La lettre juridique n°531 du 13 juin 2013 : Éditorial

Théorie de la perte de chance : bienvenue dans Second life

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Théorie de la perte de chance : bienvenue dans Second life. Lire en ligne : https://www.lexbase.fr/article-juridique/8686651-theoriedelapertedechancebienvenuedansisecondlifei
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par Fabien Girard de Barros, Directeur de la publication

le 27 Mars 2014


En lisant, la semaine dernière, l'excellent article du Professeur Willmann sur le préjudice résultant de la perte-diminution de promotion professionnelle, on ne pouvait que regretter les limites intrinsèques de la théorie de la perte de chance et constater que les ressorts de l'indemnisation du préjudice incertain subséquent sont, en ce début du XXIème siècle, encore laissés trop souvent à l'interpolation des magistrats. C'est une méthode d'analyse comme une autre qui, par l'application de "cas d'école", permet, face à une situation nouvelle, de déterminer, par analogie, la nature et la probabilité du préjudice subi, mais elle présente nécessairement des limites en subordonnant de facto la probabilité à la raison, toute souveraine, des juges du fond.

On peut concevoir qu'il n'est pas du ressort des magistrats "d'imaginer" la vie qu'aurait pu mener telle victime ayant subi un grave accident du travail, tel parieur ayant misé sa fortune sur une course hippique au cours de laquelle des irrégularités ont été constatées, comme l'évolution de la carrière professionnelle d'un représentant syndical discriminé ou celle, tout aussi classique, d'un brillant étudiant empêché de passer un examen.

L'on sait qu'en droit français, la perte d'une chance est considérée comme un dommage certain. La belle affaire. Caractériser la disparition, par l'effet du délit, de la probabilité d'un événement favorable : voilà toute la difficulté d'exercice des juges aux vues des preuves apportées par la victime et son conseil. Seule constitue une perte de chance réparable, la disparition actuelle et certaine d'une éventualité favorable, enseigne la jurisprudence la plus constante ; les Hauts magistrats rappelant régulièrement que la perte de chance hypothétique n'est pas, en revanche, réparable. Un risque, fût-il certain, ne suffit pas à caractériser la perte certaine d'une chance, le préjudice qui en résulte étant purement éventuel. Aussi bien, la réparation de la perte d'une chance suppose de rechercher la réalité de la chance perdue. Et, s'il est certain que la personne a perdu une chance, seule l'étendue du préjudice résultant de la chance perdue peut être incertaine.

On comprend, alors, qu'à travers cette seule question de droit, c'est toute l'épistémologie nouvelle de Leibniz, source du droit moderne et positif, qui est à nouveau consacrée face au "despotisme" de la Justice divine chère aux Anciens. La théorie de la perte de chance, telle est l'incarnation de la Justice humaine, émanation de la Raison, exemple topique de la science du juste.

Pourtant, on aura beau ergoter pour rationaliser l'éventuel et la probabilité, il n'en demeure pas moins qu'il faut une sacrée dose d'extrapolation pour permettre concrètement l'indemnisation, même partielle, du préjudice incertain du fait d'une perte de chance certaine. Et, cela explique sans doute le faible taux d'indemnisation des justiciables s'estimant victimes, notamment, d'une perte-diminution de promotion professionnelle. La forte probabilité n'est pas la résultante d'une simple statistique ; et la Chambre criminelle a eu récemment l'occasion de rappeler que la "perte de chance de vie" n'est pas caractérisée, dès lors que le droit de vivre jusqu'à un âge statistiquement déterminé n'est pas suffisamment certain au regard des aléas innombrables de la vie quotidienne et des fluctuations de l'état de santé de toute personne. Ainsi, et dans le même sens, le seul fait d'avoir postulé pour une promotion et d'estimer remplir les conditions de celle-ci ne démontre pas une chance réelle de promotion professionnelle (comme telle indemnisable sur le fondement de la perte de chance).

"Simple attention aux détails" pour Churchill ; c'est dans l'enchaînement des circonstances favorables et la cohérence des détails de la vie de la victime que le juge décèlera la chance réelle et certaine ainsi perdue, jusqu'à....

Jusqu'à ce que la justice, elle-même, soit happée par la fiction d'un métavers quelconque, tel ce Second life qui hante la toile depuis 2003 ; un de ces univers plus parallèles que virtuels, où des avatars plus humains que nature vivent l'autre vie que leurs commanditaires auraient pu ou auraient aimé avoir. Il ne s'agit pas, ici, d'un énième jeu vidéo à la conquête de tel ou tel Graal ; non, on y recrute, on y consomme, on s'y forme, on y échange musiques, livres, et autres biens culturels, on y bâtit une autre vie dans cet autre monde. Alors, dans cette quête de la Raison, ce culte du libre-arbitre, cette recherche du "risque zéro", imaginons la modulation judiciaire d'une vie entière, à travers ces métavers, à partir des données factuelles les plus élémentaires de la victime, et demain (ou presque), ce sera la fin des "pronostics", selon la formule d'Alain Bénabent. Rien ne sera plus simple que de quantifier la valeur d'une chance perdue, que de mesurer le caractère aléatoire de cette dernière, puisque le préjudice, même virtuel, deviendra certain et donc sa cause réelle.

A legal fiction, legal fiction et demie... César ne disait-il pas qu'il poursuivrait sa chance jusqu'au fond de l'eau ?

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