Jurisprudence : CEDH, 29-02-2000, Req. 39293/98, Fuentes Bobo c. Espagne

CEDH, 29-02-2000, Req. 39293/98, Fuentes Bobo c. Espagne

A7715AWN

Référence

CEDH, 29-02-2000, Req. 39293/98, Fuentes Bobo c. Espagne. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/jurisprudence/1064637-cedh-29022000-req-3929398-fuentes-bobo-c-espagne
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Cour européenne des droits de l'homme

29 février 2000

Requête n°39293/98

Fuentes Bobo c. Espagne



QUATRIÈME SECTION

AFFAIRE FUENTES BOBO c. ESPAGNE

(Requête n° 39293/98)


ARRÊT

STRASBOURG

29 février 2000

DÉFINITIF

29/05/2000


En l'affaire Fuentes Bobo c. Espagne,

La Cour européenne des Droits de l'Homme (quatrième section), siégeant en une chambre composée de :

MM. M. Pellonpää, président,

G. Ress,

A. Pastor Ridruejo,

L. Caflisch,

J. Makarczyk,

I. Cabral Barreto,

Mme N. Vajiæ, juges,

et de M. V. Berger, greffier de section,

Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 9 décembre 1999 et 10 février 2000,

Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date :

PROCéDURE

1. A l'origine de l'affaire se trouve une requête dirigée contre le Royaume d'Espagne et dont un ressortissant de cet état, M. Bernardo Fuentes Bobo (« le requérant »), avait saisi la Commission européenne des Droits de l'Homme (« la Commission ») le 5 janvier 1998, en vertu de l'ancien article 25 de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés Fondamentales (« la Convention »). La requête a été enregistrée le 9 janvier 1998 sous le numéro 39293/98. Le requérant est représenté par Me M. Ollé Sesé, avocat au barreau de Madrid. Le gouvernement espagnol (« le Gouvernement ») est représenté par son agent, M. J. Borrego Borrego, chef du service juridique des droits de l'homme au ministère de la Justice.

La requête porte sur le licenciement du requérant, agent de la Télévision espagnole (TVE), à la suite de déclarations faites dans le cadre de deux programmes de radio. Le requérant invoque les articles 10, 14 et 6 § 1 de la Convention.

2. Le 21 octobre 1998, la Commission (deuxième chambre) a décidé de porter le grief du requérant, relatif à son droit à la liberté d'expression et d'opinion (article 10 de la Convention), à la connaissance du gouvernement défendeur en l'invitant à présenter par écrit ses observations sur la recevabilité et le bien-fondé de la requête.

3. Le Gouvernement a présenté ses observations les 5 janvier et 9 mars 1999 et le requérant y a répondu les 12 février et 26 mars 1999.

4. Le 1er novembre 1998, date d'entrée en vigueur du Protocole n° 11 à la Convention, et en application de l'article 5 § 2 de celui-ci, la requête a été transmise à la Cour.

5. Conformément à l'article 52 § 1 du règlement de la Cour (« le règlement »), le président de la Cour, M. L. Wildhaber, a attribué l'affaire à la quatrième section. La chambre constituée au sein de ladite section comprenait de plein droit M. A. Pastor Ridruejo, juge élu au titre de l'Espagne (articles 27 § 2 de la Convention et 26 § 1 a) du règlement), et M. M. Pellonpää, président de la section (article 26 § 1 a) du règlement). Les autres membres désignés par ce dernier pour compléter la chambre étaient M. G. Ress, M. L. Caflisch, M. J. Makarczyk, M. I. Cabral Barreto et Mme N. Vajiæ (article 26 § 1 b) du règlement).

6. Le 1er juin 1999, la Cour a déclaré recevables les griefs du requérant relatifs à son droit à la liberté d'expression (article 10 de la Convention) et au principe de non-discrimination (article 14 de la Convention). Elle a déclaré la requête irrecevable pour le surplus.

7. Le 11 juin 1999, la Cour a adressé aux parties le texte de sa décision sur la recevabilité de la requête et les a invitées à lui soumettre les offres de preuve et observations complémentaires qu'elles souhaiteraient faire. En outre, elle a invité le requérant à présenter ses demandes de satisfaction équitable au titre de l'article 41 de la Convention (article 60 du règlement).

8. Par ailleurs, la Cour s'est mise à la disposition des parties en vue de parvenir à un règlement amiable de l'affaire, conformément à l'article 38 § 1 b) de la Convention (voir aussi l'article 62 du règlement). Vu l'attitude adoptée par les parties, elle a constaté qu'il n'existait aucune base permettant d'obtenir un tel règlement.

9. Le greffier a reçu les mémoires du requérant et du Gouvernement les 29 juillet 1999 et 27 août 1999 respectivement.

10. Le 28 septembre 1999, la chambre a décidé, conformément à l'article 59 § 2 du règlement, d'inviter les parties à lui présenter oralement, au cours d'une audience, leurs observations sur le bien-fondé des griefs déclarés recevables.

11. Le président de la chambre a autorisé les parties à employer la langue espagnole dans la procédure orale (articles 34 § 3 et 36 § 5 du règlement).

12. Ainsi qu'en avait décidé la chambre, une audience s'est déroulée en public le 9 décembre 1999 au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg.

Ont comparu :

pour le Gouvernement

M. J. Borrego Borrego, chef du service juridique des

droits de l'homme au ministère de la Justice, agent ;

pour le requérant

Me M. Ollé Sesé,

avocat au barreau de Madrid, conseil,

M. B. Fuentes Bobo, requérant.

La Cour a entendu en leurs déclarations M. Borrego Borrego et Me Ollé Sesé.

EN FAIT

I. LES CIRCONSTANCES DE L'ESPÈCE

13. Le requérant est un ressortissant espagnol né en 1940 et résidant à Madrid. Il est réalisateur d'émissions de télévision et scénariste.

14. Le requérant était employé par la Télévision espagnole (TVE) depuis 1971 en tant que réalisateur. Jusqu'en décembre 1992, il y a travaillé en qualité de responsable d'une émission matinale intitulée « Club de femmes », date à laquelle l'émission fut supprimée. A compter de cette date, il ne se vit plus confier aucune tâche, nonobstant le fait qu'il devait accomplir ses heures de travail quotidiennes. Le 31 mars 1993, il reçut un blâme, par écrit, en raison d'anomalies dans le respect de ses horaires de travail.

15. Le 23 octobre 1993, plusieurs milliers de salariés de la TVE manifestèrent contre un plan de réduction d'emplois de la télévision publique. De nombreuses pancartes arborées par les manifestants exigeaient notamment plus de programmes culturels, des mesures contre la mauvaise gestion de la télévision publique et contre le chaos et la corruption. Ces manifestations eurent un large écho dans les médias, et un vaste débat s'instaura dans la presse au sujet de la mauvaise gestion de la TVE et de sa dette, estimée par le ministre de l'économie à 123 milliards de pesetas.

16. Le 30 octobre 1993, le requérant cosigna avec un collègue, L. C. M., un article dans le journal Diario 16 intitulé « Spoliation d'un bien public », dans lequel ils critiquaient la gestion de divers directeurs de la TVE désignés depuis 1982 par le parti au pouvoir, à savoir le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol). Ils précisaient que les dirigeants de la TVE avaient converti les édifices et autres installations de la télévision publique appartenant à tous les Espagnols en un camp de concentration dans lequel ces dirigeants, nommément cités, pratiquaient en toute impunité un terrorisme professionnel. Ils dénonçaient notamment le processus de démantèlement et de privatisation de la télévision publique au moyen d'actes très probablement délictueux puisque non seulement ils décapitalisaient professionnellement et économiquement la TVE mais, de surcroît, transféraient un patrimoine appartenant à tous les Espagnols à des entreprises privées concurrentes. A cet égard, ils attiraient l'attention sur la fuite de cadres supérieurs de la TVE vers des chaînes privées et la production de programmes par des sociétés extérieures, et faisaient valoir que, de plus en plus, des salariés de la TVE se retrouvaient sans travail et parfois même sans lieu de travail, quand bien même on les obligeait à pointer. Ils dénonçaient le fait que les dirigeants de la TVE utilisaient un patrimoine public au bénéfice d'intérêts privés et particuliers, qu'il y avait du gaspillage et qu'on volait l'argent du peuple espagnol.

17. Le 4 novembre 1993, le sous-directeur de la planification et de la production de la TVE adressa un courrier au requérant en lui indiquant qu'à partir du 5 novembre 1993, et jusqu'à ce qu'une tâche concrète lui soit assignée, il devait enregistrer ses entrées et sorties de l'édifice sis à Somosaguas, et passer ses heures de travail dans des bureaux aménagés.

18. Par un courrier du 10 novembre 1993, le requérant informa le sous-directeur en cause que, conformément à la décision prise par celui-ci le 4 novembre 1993, il s'était rendu dans l'édifice de Somosaguas mais que ses démarches avaient révélé qu'aucun responsable de ce centre n'était au courant de cette décision ni ne pouvait lui indiquer un bureau où s'installer. Le requérant ajouta un épigramme à l'adresse du sous-directeur.

19. Un nouvel échange de correspondance eut alors lieu entre le requérant et le sous-directeur.

20. Le 18 novembre 1993, le requérant fit diffuser au centre de la TVE de Somosaguas un texte dans lequel il se plaignait du traitement dont il était victime et dénonçait la corruption, le non-respect de promesses, la spoliation d'un bien public, des mensonges et abus de biens sociaux ainsi que le mépris des droits d'autrui et le non-respect des devoirs envers d'autres personnes. Il précisait que si, avant le 30 novembre 1993, la direction n'avait pas résolu le problème qu'elle avait elle-même engendré, il organiserait, à proximité des bureaux et résidences privées des directeurs, des concerts-sérénades avec guitares, chanteurs, violons, bombardons, orgues électroniques, accordéons, etc., qu'ils ne seraient pas près d'oublier. Le requérant lança finalement un appel de soutien à ses collègues.

21. En raison de ces faits, le 19 novembre 1993, la TVE engagea une procédure disciplinaire à l'encontre du requérant et de L.C.M. Au terme de cette procédure, par une décision du 25 janvier 1994, le requérant fut considéré comme auteur de deux fautes très graves et se vit imposer une sanction de 16 et 60 jours de suspension d'emploi et de salaire. L.C.M. fit l'objet d'une sanction identique.

22. Contre cette sanction, le requérant présenta un recours contentieux, que le tribunal social n° 10 de Madrid rejeta par un jugement du 7 mai 1994. En revanche, le tribunal social n° 34 de Madrid annula la sanction infligée à L.C.M.

23. Le requérant interjeta appel auprès du tribunal supérieur de justice de Madrid qui, par un arrêt du 31 janvier 1996, infirma le jugement entrepris et annula la sanction prise à l'encontre du requérant pour violation du droit à la liberté d'expression et d'opinion garanti par l'article 20 de la Constitution. Le tribunal nota également que l'annulation de la sanction s'imposait pour éviter une divergence de décisions judiciaires dans la mesure où L.C.M. avait vu sa sanction annulée par le tribunal social n° 34 de Madrid, et eu égard au fait que l'article de L.C.M. et du requérant avait obtenu l'appui de 276 collègues de la TVE qui, eux, n'avaient fait l'objet d'aucune sanction.

24. Par ailleurs, dans le cadre de la première émission d'une radio privée (Radio COPE) diffusée le 29 novembre 1993, le requérant, commentant les sanctions prises à son encontre, s'exprima comme suit sur une question de l'animateur :

« (...) On a considéré que j'avais commis une faute très grave parce que j'avais adressé une note à un directeur et à un sous-directeur incompétent (...). Les journaux télévisés sont clairement utilisés comme outil de propagande du pouvoir en place (...) ; les dirigeants ne respectent pas la Constitution, ni le statut de la radio et de la télévision (...). Question de l'animateur : « A la TVE, il n'y a plus de gens qui sont mis au placard ? ». Le requérant : « Bien sûr, à présent on les envoie dans des salles-ghetto. (...) ce qui est devenu un cancer, professionnel et économique, pour la TVE, ce sont les affaires privées réalisées ou permises par certains dirigeants. L'animateur : « Bernardo, l'impression que nous avons de l'extérieur, mais aussi grâce aux explications que vous nous donnez, c'est que la TVE est devenue une véritable « foire d'empoigne » (...) Dans ce contexte, les personnels de l'institution et les organes de direction importants ou subalternes sont devenus de véritables sangsues (...) ». Le requérant : « D'authentiques sangsues mais, attention, avec le consentement, lorsque ce n'est pas la participation, de certains dirigeants. Il y a une énorme quantité d'irrégularités graves et d'occultation de données de la part des dirigeants (...). »

25. Lors d'une deuxième émission de la même radio, qui eut lieu le 3 février 1994, l'animatrice, faisant allusion à des dirigeants de la TVE, sans plus de détails, s'exprima comme suit :

« Ils croient qu'ils sont dans leur jardin personnel, qu'ils peuvent semer ou bien (...) s'y soulager à leur gré (...) Qu'est-ce que cela veut dire ? »

Le requérant répondit alors ce qui suit :

« (...) Certains dirigeants pensent que la radio-télévision publique leur appartient (...). (...) le comportement de la personne responsable des programmes d'information (...) est, parfois, un étalage de superbe et de despotisme. Certains dirigeants se foutent du personnel, des travailleurs (se cagan en el personal, en los trabajadores). »

26. Suite à ces déclarations, le requérant fit l'objet d'une procédure disciplinaire, qui s'acheva par son licenciement le 15 avril 1994.

27. Le requérant présenta un recours contentieux auprès du tribunal social n° 4 de Madrid. Par un jugement du 18 juin 1994, ce tribunal déclara nul le licenciement pour vice de procédure. Le tribunal censura le fait, dénoncé par le requérant, que la personne chargée d'instruire la procédure disciplinaire engagée contre lui par la TVE, et dont l'avis avait été déterminant pour la décision de licenciement, faisait partie des dirigeants de l'entreprise critiqués par le requérant durant les émissions de radio.

28. La TVE interjeta appel auprès du tribunal supérieur de justice de Madrid. Par un arrêt du 5 octobre 1995, ce tribunal infirma le jugement entrepris, jugea que les propos tenus par le requérant étaient offensants pour son employeur et déclara le licenciement conforme aux articles 54.2.c) et 55.5 du Statut des Travailleurs. Un pourvoi en cassation en vue d'assurer l'unification de la jurisprudence fut déclaré irrecevable par une décision (auto) du Tribunal suprême du 12 juillet 1996.

29. Invoquant notamment les articles 14 (principe d'égalité), 18 (droit à l'honneur), 20 (droit à la liberté d'expression et d'opinion) et 24 (droit à la protection judiciaire) de la Constitution, le requérant forma un recours d'amparo contre l'arrêt du tribunal supérieur de justice de Madrid.

30. Par un arrêt du 25 novembre 1997, le Tribunal constitutionnel rejeta le recours d'amparo. Après avoir écarté in limine les griefs tirés de l'article 14 combiné avec l'article 24 de la Constitution, il déclara que la question soulevée se limitait au point de savoir si l'arrêt attaqué violait le droit à la liberté d'expression garanti par l'article 20 de la Constitution et ce, dans le cadre d'un conflit du travail mettant en cause, d'une part, la liberté d'expression et, d'autre part, le droit à l'honneur garanti par l'article 18 § 1 de la Constitution.

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