Cour européenne des droits de l'homme19 décembre 1994
Requête n°34/1993/429/508
Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche
En l'affaire Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs et Gubi c. Autriche*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, constituée, conformément à l'article 43 (art. 43) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention") et aux clauses pertinentes de son règlement A**, en une chambre composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Bernhardt, président,
Thór Vilhjálmsson,
F. Matscher,
C. Russo,
A. Spielmann,
S.K. Martens, Mme E. Palm, MM. I. Foighel,
L. Wildhaber,
ainsi que de M. H. Petzold, greffier f.f.,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 23 juin et 23 novembre 1994,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 34/1993/429/508. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Le règlement A s'applique à toutes les affaires déférées à la Cour avant l'entrée en vigueur du Protocole n° 9 (P9) et, depuis celle-ci, aux seules affaires concernant les Etats non liés par ledit Protocole (P9). Il correspond au règlement entré en vigueur le 1er janvier 1983 et amendé à plusieurs reprises depuis lors.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission") le 9 septembre 1993, dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention. A son origine se trouve une requête (n° 15153/89) dirigée contre la République d'Autriche et dont une association de droit privé autrichien, la Vereinigung demokratischer Soldaten Österreichs ("la VDSÖ"), ainsi qu'un ressortissant de cet Etat, M. Berthold Gubi, avaient saisi la Commission le 12 juin 1989 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration autrichienne reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46). Elle a pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences des articles 10, 13 et 14 (art. 10, art. 13, art. 14) de la Convention.
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement A, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leur conseil (article 30).
3. La chambre à constituer comprenait de plein droit M. F. Matscher, juge élu de nationalité autrichienne (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement A). Le 24 septembre 1993, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. Thór Vilhjálmsson, M. C. Russo, M. A. Spielmann, M. S.K. Martens, Mme E. Palm, M. I. Foighel et M. L. Wildhaber, en présence du greffier (articles 43 in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement A) (art. 43). Ultérieurement, M. R. Bernhardt, vice-président de la Cour, a remplacé M. Ryssdal, empêché (articles 9 et 24 par. 1 du règlement A).
4. En sa qualité de président de la chambre (article 21 par. 5 du règlement A), M. Ryssdal avait consulté, par l'intermédiaire du greffier adjoint, l'agent du gouvernement autrichien ("le Gouvernement"), l'avocat des requérants et le délégué de la Commission au sujet de l'organisation de la procédure (articles 37 par. 1 et 38). Conformément à l'ordonnance rendue en conséquence, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 6 avril 1994 et celui du Gouvernement le 18.
Le 7 juin, la Commission a produit certaines pièces de la procédure suivie devant elle; le greffier l'y avait invitée sur les instructions du président.
5. Ainsi qu'en avait décidé ce dernier, les débats se sont déroulés en public le 20 juin 1994, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
M. F. Cede, chef du département de droit international, ministère fédéral des Affaires étrangères,
agent, M. S. Rosenmayr, service constitutionnel, chancellerie fédérale, Mme E. Bertagnoli, département de droit international, ministère fédéral des Affaires étrangères, M. G. Keller, colonel, ministère fédéral de la Défense,
conseillers;
- pour la Commission
M. S. Trechsel,
délégué;
- pour les requérants
Me G. Lansky, avocat,
conseil.
La Cour a entendu en leurs déclarations MM. Cede, Trechsel et Lansky.
6. Sur invitation de la Cour, le Gouvernement a communiqué le 19 juillet 1994 des observations écrites sur une note de frais complémentaire déposée par les requérants à la fin de l'audience.
EN FAIT
I. Les circonstances de l'espèce
A. La première requérante
7. Association viennoise, la première requérante publiait, à l'attention des soldats de l'armée autrichienne, le mensuel der Igel ("le hérisson"), contenant des informations et des reportages souvent critiques sur la vie militaire.
8. Le 27 juillet 1987, elle invita le ministre fédéral de la Défense (Bundesminister für Landesverteidigung) à faire diffuser l'Igel dans les casernes de la même façon que les deux seuls autres magazines militaires édités par des groupements privés, Miliz-Impuls et Visier; l'armée avait en effet l'habitude de joindre ceux-ci en alternance, à ses frais, au bulletin officiel distribué à tous les appelés (Miliz-Information).
Le ministre ne répondit point à la demande. Interrogé par des membres du parlement, il expliqua, dans une lettre du 10 mai 1989, qu'il n'autoriserait pas la diffusion de l'Igel dans les casernes. Selon lui, l'article 46 par. 3 de la loi militaire (Wehrgesetz, paragraphe 18 ci-dessous) conférait à tout militaire le droit de recevoir sans aucune restriction, par des sources accessibles au public, des informations sur l'actualité politique. A l'intérieur des installations toutefois, seules pouvaient être fournies des publications qui s'identifiaient au moins un peu avec les tâches constitutionnelles de l'armée, ne nuisaient pas à sa réputation et ne prêtaient pas leurs colonnes aux partis politiques. Même les périodiques critiques, tels que le journal Hallo des jeunesses syndicales, ne se verraient pas interdits s'ils respectaient ces critères. En revanche, l'Igel n'y satisfaisait pas. Le ministre fondait son pouvoir de décision en la matière sur les articles 79 de la Constitution (Bundes-Verfassungsgesetz), 44 par. 1 et 46 de la loi militaire, 116 du code pénal (Strafgesetzbuch) et 3 par. 1 du règlement général de l'armée (Allgemeine Dienstvorschriften für das Bundesheer, "le règlement général", paragraphes 17-20 ci-dessous).
B. Le second requérant
9. Membre de la VDSÖ, le second requérant commença son service militaire le 1er juillet 1987 à la caserne Schwarzenberg de Salzbourg. Le 29, il y prêta serment en protestant contre le président de la République. Dans les mois qui suivirent, il introduisit plusieurs plaintes, publia avec vingt et un autres appelés une lettre ouverte dénonçant le nombre de corvées qui lui furent imposées et fit circuler une pétition de soutien à un objecteur de conscience.
Les 1er, 9 et 22 juillet, il fut personnellement informé du contenu du droit militaire applicable à sa situation.
10. Le 29 décembre 1987, alors qu'il distribuait le n° 3/87 de l'Igel dans la caserne, un officier lui ordonna d'arrêter.
Dans son éditorial, le numéro en question mentionnait, parmi les buts de la VDSÖ, la collaboration entre les appelés et les membres de l'encadrement sur la base de leurs intérêts communs et du respect mutuel. Certains articles adoptaient un ton critique; ils traitaient notamment de l'entraînement militaire, de la procédure consécutive à une plainte de M. Gubi et des principes régissant le service militaire. Quant aux autres, ils commentaient successivement diverses contributions parues dans la presse, le congrès des jeunesses syndicales, les buts et l'action de la VDSÖ ainsi que la plainte d'un appelé qui avait vu sa solde réduite à la suite d'une perte alléguée de matériel.
11. Le 12 janvier 1988, un autre officier informa l'intéressé du contenu des circulaires de 1975 et de 1987 ainsi que du règlement de la caserne Schwarzenberg, modifié le 4 janvier 1988, lequel interdisait, dans celle-ci, toute distribution ou envoi de publications sans l'autorisation du commandant (paragraphe 20 ci-dessous).
12. Le 22 janvier 1988, M. Gubi dénonça cette prohibition et l'ordre du 29 décembre 1987 (paragraphe 10 ci-dessus) devant la Commission des plaintes militaires (Beschwerdekommission in militärischen Angelegenheiten) près le ministère fédéral de la Défense.
Le 7 avril, la division des plaintes (Beschwerdeabteilung) près ce ministère débouta le requérant, conformément à la recommandation de la Commission des plaintes. D'après elle, l'ordre litigieux se fondait valablement sur une circulaire de 1987 du 2e corps d'armée (Korpskommando II) dont les stipulations relatives à la diffusion d'écrits imprimés trouvaient elles-mêmes appui dans les articles 5 de la loi fondamentale de 1867 (Staatsgrundgesetz über die allgemeinen Rechte der Staatsbürger), 19 du règlement général et 13 de la loi militaire (paragraphes 15 et 18-20 ci-dessous). La première de ces dispositions protège la propriété des personnes morales de droit public au même titre que celle des particuliers; aussi fallait-il considérer la caserne Schwarzenberg comme la propriété de l'Etat fédéral dont les droits se voyaient exercés par le commandant.
Quant à la liberté d'expression garantie par l'article 13 de la loi fondamentale de 1867, elle se trouvait soumise à des "limites légales" (gesetzliche Schranken), dont celles qui étaient issues de l'obligation de discrétion et d'obéissance prévue par les articles 17 et 44 de la loi militaire et découlaient de la nature même de ces rapports particuliers d'autorité (besonderes Gewaltverhältnis). Les mesures litigieuses n'avaient donc aucunement méconnu la liberté en question.
13. M. Gubi saisit alors la Cour constitutionnelle (Verfassungsgerichtshof). Le 26 septembre, elle refusa d'examiner son recours au motif qu'il ne soulevait pas de questions proprement constitutionnelles et manquait de chances d'aboutir.
14. Le même jour, elle annula toutefois la décision par laquelle le commandant du bataillon n° 3 avait confirmé le 15 février 1988 les trois jours d'arrêt imposés à l'intéressé comme sanction disciplinaire pour avoir distribué l'Igel dans la caserne. D'après elle, les textes dont la méconnaissance avait été reprochée au requérant - les circulaires de 1975 et 1987 (paragraphe 20 ci-dessous) - ne liaient pas l'intéressé mais les autorités militaires; il n'en allait pas de même des dispositions pertinentes du règlement de la caserne Schwarzenberg, mais elles furent introduites le 4 janvier 1988 et n'étaient donc pas encore en vigueur à l'époque des faits.
II. Le droit interne pertinent
A. Les droits fondamentaux
15. L'article 5 de la loi fondamentale du 21 décembre 1867 sur les droits généraux des citoyens protège la propriété.
16. Quant à son article 13, il dispose:
"Dans le respect des limites légales, toute personne a le droit d'exprimer librement son opinion par la parole, les écrits, l'impression ou l'expression graphique. La presse ne peut être censurée ni limitée par un système de concessions (...)"
B. Le droit militaire
17. L'article 79 de la Constitution fédérale décrit les tâches générales des forces armées autrichiennes.
18. A l'époque des faits, les droits et obligations des militaires se trouvaient régis par les articles 44 à 46 de la loi militaire de 1978. Aux termes de celle-ci, les militaires ont l'obligation de soutenir l'armée dans l'accomplissement de ses missions et de s'abstenir de tout ce qui pourrait nuire à sa réputation (article 44 par. 1); ils ont le droit de formuler des demandes et des réclamations ainsi que d'introduire des plaintes (article 44 par. 4). Ils jouissent des mêmes droits politiques que les citoyens (article 46 par. 2); toutefois, l'armée ne peut faire l'objet d'aucune activité ou utilisation politicienne (article 46 par. 1); en conséquence, de telles activités pendant le service et dans les lieux de celui-ci sont interdites, à l'exception de celles qui consistent à s'informer personnellement, par des sources accessibles au public, de l'actualité politique (article 46 par. 3).
19. Le règlement général, édicté par le ministre fédéral de la Défense, précise les obligations liées au service national. Il dispose notamment que le militaire doit être toujours prêt à assurer le mieux possible son service et s'abstenir de tout ce qui pourrait nuire à la réputation de l'armée et à la confiance de la population dans la défense du pays (article 3 par. 1). Le militaire entretient une relation particulière d'autorité envers la République autrichienne; elle exige de lui, outre la défense des institutions démocratiques, discipline, camaraderie, obéissance, vigilance, vaillance et discrétion (article 3 par. 2). L'article 19 par. 2 confie aux commandants de caserne le soin de prendre toutes les mesures nécessaires au maintien de l'ordre et de la sécurité militaires dans leurs lieux de service; à cet effet, ils sont tenus d'établir un règlement (Kasernordnung) régissant notamment l'accès à la caserne (article 19 par. 3).
20. Par une circulaire du ministère fédéral de la Défense, du 14 mars 1975, l'état-major général (Armeekommando) a chargé les commandants de prendre à l'endroit de publications dénigrant l'armée (negatives wehrpolitisches Gedankengut) des mesures préventives; ils devaient notamment en interdire la diffusion et l'affichage dans les zones militaires.
Une circulaire de l'état-major du 2e corps d'armée, du 17 décembre 1987, ordonnait aux mêmes officiers d'introduire dans les règlements de caserne l'interdiction de distribuer ou d'afficher, sans l'autorisation du commandant, toute publication non officielle. Le règlement de la caserne Schwarzenberg fut modifié en conséquence le 4 janvier 1988.
C. Le recours devant la Cour constitutionnelle
21. La Cour constitutionnelle recherche, sur requête (Beschwerde), si un acte administratif (Bescheid) a porté atteinte à un droit garanti au requérant par la Constitution, ou s'il a appliqué un arrêté (Verordnung) contraire à la loi, une loi contraire à la Constitution ou un traité international incompatible avec le droit autrichien (article 144 par. 1 de la Constitution fédérale).
PROCEDURE DEVANT LA COMMISSION
22. La VDSÖ et M. Gubi ont saisi la Commission le 12 juin 1989. Invoquant l'article 10 (art. 10) de la Convention, ils se plaignaient de l'interdiction frappant l'Igel dans les casernes autrichiennes et, le second requérant, de l'ordre du 29 décembre 1987 lui imposant de cesser la distribution du n° 3/87 dans la caserne Schwarzenberg. Ils prétendaient en outre n'avoir pas disposé d'un recours effectif au sens de l'article 13 (art. 13) et avoir été victimes d'une discrimination pour des motifs politiques, au mépris de l'article 14 combiné avec l'article 10 (art. 14+10).