CRIM.
N° G 01-85.042 FS-P+F+IN° 889
SH20 FÉVRIER 2002
M. COTTE président,
RÉPUBLIQUE FRANÇAISE
AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS
LA COUR DE CASSATION, CHAMBRE CRIMINELLE, en son audience publique tenue au Palais de justice à PARIS, a rendu l'arrêt suivant
Statuant sur le pourvoi formé par
- l'ASSOCIATION DE DÉFENSE DES HANDICAPES DE L'YONNE,
- ... Marie, épouse JULIEN,
- ... Gisèle,
- ... Francine,
- ... Ginette, épouse PLUMEL,
- ... Dominique, épouse LESPAGNOL,
- ... Jean-Claude,
- ... Jean-Pierre,
- RENAULT Liliane,
- ... Rolande, épouse CARROUE,
- ... Jean-Pierre,
parties civiles,
contre l'arrêt de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de PARIS, en date du 2 juillet 2001, qui, dans l'information suivie contre Emile ..., des chefs d'enlèvements et séquestrations, a constaté l'extinction de l'action publique par prescription pour les faits qualifiés d'enlèvement ;
La COUR, statuant après débats en l'audience publique du 6 février 2002 où étaient présents M. ... président, M. ... conseiller rapporteur, MM. Le Gall, Pelletier, Arnould, Mme Koering-Joulin, M. Corneloup conseillers de la chambre, MM. Ponsot, Sassoust, Mme Caron conseillers référendaires ;
Avocat général M. Di Guardia ;
Greffier de chambre Mme Lambert ;
Sur le rapport de M. le conseiller ..., les observations de la société civile professionnelle WAQUET, FARGE et HAZAN, et de Me BLONDEL, avocats en la Cour, et les conclusions de M. l'avocat général ... ... ;
Vu l'article 575, alinéa 2, 3°, du Code de procédure pénale ;
Vu les mémoires ampliatif et additionnel produits, communs aux parties civiles demanderesses, et le mémoire en défense ;
Sur le second moyen de cassation, pris de la violation des article 224-1 du Code pénal, 7, 41 et 593 du Code de procédure pénale, manque de base légale, défaut de motifs ;
"en ce que l'arrêt attaqué a constaté l'extinction de l'action publique par prescription pour les faits qualifiés d'enlèvement ;
"aux motifs que, s'agissant des faits qualifiés d'enlèvement concernant des disparitions intervenues entre 1975 et 1979 et qui ont fait l'objet d'une première plainte en juillet 1996, aucun acte interruptif n'est intervenu pendant cette durée ; qu'en effet, le soit-transmis du procureur de la République d'Auxerre (D 1605, pièce 5) en date du 3 mai 1993, adressé au "DSDY", et ainsi rédigé "J'aurais besoin de savoir précisément ce que sont devenues des jeunes filles qui - sauf erreur - ont été suivies par vos services dans les années 1970-1980 - Christine ..., Madeleine ..., Bernadette ..., Kathia Chandelier", n'est ni un acte d'enquête ni un acte de poursuite, et n'a pour objet ni de constater une infraction ni d'en découvrir ou d'en convaincre les auteurs ; qu'il s'agit d'une demande de renseignements adressée à une administration dans le cadre du contrôle et de la surveillance incombant à ce magistrat ;
"alors que le procureur de la République a légalement le pouvoir de procéder lui-même à tous les actes nécessaires à la recherche des infractions à la loi pénale ; que l'acte accompli dans ce but et dans l'exercice de ce pouvoir est un acte d'instruction interruptif de prescription ; qu'il en est ainsi du soit-transmis adressé par le procureur de la République à une administration à la suite d'un entretien avec une future partie civile au cours duquel sont dénoncées les disparitions de plusieurs jeunes filles confiées à cette administration, faits susceptibles d'être pénalement qualifiés d'enlèvement et séquestration, et qui tend à en vérifier la matérialité" ;
Vu les articles 7, 40 et 41 du Code de procédure pénale ;
Attendu que, selon le premier de ces textes, en matière de crime, l'action publique se prescrit par dix années révolues à compter du jour où le crime a été commis si, dans cet intervalle, il n'a été fait aucun acte d'instruction ou de poursuite ; que, s'il en a été effectué, elle ne se prescrit qu'après dix années révolues à compter du dernier acte ;
Attendu qu'interrompt le cours de la prescription de l'action publique tout acte du procureur de la République tendant à la recherche et à la poursuite des infractions à la loi pénale ;
Attendu qu'il résulte des pièces de la procédure qu'entre 1975 et 1979, à Auxerre (Yonne) ou dans les proches environs, ont disparu sept jeunes femmes, Madeleine ..., Chantal ..., Bernadette ..., Françoise ..., Christine ..., Martine ... et Jacqueline ..., toutes déficientes mentales légères et pupilles ou anciennes pupilles de l'Etat ; qu'un premier rapport d'enquête, établi en 1979, qui signalait un lien entre Emile ... et la disparition de Martine ..., a été classé sans suite ; qu'en 1981, de nouveaux soupçons se sont portés sur Emile ... après la découverte du corps d'une autre personne, disparue au début de cette année-là ; qu'en juin 1984, l'adjudant de gendarmerie Jambert a mené, concernant la disparition de Madeleine ..., Chantal ..., Bernadette ..., Françoise ... et Jacqueline ..., une enquête préliminaire qui a révélé des liens précis entre Emile ... et ces cinq jeunes femmes ; que les procès-verbaux de cette procédure, classée sans suite en 1984, n'ont été retrouvés qu'en 1996 dans les locaux du parquet du procureur de la République d'Auxerre ; qu'entre-temps, ce magistrat, alerté par un dirigeant de l'Association de défense des handicapés de l'Yonne, qui lui avait remis des documents relatifs à la disparition suspecte de sept personnes, dont quatre nommément désignées, Madeleine ..., Bernadette ..., Christine ... et Chantal ..., a adressé, le 3 mai 1993, un soit-transmis à la direction de l'aide sociale à l'enfance de l'Yonne pour l'interroger sur le sort des trois premières ;
Attendu que, le 3 juillet 1996, six plaintes avec constitution de parties civiles ont été portées, devant le juge d'instruction d'Auxerre, par l'Association de défense des handicapés de l'Yonne et par des ayants droit des personnes disparues, pour des crimes d'enlèvement et de séquestration ; qu'entendu sur commission rogatoire, le 2 décembre 2000, Emile ... a reconnu avoir tué les sept jeunes femmes et a fourni aux enquêteurs des indications qui ont permis de découvrir les corps de deux d'entre elles, Madeleine ... et Jacquelines Weiss ; que, le 17 janvier 2001, lors de son interrogatoire par le juge d'instruction, Emile ... a entièrement rétracté ses aveux ;
Attendu que, pour constater, à la requête de la défense d'Emile ..., l'extinction de l'action publique par prescription, pour les faits qualifiés d'enlèvement, l'arrêt attaqué relève que ces infractions instantanées ont été commises entre 1975 et 1979 et qu'elles ont fait l'objet d'une plainte en juillet 1996 ; qu'aucun acte interruptif n'est intervenu durant l'intervalle de plus de dix ans et que ne peut être retenu un obstacle assimilable à la force majeure, les familles des victimes ayant eu la possibilité de se manifester ; que les juges ajoutent que le soit-transmis, adressé le 3 mai 1993 par le procureur de la République à la direction de l'aide sociale à l'enfance de l'Yonne, n'est ni un acte d'enquête ni un acte de poursuite et n'a pour objet ni de constater une infraction ni d'en découvrir ou d'en convaincre les auteurs ; qu'il s'agit d'une demande de renseignements adressée à une administration dans le cadre du contrôle et de la surveillance incombant au procureur de la République ;
Mais attendu qu'en prononçant ainsi, alors que le soit-transmis du 3 mai 1993, s'il est destiné à une autorité administrative, n'en constitue pas moins un acte ayant pour objet de rechercher des infractions et d'en découvrir les auteurs, puisqu'il fait suite à la remise, par un dirigeant de l'Association de défense des handicapés de l'Yonne, de documents alertant le parquet sur la disparition suspecte de sept personnes, dont quatre nommément désignées, disparition qui avait donné lieu à une enquête préliminaire de gendarmerie, la chambre de l'instruction a méconnu le sens et la portée des textes susvisés et du principe énoncé ci-dessus ;
Attendu que, le cours de la prescription ayant été interrompu par les procès-verbaux de l'enquête réalisée en 1984, puis par l'envoi du soit-transmis daté du 3 mai 1993, l'action publique n'était pas prescrite, en ce qui concerne les crimes d'enlèvement, commis de 1975 à 1979, lorsque, le 3 juillet 1996, ont été portées les plaintes avec constitution de partie civile ;
D'où il suit que la cassation est encourue ; qu'elle aura lieu sans renvoi, la Cour de Cassation étant en mesure d'appliquer directement la règle de droit et de mettre fin au litige, ainsi que le permet l'article L.131-5 du Code de l'organisation judiciaire ;
Par ces motifs, et sans qu'il soit besoin d'examiner le premier moyen proposé,
CASSE et ANNULE l'arrêt précité de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, en date du 2 juillet 2001, en ses seules dispositions ayant constaté l'extinction par prescription de l'action publique relative aux faits qualifiés d'enlèvement, toutes autres dispositions étant expressément maintenues ;
DIT que l'action publique n'est pas prescrite en ce qui concerne les crimes d'enlèvement de Madeleine ..., Chantal ..., Bernadette ..., Françoise ..., Christine ..., Martine ... et Jacqueline ... ;
DIT n'y avoir lieu à renvoi ;
ORDONNE l'impression du présent arrêt, sa transcription sur les registres du greffe de la chambre de l'instruction de la cour d'appel de Paris, sa mention en marge ou à la suite de l'arrêt partiellement annulé ;
Ainsi fait et jugé par la Cour de Cassation, chambre criminelle, et prononcé par le président le vingt février deux mille deux ;
En foi de quoi le présent arrêt a été signé par le président, le rapporteur et le greffier de chambre ;
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