, 1911, p. 63 et s.
(45) R. Savatier, Métamorphoses économiques et sociales du droit civil, 2ème éd., Dalloz, 1952 (cité par J.-P. Marguénaud, Le sauvetage magistral de la prohibition du mariage entre alliés en ligne directe, RTDciv., 2014 p. 307).

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Pénal

[Manifestations à venir] La prescription pénale

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Le 17 Novembre 2016

Le congrès des Jeunes pénalistes (AFDP) et la Faculté de droit d'Aix-en-Provence organisent en partenariat, le vendredi 25 novembre 2016, un colloque sur le thème suivant : la prescription pénale.
  • Date et lieu

Vendredi 25 novembre 2016

Le Colloque se déroulera, le matin, dans l'Amphithéâtre Dumas, et l'après-midi, dans l'Amphithéâtre Favoreu, situés à la Faculté de droit et de Sciences politique, 3 Avenue Robert Schuman, à Aix-en-Provence - Tel. 04 42 17 25 40

  • Programme

MATINEE

(Amphithéâtre DUMAS - Faculté de droit et de sciences politique d'Aix-en-Provence)

9h00 - Mots d'accueil :
Philippe Bonfils, Doyen de la Faculté de droit et de science politique d'Aix-en-Provence
Jean-Paul Céré, Président de l'Association française de droit pénal

I - LES RAISONS DE LA PRESCRIPTION

Sous la présidence de Muriel Giacopelli, Professeur à Aix-Marseille Université, Directrice de ISPEC

9h20 - L'action publique doit-elle subir les affres du temps ?
Eudoxie Gallardo, Maître de conférences à Aix-Marseille Université

9h50 - Quel sens a la prescription de la peine ?
Ludivine Grégoire, Maître de conférences à l'Université de Pau et des Pays de l'Adour

10h20 - Pause

II - LE POINT DE DEPART DE LA PRESCRIPTION

Sous la présidence de Cédric Ribeyre, Professeur à l'Université de Grenoble-Alpes

10h30 - Le report : comprendre
Evan Raschel, Maître de conférences à l'Université d'Auvergne

11h00 - La suspension : contourner
Sébastien Fucini, Doctorant à Aix-Marseille Université

11h30 - La réforme : simplifier ?
Jean-Baptiste Thierry, Maître de conférences à l'Université de Lorraine

12h00 - Questions puis Remise du Prix Emile Garçon - Déjeuner

APRES-MIDI

(Amphithéâtre FAVOREU - Faculté de droit et de sciences politique d'Aix-en-Provence)

III - LA DUREE DE LA PRESCRIPTION

Sous la présidence de Jean-Baptiste Perrier, Professeur à l'Université d'Auvergne, Chargé de mission "Jeunes pénalistes" pour l'AFDP

14h00 - Existe-t-il encore un délai commun de prescription ?
Marc Touiller, Maître de conférences à l'Université Paris Ouest Nanterre La Défense

14h30 - Existe-t-il encore un délai spécial de prescription en droit de la presse ?
Farah Safi, Maître de conférences à l'Université Paris II - Panthéon-Assas

15h00 - Interruption : le mythe de l'imprescriptibilité ?
Nicolas Catelan, Maître de conférences à Aix-Marseille Université

15h30 - Pause

IV - LES EFFETS DE LA PRESCRIPTION

Sous la présidence de Nicolas Catelan, Maître de conférences à Aix-Marseille Université

15h40 - Prescription de l'action publique et sort de l'action civile
Laurent Saenko, Maître de conférences à l'Université Paris-Sud

16h10 - Prescription et responsabilité du service public de la justice
Delphine Thomas, Maître de conférences à l'Université François Rabelais de Tours

16h40 - Propos conclusifs :

Jacques-Henri Robert, Professeur émérite de l'Université Paris II - Panthéon-Assas

  • Renseignements/Inscriptions

Entrée libre.

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Contrats administratifs

[Jurisprudence] Référé précontractuel, secret des affaires, et caractères généraux de la procédure administrative juridictionnelle

Réf. : CE 2° et 7° ch.-r., 17 octobre 2016, n° 400172, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9441R7S)

Lecture: 6 min

N5063BWG

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par Pascal Caille, Maître de conférences en droit public, Université de Lorraine

Le 10 Novembre 2016

Le point d'équilibre n'est sans doute pas si aisé à trouver entre, d'une part, le principe de transparence qui préside au droit de la commande publique, d'autre part, la protection du secret des affaires. Par sa décision n° 400172 du 17 octobre 2016, le Conseil d'Etat a apporté une précision, en forme de double rappel : il appartient au juge du référé précontractuel qui l'estime nécessaire, lorsque le secret des affaires est invoqué devant lui, d'inviter la partie qui se prévaut d'un tel secret, à lui procurer tous les éclaircissements nécessaires sur la nature des pièces écartées et sur les raisons de leur exclusion ; si ce secret est opposé à tort, il lui revient d'enjoindre à la partie concernée de produire les pièces en cause et de tirer les conséquences, le cas échéant, de son abstention. Au cas d'espèce, le juge des référés du tribunal administratif de Toulon avait été saisi, sur le fondement de l'article L. 551-1 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L3270KG9), d'une demande tendant à l'annulation, au stade de la sélection des candidatures, d'une procédure de délégation de service public tendant à l'exploitation des bains de mer sur un emplacement de plagiste. Le juge des référés avait fait droit à cette demande en accueillant deux moyens.

Le premier moyen, qui ne retiendra pas l'attention ici, reposait sur l'irrégularité de la candidature du délégataire retenu, en ce qu'il n'aurait pas produit le pouvoir des signataires des attestations bancaires. Le Conseil d'Etat censure l'ordonnance sur ce point en considérant que le juge du référé précontractuel l'avait entachée de dénaturation.

Le second moyen s'avère nettement plus intéressant, reposant sur le fait que la candidature du délégataire aurait dû être écartée, faute pour ce dernier d'avoir justifié des garanties professionnelles et financières requises. Lors de l'instruction, la commune avait fait valoir qu'elle ne pouvait communiquer au juge certains éléments chiffrés sans porter atteinte au secret des affaires. La juge des référés a estimé que, contrairement à ce que soutenait la commune, les informations pertinentes n'étaient pas effectivement couvertes par le secret industriel ou commercial. Suivant l'ordonnance rendue, la procédure devait dès lors être vue comme viciée, la commune n'ayant pas justifié de sa régularité.

Cette analyse portée par le juge du référé précontractuel a été contredite par le Conseil d'Etat. Sans revenir sur un principe bien établi suivant lequel le juge ne saurait statuer en prenant en considération des éléments qui n'auraient pas été soumis à la contradiction (I), la Haute juridiction affine cependant sa position, en rappelant aux juges du référé précontractuel que la procédure administrative juridictionnelle est foncièrement inquisitoire (II).

I - La permanence du caractère contradictoire de la procédure administrative juridictionnelle

Le principe est connu : la procédure administrative juridictionnelle est contradictoire. Il ne saurait en être autrement, la contradiction étant conçue comme le moyen de garantir les droits de la défense (1) et, plus largement, comme une condition du procès équitable (2). Appliqué au référé précontractuel, il est même permis de voir dans la contradiction le moyen de garantir, au stade contentieux, l'égalité de traitement entre les candidats.

D'abord principe général de procédure (3), le principe a ensuite acquis une valeur législative, au moins en ce qui concerne les juridictions administratives générales, l'article L. 5 du Code de justice administrative (N° Lexbase : L2612ALC) disposant que "l'instruction des affaires est contradictoire". Le principe du contradictoire commande que les parties soient mises en mesure de discuter de l'ensemble des éléments sur lesquels le juge peut se fonder (4). L'exigence n'est pas sans limite. Notamment, l'article L. 5 du Code de justice administrative dispose que "les exigences de la contradiction sont adaptées à celles de l'urgence". Notamment encore, le juge ne peut requérir de l'administration et donc livrer à la contradiction des documents "dont la communication contreviendrait à une prescription législative" (5). Il en va ainsi en matière médicale (6) et en matière de défense et de renseignement (7), étant précisé que le principe cède lorsque la consultation par le juge de la pièce concernée est la seule manière pour lui de se prononcer sur le bien-fondé d'un moyen (8).

Le contentieux administratif réserve un sort classiquement moins favorable au secret des affaires, soutenu en cela, et avec vigueur, par une partie de la doctrine (9). On admettra toutefois que le contentieux précontractuel, par la force des choses, est un terrain propice à un rééquilibrage des intérêts en présence. L'article 44 de l'ordonnance n° 2015-899 du 23 juillet 2015, relative aux marchés publics (N° Lexbase : L9077KBS), rappelle à cet égard, et par exemple, que "l'acheteur ne peut communiquer les informations confidentielles qu'il détient dans le cadre d'un marché public, telles que celles dont la divulgation violerait le secret en matière industrielle et commerciale". C'est en ce sens que le Conseil d'Etat a déjà pu juger que l'acheteur public ne pouvait communiquer des informations lorsque cette communication était susceptible de porter préjudice aux intérêts commerciaux légitimes des candidats ou d'attenter au jeu de la concurrence (10). C'est en ce sens encore que le Conseil d'Etat a jugé que le bordereau unitaire de prix établi par l'attributaire d'un marché public est un document protégé par le secret en matière commerciale et industrielle et n'est dès lors pas communicable (11). Mais le juge du référé précontractuel a pu également, sans commettre d'erreur de droit, écarter le secret des affaires et imposer la communication à l'ensemble des candidats d'une information essentielle, en l'occurrence le coût de la masse salariale que l'entreprise attributaire était susceptible de devoir reprendre au titulaire du précédent marché sur le fondement d'obligations résultant d'une convention collective étendue (12). Dans le même sens, ne sont pas couvertes par le secret des affaires et sont donc communicables les informations détenues par le précédent délégataire (13).

En l'espèce, le juge du référé précontractuel a pu considérer que le secret des affaires avait été indûment opposé par la commune. A se limiter à cette seule donnée, la présente décision n'aurait pas mérité d'être mentionnée aux tables du Recueil Lebon. L'intérêt de la décision est ailleurs. En effet, en soulignant que le juge des référés ne pouvait s'en tenir à la seule circonstance que le secret des affaires avait été opposé à tort par la collectivité pour en déduire l'irrégularité de la procédure de passation, le Conseil d'Etat impose à celui-ci d'épuiser sa compétence. Incidemment, rappel est fait de ce que la procédure administrative juridictionnelle est également inquisitoire.

II - Le rappel du caractère inquisitoire de la procédure administrative juridictionnelle

En toute hypothèse, et de jurisprudence constante, lorsqu'une partie soutient qu'elle ne peut verser une pièce aux débats en raison de la protection qui lui serait due, il lui appartient de fournir tout élément d'information permettant au juge de connaître la nature de cette pièce et les raisons présidant à cette exclusion (14). Dans son office, et c'est ce que la présente décision rappelle, le juge du référé précontractuel se doit ainsi de vérifier si le refus de produire une pièce est effectivement justifié.

Et c'est alors que, au cas présent, le rappel d'un des caractères généraux de la procédure administrative juridictionnelle est intervenu. L'hypothèse peut survenir où, après examen par le juge des justifications produites par la partie qui s'en prévaut, le secret des affaires n'est pas opposable. Cependant, comme l'énonce le Conseil d'Etat, à supposer même que les informations occultées n'étaient pas couvertes par le secret des affaires, une telle circonstance ne pouvait suffire, en elle-même, à établir le caractère insuffisant des garanties offertes par la société candidate. Dans pareil cas, il appartient au juge d'ordonner à la partie concernée, de verser la pièce.

Il n'y a, au fond, que la réitération ici de ce que la procédure administrative juridictionnelle n'est pas seulement contradictoire. Elle est encore -et substantiellement- inquisitoire. On ne saurait que trop souligner ce principe suivant lequel il appartient au juge administratif "d'exiger de l'administration compétente, la production de tous documents susceptibles d'établir sa conviction et de nature à permettre les allégations du requérant" (15). Peu ou prou, c'est en ces termes que le principe a été régulièrement rappelé par la Haute juridiction (16). Et c'est ainsi que le juge chargé de l'instruction de l'affaire autant que la formation de jugement, à la faveur d'un jugement avant dire droit, sont fondés à demander des éclaircissements ou des renseignements à l'administration (17), le refus de se plier à la demande, sans motif légitime, se retournant contre elle (18). C'est ainsi, encore, que le juge peut inviter l'administration à fournir des explications sur une décision (19), ou la production de tous documents utiles (20). La présente décision s'inscrit dans la continuité de ce qui précède, énonçant qu'il appartient au juge du référé précontractuel, "si [le] secret lui est opposé à tort, d'enjoindre à la collectivité de produire les en cause".

Ce n'est qu'en cas d'obstination de la collectivité à retenir les informations demandées par le juge que ce dernier pourra "tirer les conséquences [...] de son abstention". Comme on peut s'en douter, la solution sera alors défavorable à la partie défaillante. Mais cette sanction n'interviendra qu'après avoir mis la collectivité en mesure de produire. Il y a là, au fond, quelque chose de logique, qui autorise l'administration à se méprendre sur l'étendue et la portée du secret des affaires et, incidemment, de corriger son erreur avant toute censure juridictionnelle.

Au final, la présente décision ne constitue pas une révolution. Cependant, la censure de l'ordonnance atteste l'utilité de la précision apportée par le Conseil d'Etat. Il y a tout lieu de penser que le contrôle opéré sur le travail opéré par les juges des référés sera limité à la dénaturation, pour peu bien sûr que, dans leur office, ils mettent en oeuvre l'intégralité de leurs pouvoirs d'instruction.


(1) Cons. const., décision n° 89-268 DC du 29 décembre 1989 (N° Lexbase : A8205ACU), Rec. p. 110.
(2) CEDH, 18 février 1997, Req. 104/1995/610/698 (N° Lexbase : A8290AWX), Rec. p. 101.
(3) CE, 12 mai 1961, Sté La Huta, req. n° 40674, Rec. p. 313.
(4) CE, 13 décembre 1968, n° 71624 (N° Lexbase : A9760B7M) et s..
(5) CE Sect., 24 octobre 1969, n° 77089 (N° Lexbase : A6785B8S), Rec. p. 457.
(6) CE, 14 décembre 1988, n° 68209 (N° Lexbase : A0439AQC).
(7) CE, Ass., 11 mars 1955, Secrétaire d'Etat à la Guerre c. Coulon, n° 34036, Rec. p. 149 ; CE, 1er octobre 2015, n° 373019 (N° Lexbase : A5709NSA), Rec., T.
(8) CE, 31 juillet 2009, n° 320196 (N° Lexbase : A1366EKS), Rec. p. 341.
(9) Notamment, D. de Béchillon, Principe du contradictoire et protection du secret des affaires. Plaidoyer pour le maintien de la jurisprudence en vigueur, RFDA, 2011, pp. 1107 et s..
(10) CE, 20 octobre 2006, n° 278601, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A9534DRK).
(11) CE, 30 mars 2016, n° 375529 (N° Lexbase : A1696RBG), Rec.
(12) CE, 19 janvier 2011, n° 340773 (N° Lexbase : A1569GQ8).
(13) CE, 21 juin 2000, n° 209319 (N° Lexbase : A1037AWC).
(14) CE, Ass., 6 novembre 2002, n° 194295 (N° Lexbase : A7525A34), Rec. p. 380.
(15) CE, Sect., 1er mai 1936, Couëspel du Mesnils, req. n° 44513, Rec. p. 485.
(16) CE, 20 décembre 1968, n° 69978 (N° Lexbase : A4058B8S), Rec. p. 678 ; CE, 26 novembre 2012, n° 354108 (N° Lexbase : A6325IXK), Rec. p. 394, concl. B. Bourgeois-Machureau.
(17) Par ex., CE, 29 juin 1998, n° 157110 (N° Lexbase : A7160ASY), Rec. p. 257.
(18) CE, Ass., 28 mai 1954, Barel et a., req. n° 28238 (N° Lexbase : A9107B8S) et a., Rec., p. 308, concl. M. Letourneur.
(19) CE Sect., 26 janvier 1968, n° 69765 (N° Lexbase : A7564B8N), Rec. p. 62, concl. L. Bertrand.
(20) CE, 26 septembre 1986, n° 64812 (N° Lexbase : A4804AMU), Rec. p. 222.

newsid:455063

Procédure administrative

[Brèves] Publication du décret portant modification du Code de justice administrative dit "Justice administrative de demain"

Réf. : Décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016, portant modification du Code de justice administrative (partie réglementaire) (N° Lexbase : L9758LAN)

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N5166BWA

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Le 11 Novembre 2016

Le décret n° 2016-1480 du 2 novembre 2016, portant modification du Code de justice administrative (partie réglementaire) (N° Lexbase : L9758LAN), a été publié au Journal officiel du 4 novembre 2016. Afin d'accélérer le traitement de certaines requêtes, des ordonnances de séries pourront désormais être prises par les tribunaux sur la base d'un arrêt devenu irrévocable de la cour administrative d'appel dont ils relèvent (alors qu'actuellement, le tribunal ne peut se fonder que sur une de ses propres décisions ou sur un arrêt du Conseil d'Etat). Pour renforcer les conditions d'accès au juge, l'obligation de liaison préalable du contentieux, qui impose au requérant d'avoir fait naître une décision de rejet de l'administration avant de saisir le juge, est étendue. Ainsi, la dispense historique de liaison du contentieux qui existait pour les litiges de travaux publics est supprimée. En outre, dans les litiges indemnitaires, le juge ne pourra désormais être saisi que si une décision de rejet par l'administration est préalablement intervenue. Afin de dynamiser l'instruction, le juge administratif pourra d'office fixer une date à partir de laquelle des nouveaux moyens ne pourront plus être invoqués et pourra sanctionner par un désistement d'office l'absence de production d'un mémoire récapitulatif, dans le délai imparti. Enfin, dans le but d'améliorer l'organisation et le fonctionnement de la juridiction administrative, en cas de requête ou de défense présentée par plusieurs auteurs, la décision juridictionnelle pourra être notifiée au seul représentant unique qui sera, par défaut, le premier nommé. Les dispositions du décret entrent en vigueur le 1er janvier 2017.

newsid:455166

Procédure pénale

[Brèves] Inconstitutionnalité des dispositions prohibant la nullité d'une audition réalisée sous serment au cours de la garde à vue

Réf. : Cons. const., décision n° 2016-594 QPC, du 4 novembre 2016 (N° Lexbase : A4730SC8)

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N5064BWH

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Le 10 Novembre 2016

Le droit de se taire est constitutionnellement protégé. Celui-ci découle du principe selon lequel nul n'est tenu de s'accuser, lequel résulte de l'article 9 de la Déclaration des droits de l'Homme et du citoyen de 1789 (N° Lexbase : L1373A9Q). Faire prêter serment à une personne entendue en garde à vue de "dire toute la vérité, rien que la vérité" peut être de nature à lui laisser croire qu'elle ne dispose pas du droit de se taire ou de nature à contredire l'information qu'elle a reçue concernant ce droit. Il en résulte que, en faisant obstacle, en toute circonstance, à la nullité d'une audition réalisée sous serment lors d'une garde à vue dans le cadre d'une commission rogatoire, les dispositions de l'article 153 du Code de procédure pénale (N° Lexbase : L0945DYN), dans sa rédaction résultant de la loi n° 2004-204 du 9 mars 2004, portant adaptation de la justice aux évolutions de la criminalité (N° Lexbase : L1768DP8), portent atteinte au droit de se taire de la personne soupçonnée. Telle est la réponse du Conseil constitutionnel dans un arrêt du 4 novembre 2016 (Cons. const., décision n° 2016-594 QPC, du 4 novembre 2016 N° Lexbase : A4730SC8 ; cf. la décision de renvoi, Cass. crim., 27 juillet 2016, n° 16-90.013, FS-D N° Lexbase : A3542RYT). En l'espèce, à l'occasion d'une requête en annulation devant la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, portant sur des actes de procédure pénale réalisés en juin et novembre 2012, la requérante a posé une question prioritaire de constitutionnalité relative à l'article 153 du Code de procédure pénale, dans sa rédaction résultant de la loi du 9 mars 2004, précité. Enonçant les principes susvisés, le Conseil constitutionnel déclare les dispositions susvisées contraires à la Constitution et, jugeant qu'aucun motif ne justifie de reporter les effets de la déclaration d'inconstitutionnalité, décide que celle-ci intervient immédiatement (cf. l’Ouvrage "Procédure pénale" N° Lexbase : E4427EUI).

newsid:455064

Propriété intellectuelle

[Jurisprudence] CJUE : l'affaire "Microsoft" ou la copie de sauvegarde de logiciel, hors commerce

Réf. : CJUE, 12 octobre 2016, aff. C-166/15 (N° Lexbase : A6543R7H)

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N5034BWD

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par Fabienne Fajgenbaum et Thibault Lachacinski, Avocats à la cour

Le 10 Novembre 2016

Le 12 octobre 2016, la Cour de justice de l'Union européenne a rendu une intéressante décision relative au statut juridique des copies de sauvegarde des logiciels. La question dont elle était saisie était la suivante : s'agissant d'une copie licite (car autorisée par les textes), est-il permis d'en faire commerce, lorsque le support matériel original sur lequel le logiciel est reproduit est hors d'usage ? La copie de sauvegarde peut-elle être l'instrument du principe d'épuisement ? Non, répond l'arrêt rendu la CJUE dans cet arrêt : si la revente du programme d'ordinateur peut s'opérer par le biais d'une copie autre que le support physique original, il ne saurait s'agir de la copie de sauvegarde. Les faits de l'espèce étaient relativement simples puisqu'ils concernaient la commercialisation via le site de vente en ligne Ebay de 3 000 copies de programmes d'ordinateur sur lesquels la société Microsoft jouissait de droits d'auteur. La Cour de justice a donc décidé que "si l'acquéreur initial de la copie d'un programme d'ordinateur accompagné d'une licence d'utilisation illimitée est en droit de revendre d'occasion cette copie et sa licence un sous-acquéreur, il ne peut en revanche, lorsque le support physique d'origine de la copie qui lui a été initialement délivrée est endommagé, détruit ou égaré, fournir à ce sous-acquéreur sa copie de sauvegarde de ce programme sans l'autorisation du titulaire du droit".

La solution ainsi retenue est l'occasion de revenir sur deux exceptions au monopole d'exploitation du titulaire des droits d'auteur sur un logiciel : la règle de l'épuisement des droits et le droit à la copie de sauvegarde dont jouit tout acquéreur de la copie d'un programme d'ordinateur.

I - Les logiciels, des oeuvres relevant du droit d'auteur

1. L'arrêté du 22 décembre 1981 définit les logiciels comme "l'ensemble des programmes, procédés et règles, et éventuellement de la documentation, relatif au fonctionnement d'un ensemble de traitements de données" (1). La technicité apparente de cette définition aurait pu laisser à penser que le droit des brevets offrirait une protection adéquate aux logiciels. Pourtant, il est désormais largement admis qu'un programme d'ordinateur ne peut pas donner prise en tant que tel au droit des brevets (2). De même, l'article L. 511-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3523ADT) exclut expressément les programmes d'ordinateur de son champ de protection.

C'est donc finalement au droit d'auteur qu'il revient de protéger le créateur d'un programme d'ordinateur. L'article L. 112-2 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3334ADT) désigne, en effet, les logiciels parmi les oeuvres susceptibles de bénéficier de la protection du droit d'auteur, sous réserve naturellement que le critère d'originalité soit rempli. Le concepteur du logiciel est donc un auteur, qui jouit de droits exclusifs d'exploitation sur son oeuvre et peut agir en contrefaçon lorsqu'il en constate la violation, ainsi que cela résulte expressément des dispositions de l'article L. 335-3 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3557IEH) (3).

2. Comme pour les oeuvres "classiques" et plus généralement les autres droits de propriété intellectuelle, les logiciels sont soumis à la règle dite de l'épuisement des droits : la première vente d'une copie d'un programme d'ordinateur dans l'Union par le titulaire du droit ou avec son consentement épuise le droit de distribution de cette copie dans l'Union, à l'exception du droit de contrôler des locations ultérieures du programme d'ordinateur ou d'une copie de celui-ci (4). Il s'agit de permettre la réalisation du marché unique et de faire à nouveau prévaloir la libre circulation des marchandises une fois que le titulaire des droits de propriété intellectuelle a perçu une rémunération par l'acte de vente. En conséquence, le droit exclusif dont jouit l'auteur d'un logiciel ne lui permet pas de s'opposer à la revente d'occasion de ce programme.

La Cour de justice a déjà eu l'occasion de juger que le terme de "vente", qui doit être interprété largement, englobe toutes les formes de commercialisation de la copie d'un programme d'ordinateur qui se caractérisent par l'octroi d'un droit d'usage de cette copie, pour une durée illimitée, moyennant le paiement d'un prix destiné à permettre au titulaire du droit d'auteur sur ledit programme d'obtenir une rémunération correspondant à la valeur économique de ladite copie. Peu importe que cette vente porte sur une copie matérielle (achat d'un CD-ROM, DVD) ou immatérielle (téléchargement du programme) (5).

II - Les logiciels, des oeuvres du droit d'auteur... à part

3. Pour autant, les logiciels représentent incontestablement des oeuvres à part, ce que l'étude des dispositions qui leurs sont applicables confirme d'ailleurs aisément. Issu de la Directive 91/250 du 14 mai 1991, concernant la protection juridique des programmes d'ordinateur (N° Lexbase : L7628AU3) codifiée par la Directive 2009/24 du 23 avril 2009 (N° Lexbase : L1676IES), leur régime juridique apparaît largement dérogatoire au droit commun du droit d'auteur. Pour tout dire, il est même défavorable aux créateurs.

La conception humaniste qui irrigue le droit d'auteur en général n'est pas nécessairement celle qui a présidé à l'adoption du texte communautaire, davantage sensible à des considérations économiques. Plus que la personnalité de l'auteur et son rapport intime à l'oeuvre, c'est l'investissement consenti pour le développement du programme d'ordinateur qu'il s'agit de sanctuariser par l'octroi d'un droit exclusif d'exploitation : "considérant que la création de programmes d'ordinateur exige la mise en oeuvre de ressources humaines, techniques et financières considérables alors qu'il est possible de les copier à un coût très inférieur à celui qu'entraîne une conception autonome" (deuxième considérant du préambule des Directives précitées). Il est d'ailleurs intéressant de relever que ce considérant a été repris à l'identique (6) dans le préambule de la Directive 96/9 du 11 mars 1996, concernant la protection juridique des bases de données (N° Lexbase : L7808AUQ), instaurant un droit sui generis afin de protéger les investissements humains et financiers consentis par les producteurs de bases de données.

4. Le recours au droit d'auteur (et son critère d'originalité/empreinte de la personnalité de l'auteur) pour octroyer un droit exclusif sur le logiciel peut donc apparaître relativement artificiel. D'ailleurs, le régime de droit commun du droit d'auteur s'avère peu adapté aux nécessités de l'exploitation des programmes d'ordinateur. Pour cette raison, il a fallu l'aménager. Certains droits moraux ont donc été partiellement (droit au respect de l'intégrité de l'oeuvre) voire totalement (droit au retrait) (7) neutralisés. L'admission du recours au forfait en cas de cession de droits portant sur un logiciel représente une entorse non négligeable au principe d'intéressement économique de l'auteur à l'exploitation de son oeuvre (8). L'auteur du logiciel doit, par ailleurs, compter avec certaines restrictions importantes de ses droits d'exploitation, lesquels sont même dévolus directement à l'employeur lorsque le logiciel a été créé par un employé/agent de l'Etat dans l'exercice de ses fonctions ou d'après les instructions de son employeur (9).

De même, toute personne ayant le droit d'utiliser un programme d'ordinateur bénéficie du droit d'en réaliser une copie de sauvegarde, dans la mesure où celle-ci est nécessaire pour son utilisation (10). Ce "droit" à la copie de sauvegarde constitue une nouvelle entorse au droit exclusif de reproduction de l'auteur, spécifique aux logiciels : toute disposition contractuelle contraire est nulle et non avenue.

III - Epuisement et sauvegarde, des objectifs différents

5. L'exception du "droit à la copie de sauvegarde" est évidemment d'interprétation stricte. La Cour de justice considère qu'une copie de sauvegarde d'un programme d'ordinateur ne peut être réalisée et utilisée que pour répondre aux seuls besoins de la personne en droit d'utiliser ce programme (11). Cette copie, tolérée dès lors qu'elle est nécessaire à l'utilisation du logiciel d'une manière conforme à sa destination, n'a en revanche pas vocation à servir de palliatif à un support matériel endommagé, détruit ou égaré pour permettre la revente du programme. En clair, la copie de sauvegarde ne peut pas être l'instrument de la règle de l'épuisement des droits. Sa revente tombe donc sous le coup des droits exclusifs d'exploitation de sorte que, faute d'autorisation du titulaire des droits, elle est interdite.

6. Une telle analyse n'est pas sans conséquence pour l'acquéreur d'un programme d'ordinateur dont le support matériel original est hors d'usage : toute revente s'en trouve en effet matériellement compromise. La Cour de justice souligne que la problématique est comparable s'agissant de l'acquéreur du programme d'ordinateur par téléchargement qui, par définition, ne possède pas de support matériel original à céder d'occasion. Conformément aux enseignements tirés de l'affaire "UsedSoft" (12), elle rappelle alors que l'acquéreur légitime de la copie d'un programme d'ordinateur qui ne dispose pas du support physique d'origine ne saurait, de ce seul fait, être privé de toute possibilité de revendre d'occasion ladite copie à une tierce personne, sauf à priver d'effet utile la règle de l'épuisement du droit.

Pour la Cour de justice, la règle de l'épuisement ne porte pas sur le support du logiciel mais "sur la copie du programme d'ordinateur elle-même et la licence d'utilisation qui l'accompagne. Ainsi qu'il l'a été jugé dans l'affaire"UsedSoft", l'acquéreur doit donc pouvoir procéder au téléchargement de ce programme à partir du site internet du titulaire du droit d'auteur, ledit téléchargement constituant en effet une reproduction nécessaire d'un programme d'ordinateur lui permettant d'utiliser ce dernier d'une manière conforme à sa destination (13) et échappant donc au monopole du titulaire de droits conformément aux dispositions de l'article 5.1 de la Directive 2009/24 précitée (14). Partant, la revente du programme d'ordinateur peut s'opérer par le biais d'une copie autre que le support physique original, sous réserve qu'il ne s'agisse pas de la copie de sauvegarde.

7. Dans ses conclusions du 1er juin 2016, l'Avocat général reprochait toutefois à cette interprétation libérale de la règle de l'épuisement d'aboutir à permettre la coexistence de plusieurs copies matérielles non originales du logiciel. Privilégiant, au contraire, une approche stricte, il suggérait que seul le support matériel original vendu par le titulaire ou avec son consentement puisse donner prise à la règle de l'épuisement (opérant une analogie avec les livres dont la détérioration ne confère pas pour autant à leur propriétaire le droit d'en vendre une photocopie) (15). En réponse, l'arrêt du 12 octobre 2016 insiste donc sur le fait qu'il appartient alors au vendeur de "rendre inutilisable toute copie en sa possession au moment de la revente".


(1) Arrêté du 22 décembre 1981, sur l'enrichissement du vocabulaire de l'informatique, publié au JORF du 17 janvier 1982.
(2) Convention européenne des brevets, art. 52 (2) c) et (3).
(3) C. prop. intell., art. L. 335-3, al 2 (N° Lexbase : L3557IEH) : "Est également un délit de contrefaçon la violation de l'un des droits de l'auteur d'un logiciel définis à l'article L. 122-6 (N° Lexbase : L3364ADX)".
(4) Directive 2009/24 du 23 avril 2009, art. 4.2 ; C. prop. intell., art. L. 122-6.
(5) CJUE, 3 juillet 2012, aff. C-128/11, points 49, 55 et 61 (N° Lexbase : A1914IQX).
(6) Considérant 7.
(7) C. prop. intell., art. L. 121-7 (N° Lexbase : L3352ADI).
(8) C. prop. intell., art. L. 131-4 (N° Lexbase : L3387ADS).
(9) C. prop. intell., art. L. 113-9 (N° Lexbase : L3345ADA) ; la similitude avec les inventions de salariés est alors évidente.
(10) Directive 2009/24, art. 5.2 ; C. prop. intell., art. L. 122-6-1 (N° Lexbase : L0415IZE).
(11) Point 43.
(12) CJUE, 3 juillet 2012, aff. C-128/11, préc., point 83 ; l'Avocat général considérait à l'inverse que la solution adoptée dans l'affaire "UsedSoft" n'était pas transposable à la présente espèce (points 77 et 79 de ses conclusions du 1er juin 2016).
(13) En ce sens, CJUE, 3 juillet 2012, aff. C-128/11, préc, point 85.
(14) Transposée à l'article L. 122-6-1, I du Code de la propriété intellectuelle.
(15) Point 44 de ses conclusions du 1er juin 2016.

newsid:455034

Recouvrement de l'impôt

[Brèves] Incompétence territoriale du service auprès duquel l'impôt est déclaré et payé : aucune incidence sur le bien fondé de l'imposition

Réf. : CE 9° et 10° ch.-r., 27 octobre 2016, n° 392171, mentionné aux tables du recueil Lebon (N° Lexbase : A4698SCY)

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N5114BWC

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Le 15 Novembre 2016

La circonstance qu'une imposition aurait été déclarée et payée auprès d'un service territorialement incompétent est sans incidence sur la légalité de celle-ci. Ainsi, un moyen tiré de l'incompétence du comptable public, dès lors qu'il est relatif au contentieux du recouvrement, ne peut être utilement invoqué dans le cadre d'un contentieux d'assiette. Telle est la solution retenue par le Conseil d'Etat dans un arrêt rendu le 27 octobre 2016 (CE 9° et 10° ch.-r., 27 octobre 2016, n° 392171, mentionné aux tables du recueil Lebon N° Lexbase : A4698SCY). En l'espèce, la société requérante, suivant les prescriptions incompétemment édictées par le ministre chargé du Budget dans un communiqué de presse du 2 mars 2010, a procédé à la déclaration et au paiement de la taxe sur les surfaces commerciales dont elle était redevable à raison du magasin de commerce de détail qu'elle exploite à Vesoul auprès du service des impôts des entreprises du centre des finances publiques de Vesoul. Elle faisait valoir, à l'appui de sa demande tendant à la restitution de cette taxe, que ce service était territorialement incompétent pour en recevoir déclaration et paiement, à la différence du service des impôts des entreprises du centre des finances publiques de Paris 8ème arrondissement, dans le ressort duquel est situé son siège. Toutefois, pour la Haute juridiction, la circonstance que la taxe litigieuse aurait été déclarée et payée par la société requérante auprès d'un service des impôts des entreprises territorialement incompétent est sans incidence sur la légalité de celle-ci. En outre, la société faisait valoir que le comptable public du centre départemental des impôts de Haute-Saône n'était pas compétent pour recevoir la déclaration accompagnée du paiement de la taxe sur les surfaces commerciales due par elle au titre de l'année 2010. Pour le Conseil d'Etat, dès lors que ce moyen est relatif au contentieux du recouvrement, il ne pouvait être utilement invoqué par la société requérante dans le cadre du contentieux d'assiette qu'elle avait engagé .

newsid:455114

Protection sociale

[Brèves] Prestations familiales : obligation de fournir le certificat de contrôle médical justifiant la régularité du séjour de l'enfant d'un parent étranger hors UE titulaire d'un titre de séjour temporaire mention "salarié"

Réf. : Cass. civ. 2, 3 novembre 2016, n° 15-21.204, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9047SES)

Lecture: 2 min

N5153BWR

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Le 12 Novembre 2016

Il résulte des articles L. 512-2, dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-1786 du 19 décembre 2007 (N° Lexbase : L9258K4N), et D. 512-2 (N° Lexbase : L8973IDP) du Code de la Sécurité sociale, 35, § 1er de la Convention de Sécurité sociale du 16 janvier 1985 entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la République de Côte d'Ivoire en matière de Sécurité sociale, et 8 de la Convention entre le Gouvernement de la République française et le Gouvernement de la Côte d'Ivoire relative à la circulation et au séjour des personnes signée à Abidjan le 21 septembre 1992, que le travailleur salarié ou assimilé de nationalité ivoirienne doit justifier, par la production des documents mentionnés au deuxième des textes susvisés, de la régularité de la situation de l'enfant qui a été autorisé à le rejoindre en France. Telle est la solution retenue par la deuxième chambre civile de la Cour de cassation dans un arrêt rendu le 3 novembre 2016 (Cass. civ. 2, 3 novembre 2016, n° 15-21.204, FS-P+B+R (N° Lexbase : A9047SES ; voir en ce sens, Cass. civ. 2, 6 novembre 2014, n° 13-22.687, FS-P+B N° Lexbase : A9089MZN).
Dans cette affaire, Mme D., de nationalité ivoirienne, entrée en France en 2001 et titulaire d'une carte de séjour temporaire "salariée" régulièrement renouvelée, a sollicité, en novembre 2009, le bénéfice des prestations familiales au titre de ses deux enfants, dont un né en 1995 en Côte d'Ivoire et arrivé en France en 2007. La caisse d'allocations familiales lui ayant opposé un refus en l'absence de production pour cet enfant du certificat de contrôle médical délivré par l'Office français de l'immigration et de l'intégration, l'allocataire a saisi d'un recours une juridiction de Sécurité sociale. La cour d'appel (CA Paris, Pôle 6, 12ème ch., 7 mai 2015, n° 12/02631 N° Lexbase : A6175NH8), pour faire droit à sa demande, énonce que les dispositions de la Convention signée le 16 janvier 1995 garantissent aux ressortissants ivoiriens résidant légalement en France et y exerçant une activité salariée ou assimilée une égalité de traitement pour l'ouverture des droits et que la législation française ne doit donc pas les soumettre à des conditions plus rigoureuses que celles applicables aux personnes de nationalité française.
La caisse a donc formé un pourvoi auquel la Haute juridiction a accédé. Enonçant le principe susvisé, elle casse et annule l'arrêt de la cour d'appel ; les juges du fonds par leur décision ont violé les articles susmentionnés (cf. l’Ouvrage "Droit des étrangers" N° Lexbase : E3773EYE).

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