La lettre juridique n°393 du 6 mai 2010 : Libertés publiques

[Jurisprudence] Chronique de droit interne des libertés publiques - Mai 2010

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N0639BPD

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par Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat

le 21 Octobre 2011

Lexbase Hebdo - édition publique vous propose, cette semaine, de retrouver la chronique de libertés publiques, rédigée par Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat. Au cours du mois d'avril 2010, le Conseil d'Etat s'est penché sur les conditions d'adoption et le contenu des traitements informatisés couramment appelés "fichiers". Il a, à cet égard, rappelé et conforté les pouvoirs de la CNIL en ce qui concerne les fichiers classiques ("Société Infobail") mais aussi affirmé et précisé le régime dérogatoire auxquels sont soumis les fichiers intéressant la sécurité publique ("Association Aides et autres"). A la fin du mois de mars 2010, le Conseil d'Etat a, par ailleurs, rendu son rapport sur les possibilités d'interdiction du voile intégral, préconisant une interdiction dans certains services publics et lieux sensibles. Il semble, cependant, que le Gouvernement soit décidé à aller plus loin, en interdisant toute dissimulation du visage dans les lieux publics, consacrant, ainsi, l'existence d'un ordre public immatériel.
  • Le principe du contradictoire peut, sous le contrôle du juge, s'effacer devant l'intérêt supérieur de l'Etat (CE 9° et 10° s-s-r., 16 avril 2010, n° 320196, Association Aides, publié au recueil Lebon N° Lexbase : A0101EWN)

Le Premier ministre a créé par décret un traitement automatisé de données à caractère personnel dénommé "CRISTINA", destiné à faciliter l'exercice de ses missions par la direction centrale du renseignement intérieur. Par un second décret du 27 juin 2008 (décret n° 2008-631 N° Lexbase : L5381H7G), il a décidé, en application de l'article 26 de la loi n° 78-17 du 6 janvier 1978, relative à l'informatique, aux fichiers et aux libertés (N° Lexbase : L4323AHL), de dispenser de publication le décret portant création de ce fichier. Saisi par plusieurs associations et syndicats d'une demande d'annulation de ces deux décrets, le Conseil d'Etat avait décidé, par une décision du 31 juillet 2009 (1), de surseoir à statuer et d'ordonner que lui soit transmis le décret portant création du fichier, sans que communication en soit donnée aux requérants. Le Conseil d'Etat, après examen de ce texte qui lui a été transmis par le Premier ministre, rejette la requête.

1) La nature particulière du fichier "CRISTINA"

Parmi les fichiers les plus sensibles du point de vue des libertés publiques figurent ceux que la loi du 6 janvier 1978 appelle les "traitements de données à caractère personnel mis en oeuvre pour le compte de l'Etat et qui intéressent la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique". Sensibles, ces traitements le sont, en effet, non seulement par leur objet, mais aussi parce qu'ils sont au nombre de ceux qui, lorsque l'intérêt public le justifie, échappent à l'interdiction, édictée par le I de l'article 8 de la loi, de collecter ou de traiter "des données à caractère personnel qui font apparaître, directement ou indirectement, les origines raciales ou ethniques, les opinions politiques, philosophiques ou religieuses ou l'appartenance syndicale des personnes, ou qui sont relatives à la santé ou à la vie sexuelle de celles-ci".

Certains des traitements en cause obéissent à un régime très dérogatoire. Ainsi, en vertu du III de l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978, l'acte réglementaire (arrêté ou décret) qui décide la création des traitements intéressant la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique, peut être dispensé de publication au Journal officiel et donc soustrait à la connaissance du public. La dispense doit, elle-même, être décidée par décret en Conseil d'Etat, publié, quant à lui, en même temps que le sens de l'avis émis par la CNIL. C'est à cette dernière catégorie de fichiers particulièrement sensibles qu'appartient le traitement de données connu sous le nom de "CRISTINA", acronyme de "Centralisation du Renseignement Intérieur pour la Sécurité du Territoire et les Intérêts Nationaux". Le décret créant le fichier "CRISTINA" a été dispensé de publication par un décret du 27 juin 2008. Le 1° du I de l'article 2 de ce texte a, en effet, ajouté le décret créant le fichier "CRISTINA" à la liste, figurant dans un décret du 15 mai 2007 (décret n° 2007-914 N° Lexbase : L5526HXX), des actes réglementaires autorisant des traitements de données qui ne sont pas publiés en application du III de l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978 : il y voisine avec les textes relatifs aux fichiers de la direction générale de la sécurité extérieure (DGSE), de la direction de la protection et de la sécurité de la défense (DPSD) et de la direction du renseignement militaire (DRM).

2) Le contrôle du juge sur les conditions d'adoptions des fichiers intéressant la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique

La décision du 16 avril 2010 apporte deux précisions sur ce point. En premier lieu, le décret dispensant de publication le décret créant un fichier intéressant la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique n'a pas à être motivé. Ainsi, le pouvoir réglementaire n'a pas à indiquer pour quelles raisons il a cru bon de ne pas publier le décret de création du fichier. En effet, non seulement la loi du 6 janvier 1978 ne prévoit pas une telle motivation mais, en outre, de manière générale, un acte réglementaire, contrairement à une décision individuelle, n'est, en principe, pas motivé. En second lieu, l'avis donné par la CNIL sur le projet de décret créant un fichier intéressant la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique n'a pas non plus à être motivé. L'avis peut, ainsi, se borner à indiquer s'il est favorable, défavorable ou encore, comme en l'espèce, "favorable avec réserves". La solution est logique : en effet, lorsqu'il est décidé de ne pas publier l'acte créant un traitement intéressant la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique, le III de l'article 26 prévoit que seul le sens de l'avis de la CNIL est publié. Expliciter la teneur des réserves dont cet avis est, le cas échéant, assorti reviendrait à méconnaître indirectement cette disposition. L'article 83 du décret d'application du 20 octobre 2005 prévoit d'ailleurs expressément que "le sens de l'avis émis par la commission ne peut porter que la mention 'favorable'", "favorable avec réserve" ou "défavorable".

3) Le contrôle du juge sur le contenu des fichiers intéressant la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique

Le Conseil d'Etat rappelle que la faculté de dispenser de publication le décret créant un fichier intéressant la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique, est prévue par la loi, qu'elle est entourée de garanties et que l'effectivité du recours devant le juge contre un tel décret non publié est assurée par les pouvoirs d'instruction particuliers dont le juge administratif dispose en pareille hypothèse. Faisant usage de ces pouvoirs en l'espèce, le Conseil d'Etat, après avoir examiné le décret portant création du fichier "CRISTINA", juge, d'une part, que ce traitement constitue bien un fichier intéressant la sûreté de l'Etat et que les données qu'il contient sont pertinentes au regard des finalités poursuivies, notamment la lutte contre l'espionnage et le terrorisme. Il en déduit que le Premier ministre pouvait, sans méconnaître l'article 26 de la loi du 6 janvier 1978, faire usage de la dispense de publication prévue par ces dispositions. Il dit, d'autre part, que le fichier "CRISTINA" respecte les exigences de l'article 6 de la loi du 6 janvier 1978, qui fixe les conditions générales dans lesquelles des données à caractère personnel peuvent faire l'objet d'un traitement automatisé, et ne méconnaît ni l'article 8 de la CESDH (N° Lexbase : L4798AQR), ni le principe de sécurité juridique.

La décision du 16 avril 2010 démontre, d'abord que, sous le contrôle du juge, le droit au recours peut s'accompagner de la limitation du principe du contradictoire lorsqu'il s'agit de préserver le secret destiné à garantir l'intérêt supérieur de l'Etat. Soulignons, à cet égard, que ni la Cour européenne des droits de l'Homme, ni la Cour de justice de l'Union européenne ne font du caractère contradictoire de la procédure un absolu. Cette dernière juridiction a, d'ailleurs, dans un arrêt du 14 février 2008 (2), retenu une solution proche de celle adoptée par le Conseil d'Etat dans la décision du 16 avril 2010. Saisie d'une question préjudicielle sur le point de savoir comment concilier le respect du secret des affaires et l'effectivité du référé précontractuel, la CJUE a jugé que "l'instance responsable des recours [...] doit garantir la confidentialité et le droit au respect des secrets d'affaires au regard des informations contenues dans les dossiers qui lui sont communiqués par les parties à la cause, notamment par le pouvoir adjudicateur, tout en pouvant elle-même connaître de telles informations et les prendre en considération". Elle a précisé qu'il appartient à cette instance de décider dans quelle mesure et selon quelles modalités il convient de garantir la confidentialité et le secret de ces informations, en vue des exigences d'une protection juridique effective et du respect des droits de la défense des parties au litige, et afin que la procédure respecte, dans son ensemble, le droit à un procès équitable. En d'autres termes, dans l'ordre juridique communautaire et, plus largement, européen, c'est le procès équitable qui constitue un standard auquel il ne peut être dérogé ; le principe du caractère contradictoire de la procédure peut, quant à lui, connaître des aménagements, afin d'assurer la conciliation entre l'intérêt s'attachant à la préservation d'un secret et le caractère effectif du droit au recours.

La décision du 16 avril 2010 illustre, en outre, sous quelles conditions la création d'un fichier comportant des informations relatives à la vie privée des personnes peut être jugée conforme aux stipulations de l'article 8 de la CESDH, protégeant le droit au respect de la vie privée et ne permettant une ingérence d'une autorité publique dans l'exercice de ce droit que pour autant que cette ingérence est prévue par la loi et qu'elle constitue une mesure qui, dans une société démocratique, est nécessaire, notamment à la sécurité nationale ou à la sûreté publique. Selon la CEDH, la collecte et le traitement de données relatives à la vie privée d'un individu constituent une ingérence dans celle-ci et entrent, par suite, dans le champ d'application de ces stipulations (3). Par ailleurs, la mesure incriminée doit avoir une base légale en droit interne et le texte en cause doit répondre à une double exigence d'accessibilité et de prévisibilité. L'exigence de prévisibilité implique, quant à elle, particulièrement lorsqu'est en cause un pouvoir de l'exécutif qui s'exerce en secret, que l'étendue et les modalités d'exercice du pouvoir d'appréciation des autorités soient définies avec suffisamment de clarté, compte tenu du but légitime poursuivi, pour fournir à l'individu une protection adéquate contre l'arbitraire (4). Il faut aussi que soit établie l'existence de garanties adéquates et suffisantes contre les abus, car "un système de surveillance secrète destiné à protéger la sécurité nationale comporte le risque de saper, voire de détruire, la démocratie au motif de la défendre" (5).

Selon le Conseil d'Etat, l'ingérence que réalise le fichier "CRISTINA" dans la vie privée des personnes concernées a une base légale, constituée par la loi du 6 janvier 1978 et par le décret qui a décidé la création de ce fichier. Toutefois, ce dernier texte ne répond manifestement pas à l'exigence d'accessibilité, puisqu'il n'a pas été publié. Or, c'est dans ce texte que doivent, notamment, figurer ces informations essentielles que sont la finalité du traitement, le service auprès duquel s'exerce le droit d'accès, les catégories de données à caractère personnel enregistrées, et les destinataires ou catégories de destinataires habilités à recevoir communication de ces données. Il fallait donc, pour le Conseil, se demander si les seules dispositions accessibles au public permettent de regarder comme satisfaite l'exigence de prévisibilité, entendue comme protection contre l'arbitraire. De prime abord, compte tenu de l'importance des informations tenues secrètes, une réponse positive n'allait nullement de soi : ainsi, il est assez préoccupant que soient tenues secrètes les finalités du traitement, les catégories de données traitées et les personnes habilitées à accéder à ces données. Le Conseil d'Etat relève, toutefois, que, si le contenu du décret créant le fichier est inconnu du public, la loi prévoit un dispositif permettant de faire en sorte que son existence même soit portée à la connaissance de celui-ci, en obligeant à rendre public l'acte de dispense de publication. S'agissant des finalités du traitement, elles ne sont certes pas publiques mais les seuls traitements susceptibles de faire l'objet d'une dispense de publication sont ceux qui intéressent la sûreté de l'Etat, la défense ou la sécurité publique, ou qui ont pour objet la prévention, la recherche, la constatation ou la poursuite des infractions pénales ou l'exécution des condamnations pénales ou des mesures de sûreté -ce qui est, en soi, une indication sur les finalités qu'ils poursuivent-.

S'agissant, par ailleurs, des catégories de données pouvant être collectées, ces données doivent satisfaire aux exigences générales de l'article 6 de la loi du 6 janvier 1978, à savoir être collectées et traitées de manière loyale et licite, pour des finalités déterminées et légitimes, sans traitement ultérieur incompatible avec ces finalités, être adéquates, pertinentes et non excessives au regard de ces finalités, être exactes, complètes et si nécessaire mises à jour, et, enfin, être conservées sous une forme permettant l'identification des personnes concernées pendant une durée n'excédant pas celle nécessaire aux finalités du traitement. Le Conseil relève, à cet égard, que la loi prévoit un certain nombre de garanties procédurales : il en va, ainsi, de la soumission du projet de décret pour avis à la CNIL et au Conseil d'Etat, ainsi que de l'exigence de publication du sens de l'avis de la CNIL ; il en va surtout du droit d'accès, même indirect, des personnes concernées. Le Conseil d'Etat a, pour tous ces motifs, estimé que la création du fichier "CRISTINA" ne portait une atteinte disproportionnée "aux buts de protection de la sécurité publique en vue desquels a été pris le décret".

  • La décision que prend la CNIL sur l'autorisation de traitements informatisés doit se fonder sur les modalités de fonctionnement de ces traitements (CE 9° et 10° s-s-r., 7 avril 2010, deux arrêts, Société Infobail, mentionnés dans les tables du recueil Lebon, n° 309546 N° Lexbase : A5651EUT et n° 309547 N° Lexbase : A5652EUU)

La CNIL peut fonder sa décision de refuser l'autorisation de mettre en oeuvre un fichier sur un objectif à valeur constitutionnelle tel que celui du droit au logement. Toutefois, elle ne peut le faire qu'après avoir apprécié si les garanties proposées par la société qui envisage de créer ce fichier sont ou non suffisantes.

1) Les deux fichiers en cause en l'espèce

C'est à nouveau la création d'un fichier d'impayés locatifs (6) qui a amené le Conseil d'Etat à préciser ainsi les pouvoirs de la CNIL. Plus précisément, la société Infobail contestait, par deux requêtes distinctes, les refus de la CNIL d'autoriser, d'une part, un fichier dit "des locataires de confiance" (c'est-à-dire des personnes n'ayant jamais eu d'impayés de loyer), et, d'autre part, un "fichier des impayés locatifs".

Dans les deux décisions du 7 avril 2010, le Conseil d'Etat juge que la CNIL "a pu, sans erreur de droit, apprécier au regard de l'objectif à valeur constitutionnelle visant à permettre à toute personne de disposer d'un logement décent, tel qu'il est, notamment, mis en oeuvre par les lois n° 89-462 du 6 juillet 1989, tendant à améliorer les rapports locatifs (N° Lexbase : L8461AGH), et n° 2007-290 du 5 mars 2007, instituant le droit au logement opposable (N° Lexbase : L5929HU7), la légitimité des finalités du traitement informatisé soumis à son autorisation". Toutefois, ajoute-t-il, la Commission "ne peut légalement se borner, pour refuser la mise en oeuvre d'un fichier, à constater que celle-ci est susceptible de porter atteinte à l'un des droits et libertés mentionnés à l'article 1er de la loi du 6 janvier 1978, sans vérifier si les modalités de fonctionnement de ce fichier ne comportent pas de garanties suffisantes pour assurer leur respect".

S'agissant du fichier dit "des impayés locatifs" (décision n° 309547), la Haute juridiction constate qu'il "ressort des termes mêmes de la délibération attaquée [délibération n° 2007-191 du 10 juillet 2007 (N° Lexbase : X7219AGH)] qu'elle s'est fondée sur ce qu'en raison de l'absence de garanties suffisantes de diffusion des informations au-delà des destinataires du fichier et de toute précision des motifs d'impayés, ce traitement ne remplissait pas les conditions posées par l'article 6 de cette loi". Le recours est donc rejeté. En revanche, en ce qui concerne le fichier des bons payeurs dit "locataires de confiance" (n° 309546), la CNIL, selon le Conseil d'Etat, n'a pas vérifié l'existence de garanties suffisantes et sa délibération (délibération n° 2007-192 du 10 juillet 2007 N° Lexbase : X7220AGI) est donc annulée.

2) L'attention portée aux modalités de fonctionnement du traitement et à sa sectorisation

Les décisions du 7 avril 2010 sont à nouveau l'occasion pour le Conseil d'Etat d'indiquer que la CNIL doit faire application des stipulations de l'article 5 de la Convention pour la protection des personnes à l'égard du traitement automatisé de données à caractère personnel, signée à Strasbourg le 28 janvier 1981. Or, s'agissant de ces stipulations, le Conseil d'Etat a jugé que les données pertinentes sont celles qui sont : 1°) en adéquation avec la finalité du traitement ; et 2°) proportionnées à cette finalité (7). Les données utilisées dans un traitement automatisé doivent donc avoir une relation directe avec la finalité du traitement et présenter, à son égard, un caractère proportionné, le Conseil d'Etat exerçant un contrôle normal sur l'appréciation portée par la CNIL sur le caractère pertinent des données (même décision).

Dans la décision n° 309547 relative au fichier dit "des impayés locatifs", le Conseil d'Etat a relevé que ce fichier ne comportait aucune précision sur les causes des impayés, ni de garanties suffisantes que les données traitées ne seraient pas accessibles aux propriétaires privés. La diffusion de telles données à des propriétaires n'étant pas des professionnels de l'immobilier n'est, en effet, pas de nature à respecter le principe de sectorisation et à empêcher le détournement du fichier à d'autres fins. La sectorisation des fichiers participe du contrôle de la pertinence des informations collectées, c'est-à-dire de leur adéquation avec la finalité du traitement et de leur caractère proportionné à celle-ci. Ainsi que le souligne le rapport publié en 2003 par la CNIL sur "les listes noires" (8), la sectorisation permet d'éviter la "mise au pilori électronique" qui pourrait découler d'une large consultation de fichiers recensant des impayés tous secteurs d'activités confondus. Il n'est pas besoin d'être particulièrement imaginatif pour concevoir sans peine les ravages sociaux que pourrait provoquer l'inscription sur une liste accessible sur internet à la première défaillance de règlement d'une facture, par exemple, de téléphone mobile, qui aurait, alors, des effets en chaîne sur l'accueil réservé à cette personne défaillante, désormais classée "à risque", par d'autres professionnels. C'est ainsi que la CNIL a, dans une délibération du 11 mars 2003, recommandé que les fichiers de personnes à risque pour les loueurs de véhicules ne soient communiqués qu'aux professionnels de la location de véhicules (délibération n° 03-012 N° Lexbase : X7261AGZ).

Dans la décision "Mechri" du 28 juillet 2004 (voir infra), le Conseil d'Etat avait déjà jugé que l'élargissement des utilisateurs du fichier Infobail à l'ensemble des propriétaires immobiliers était excessif car il revenait à ouvrir l'accès au fichier à un trop grand nombre de personnes, ce qui rend particulièrement difficile de s'assurer que l'utilisateur du fichier respecte réellement son engagement de ne pas le détourner à d'autres fins. La limitation du nombre de personnes pouvant consulter le fichier permet, en revanche, de renforcer la sécurité du traitement et d'éviter une utilisation ne correspondant pas à sa finalité. La décision "Société Infobail" du 7 avril 2010 s'inscrit tout à fait dans cette lignée.

  • Interdiction du port du voile intégral : de l'ordre public matériel à l'ordre public immatériel (Rapport du Conseil d'Etat remis le 30 mars 2010 au Premier ministre : étude relative sur les possibilités juridiques d'interdiction du port du voile intégral)

Selon le Conseil d'Etat, une interdiction générale et absolue du port du voile intégral en tant que tel ne pourrait trouver aucun fondement juridique incontestable. Le Conseil a donc, également, examiné la possibilité d'une interdiction de la dissimulation du visage, quelle que soit la tenue adoptée. Il estime, à cet égard, que la sécurité publique et la lutte contre la fraude, renforcées par les exigences propres à certains services publics, seraient de nature à justifier des obligations de maintenir son visage à découvert, soit dans certains lieux, soit pour effectuer certaines démarches.

1) Le rapport du Conseil d'Etat

Le Conseil rappelle, tout d'abord, que de nombreuses dispositions ont déjà pour objet, ou pour effet, d'interdire ou de dissuader des pratiques de port du voile et, plus largement, de dissimulation du visage. Ces pratiques sont prohibées pour les agents publics, dans l'exercice de leurs fonctions, au nom du principe de laïcité et dans les établissements d'enseignement public (loi n° 2004-228 du 15 mars 2004, encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics N° Lexbase : L1864DPQ) : le port du voile intégral est interdit en milieu scolaire, là encore au nom du principe de laïcité. Par ailleurs, le port du voile intégral peut être interdit pour les salariés et les personnes qui fréquentent les locaux d'entreprise, sur décision du chef d'établissement motivée par le souci d'assurer son bon fonctionnement. Par ailleurs, certains dispositifs, reposant déjà sur des considérations de sécurité publique ou de lutte contre la fraude, imposent, également, l'identification ponctuelle des personnes et impliquent donc que celles-ci découvrent leur visage. Ils résultent tantôt de dispositifs législatifs ou réglementaires, tantôt d'instructions de service. Tel est le cas des contrôles d'identité et des vérifications d'identité prévus par le Code de procédure pénale, des règles propres à la réalisation des documents d'identité (photographies tête nue), de l'accomplissement de certaines démarches officielles (mariage, vote, remise des enfants à l'école...), de l'accès à certains lieux, lorsque des motifs de sécurité l'exigent (cela a été expressément jugé pour les consulats ou l'accès aux salles d'embarquement d'aéroports) ou de l'accès à des lieux ou à des services réglementés, lorsque l'identification de la personne ou des vérifications liées à des caractéristiques objectives sont nécessaires (comme, par exemple, l'âge dans les débits de boissons). Le refus de découvrir son visage est alors susceptible de justifier le refus d'accès ou de délivrance du service.

Le Conseil d'Etat indique ensuite qu'une interdiction générale du port du voile intégral, en tant que tel, ou de tout mode de dissimulation du visage dans tout l'espace public présenterait des risques au regard des exigences de la Constitution et de la CESDH. Il écarte, tout d'abord, résolument le principe de laïcité comme fondement d'une éventuelle interdiction. La laïcité s'applique principalement, en effet, dans la relation entre les collectivités publiques et les religions ou les personnes qui s'en réclament. Elle s'impose directement aux institutions publiques, ce qui justifie une obligation de neutralité pour les agents publics dans l'exercice de leurs missions. En revanche, elle ne peut s'imposer directement à la société ou aux individus qu'en raison des exigences propres à certains services publics (comme c'est le cas des établissements scolaires). Le Conseil estime aussi que le principe de dignité de la personne humaine et celui de l'égalité entre les femmes et les hommes, même s'ils trouvent tous les deux des fondements constitutionnels solides et des applications jurisprudentielles très fortes, pourraient difficilement s'appliquer en l'espèce.

Le principe de dignité fait, en effet, l'objet d'acceptions diverses, et, notamment, de deux conceptions susceptibles de s'opposer ou de se limiter mutuellement : celle de l'exigence morale collective de la sauvegarde de la dignité, le cas échéant, aux dépens du libre arbitre de la personne, qui trouve une traduction jurisprudentielle dans la décision d'Assemblée du Conseil d'Etat du 27 octobre 1995, "Commune de Morsang-sur-Orge", relative à l'interdiction des "lancers de nains" (9), et celle de la protection du libre arbitre comme élément consubstantiel de la personne humaine, qui a connu une importante consécration dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'Homme. Elle a, ainsi, consacré un "principe d'autonomie personnelle" selon lequel chacun peut mener sa vie selon ses convictions et ses choix personnels, y compris en se mettant physiquement ou moralement en danger, dès lors que cette attitude ne porte pas atteinte à autrui. Cet élément doit être rapproché du fait qu'une majorité des femmes concernées, selon le ministère de l'Intérieur, le feraient volontairement.

Quant au principe d'égalité entre les femmes et les hommes, opposable à autrui, il n'a pas, en revanche, vocation à être opposé à la personne elle-même, c'est-à-dire à l'exercice de sa liberté personnelle, laquelle peut la conduire à adopter volontairement un comportement contraire à ce principe. Le Conseil d'Etat considère, ainsi, que seule la sécurité publique, composante de l'ordre public, et l'exigence de lutte contre la fraude, peuvent fonder une interdiction du port du voile intégral et, plus largement, une interdiction de la dissimulation du visage dans des circonstances particulières de temps et de lieu. Le Conseil envisage deux dispositifs.

Le premier consisterait à affirmer et à étendre les possibilités d'interdiction de la dissimulation du visage pour prévenir les atteintes à la sécurité des personnes et des biens, dans le cadre de l'exercice des pouvoirs de police générale du préfet et, le cas échéant, du maire. Au-delà, et dans la mesure où ces pouvoirs de police générale n'ont pas nécessairement vocation à s'exercer dans tous les lieux ouverts au public, il pourrait être envisagé de confier au préfet un pouvoir de police spéciale portant précisément sur l'interdiction de dissimulation du visage, et susceptible d'être exercé en tout lieu ouvert au public, dès lors que la sauvegarde de l'ordre public l'exige, en fonction des circonstances locales (par exemple pour l'accès aux banques, aux bijouteries ou pour certaines rencontres sportives ou conférences internationales).

Le second dispositif consisterait à proscrire la dissimulation du visage dans deux hypothèses :

- lorsque l'entrée et la circulation dans certains lieux, compte tenu de leur nature ou des exigences attachées au bon fonctionnement des services publics, nécessitent des vérifications relatives à l'identité ou à l'âge (tribunaux, bureaux de vote, mairies pour les cérémonies de mariage et les démarches relatives à l'état civil, remise des enfants à la sortie de l'école, lieux où sont délivrées des prestations médicales ou hospitalières, déroulement d'examens ou de concours, y compris dans les enceintes universitaires) ; l'obligation serait alors permanente ;

- lorsque la délivrance de certains biens ou services impose l'identification des individus et, par suite, l'obligation pour ceux-ci de découvrir à cette occasion leur visage (achat de produits dont la vente est prohibée en deçà d'un certain âge ou devant donner lieu, en raison des moyens de paiement employés, à une identification).

Enfin, s'agissant des sanctions, le Conseil d'Etat a distingué deux cas de figure :

- s'agissant des personnes qui dissimuleraient leur visage en méconnaissance des interdictions édictées, il propose de créer une injonction de se soumettre à une médiation organisée par un organisme agréé, à titre de peine principale ou, si le juge l'estime nécessaire, de peine complémentaire à une amende ;

- quant aux instigateurs, le Conseil a envisagé une incrimination pénale spécifique qui porterait sur le fait d'imposer à autrui par violence, menace, contrainte, abus de pouvoir ou abus d'autorité, de se dissimuler le visage en public, en raison de son appartenance à une catégorie de personnes, notamment à raison du sexe. La peine envisageable serait ici plus lourde puisqu'il s'agirait d'instituer un délit.

2) Le projet de loi soumis au Conseil des ministres

S'éloignant des préconisations du Conseil d'Etat, le Gouvernement français semble s'orienter, comme cela est déjà le cas en Belgique, vers une interdiction, dans tout l'espace public, de toute tenue ou vêtement destinés à dissimuler le visage. L'article 1er de la future loi serait ainsi rédigé : "Nul ne peut dans l'espace public porter une tenue destinée à dissimuler son visage. La méconnaissance de l'interdiction de l'article 1 est punie d'une contravention de deuxième classe de 150 euros. Peut-être prononcé, à titre de peine alternative ou complémentaire, un stage de citoyenneté". L'article 2 de la loi créerait, par ailleurs, un nouveau délit d'"instigation à dissimuler son visage en raison de son sexe". Le fait d'imposer à une personne de se dissimuler le visage, par "la violence, la menace, l'abus de pouvoir ou d'autorité sera puni d'un an de prison et de 15 000 euros d'amende". Ce nouveau délit s'inscrirait au chapitre V du Code pénal qui traite des atteintes à la dignité de la personne.

L'on voit donc que le Gouvernement, s'il a suivi les recommandations du Conseil d'Etat quant à la nécessité ne pas rejeter le voile intégral au nom de la laïcité, s'en éloigne, en revanche, en retenant implicitement comme fondement à l'interdiction de la dissimulation du visage le principe de dignité de la personne humaine et la notion d'"ordre public immatériel" qui intègre la protection des valeurs de notre société. L'ordre public comprend, en effet, une dimension, souvent qualifiée de "non-matérielle", qui englobe historiquement les "bonnes moeurs", le "bon ordre" ou la dignité. Le Conseil d'Etat a été conduit à écarter ce fondement au motif qu'une telle définition n'a jamais fait l'objet d'une quelconque formulation juridique et serait contraire à la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui retient une définition traditionnelle, et donc matérielle, de l'ordre public. Précisons, enfin, que le projet de loi prévoit une période de médiation pour permettre aux femmes qui portent le voile intégral de réfléchir : la loi ne devrait entrer en vigueur que six mois après sa promulgation.

Frédéric Dieu, Maître des requêtes au Conseil d'Etat


(1) CE 9° et 10° s-s-r, 31 juillet 2009, n° 320196 N° Lexbase : A1366EKS).
(2) CJUE, 14 février 2008, aff. C-450/06, Varec SA c/ Belgique (N° Lexbase : A8014D4L), Rec. p. I-581, AJDA, 2008, p. 871, chron. E. Broussy, F. Donnat et C. Lambert.
(3) CEDH, 26 mars 1987, Req. 10/1985/96/144, Leander (N° Lexbase : A6483AWZ).
(4) CEDH, 2 août 1984, Req. 8691/79, Malone c/ Royaume-Uni (N° Lexbase : A9002EWC) ; CEDH, 6 juin 2006, Req. 623332/00, Segerstedt-Wiberg c/ Suède (N° Lexbase : A7305DPA).
(5) CEDH, 6 septembre 1978, Req. 5029/71, Klass c/ Allemagne (N° Lexbase : A3754ET9).
(6) Voir, déjà, sur ce sujet, CE 28 juillet 2004, n° 262851, M. Mechri, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A9206EWU), AJDA, 2004, p. 2228, concl. Donnat.
(7) CE Section, 30 octobre 2001, n° 204909, Association française des sociétés financières et autres ([LXB=A1893AXE ]), au Recueil, p. 518, D.A., février 2002, p. 27, note C.M..
(8) Rapport d'ensemble de la CNIL sur les "listes noires", La Documentation Française, novembre 2003.
(9) CE Contentieux, 27 octobre 1995, n° 136727, Commune de Morsang-sur-Orge (N° Lexbase : A6382ANP).

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