Le 7 juillet dernier, une sentence arbitrale était rendue censée clôturer ce qui est communément appelée l'affaire "Tapie". Jamais une telle décision n'aura provoqué une telle levée de boucliers. L'affaire "Tapie" étant riche en rebondissement, il semble opportun d'en faire un rapide récapitulatif (1). Les parties en présence étaient l'Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR) et le Consortium de réalisation (CDR), d'une part, le groupe Bernard Tapie, d'autre part. En juillet 1990, Bernard Tapie a acheté 80 % du capital d'Adidas pour le prix de 1,6 milliard de francs, soit 243,9 millions d'euros. Cette opération a été financée en totalité par un prêt consenti par un
pool bancaire, dont 30 % par la société de banque occidentale, SDBO, filiale à l'époque du Crédit Lyonnais. Les prêts consentis pour cette acquisition, à court terme, étaient remboursables en deux échéances, à hauteur de 600 millions de francs, soit 91,5 millions d'euros, en 1991 et de un milliard de francs, c'est-à-dire 152,4 millions d'euros, en 1992. Dès le départ, se posait donc la question du remboursement de la somme de 1,6 milliard de francs, puisque le groupe n'était pas capable en tant que tel de payer une telle somme. En janvier 1991, la société anonyme Bernard Tapie Finance acquiert une participation complémentaire de 15 % dans le capital d'Adidas, pour un montant de 10,2 millions d'euros, grâce au concours bancaire d'une banque allemande, Hypobank. Ayant fait face à la première échéance grâce à l'intervention de partenaires qui ont pris une participation minoritaire de 45 % dans BTF, la société n'a néanmoins pu honorer totalement la seconde échéance.
Elu entre-temps député des Bouches-du-Rhône en mars 1988, Bernard Tapie est nommé à deux reprises ministre de la Ville et entreprend alors de vendre sa participation dans Adidas, incompatible avec ses fonctions ministérielles. Après avoir cédé, le 13 août 1991, 20 % d'Adidas à la société britannique Pentland, il convient, en juillet 1992, de vendre le reste de ses titres à ce même groupe, qui renonce toutefois, en octobre 1992, au motif que l'audit auquel il avait été procédé avait révélé la mauvaise santé financière d'Adidas. La société Bernard Tapie Finance rachète alors la participation de 20 % de Pentland avec l'aide financière du Crédit Lyonnais, la totalité de la société étant alors valorisée à hauteur de 2,78 milliards de francs, soit 423,8 millions d'euros. A la suite de l'échec de la vente d'Adidas à Pentland, et malgré la cession de certaines de ses participations, dont celle dans TF1, la société Bernard Tapie Finance ne peut honorer la seconde échéance, le solde restant dû s'élevant à 600 millions de francs, soit 91,5 millions d'euros. Un mémorandum est alors signé le 12 décembre 1992, par le groupe Bernard Tapie et la SDBO, en vue de la vente d'Adidas par l'intermédiaire de cette dernière, qui a ainsi repris la totalité des engagements financiers du
pool bancaire. Le Crédit Lyonnais se substitue donc à tous les autres banquiers. Le produit de la vente doit pour sa part être affecté au remboursement des dettes de BTF et du groupe Tapie. Le 18 décembre 1992, un mandat irrévocable d'intérêt commun à titre onéreux vient confier à la SDBO la vente de 78 % du capital d'Adidas détenu par BTF, au prix de 2,085 milliards de francs, c'est-à-dire 317,86 millions d'euros, au plus tard le 15 février 1993, soit un montant quasiment similaire à celui qui a été offert à Pentland. Le mémorandum prévoyait, notamment, la fusion des sociétés BTF SA, GBT et FIBT en une entité unique, afin de pouvoir affecter la plus-value dégagée par la société Bernard Tapie Finance -BTF SA- pour la cession d'Adidas au désendettement des autres sociétés du groupe. Cette fusion n'a jamais pu aboutir. La SDBO disposait donc de deux mois pour conclure la vente de la société, dont la situation se détériorait. Le 12 février 1993, la vente intervient, au prix convenu, auprès de huit acquéreurs, parmi lesquels la société Clinvest, filiale du Crédit Lyonnais, qui était déjà titulaire de 10 % du capital d'Adidas et en acquiert, dans cette opération, 9,9 % supplémentaires, mais également la société Rice SA constituée par Robert Louis-Dreyfus, qui prend une part de 15 %. Certains acquéreurs ont bénéficié d'un prêt spécifique accordé par le Crédit Lyonnais et prévoyant, notamment, qu'en cas de revente, la plus-value serait partagée à raison, environ, d'un tiers pour l'emprunteur et de deux tiers pour la banque. En revanche, en cas d'échec de la cession des parts à un prix égal ou supérieur au principal du prêt à l'échéance de ce dernier, le Crédit Lyonnais prenait à sa charge la totalité du risque. Le 13 mars 1994, un protocole d'accord a été signé entre la SDBO, le Crédit Lyonnais et Bernard Tapie, mettant fin aux relations bancaires des parties et soldant les comptes du groupe Tapie. Le protocole d'accord est assorti d'une condition suspensive, à savoir la production dans un certain délai d'expertises sur le mobilier et les objets d'arts de M. et Mme Tapie. Le 23 novembre 1994, la justice a prononcé la caducité de ce protocole en raison de la non levée de la condition suspensive, ce qui a conduit à rendre dès lors exigibles les prêts accordés au groupe Tapie. Par conséquent, le 30 novembre 1994, l'ensemble des sociétés du groupe Bernard Tapie a été placé en redressement judiciaire et a été progressivement mis en liquidation. Par un arrêt rendu le 30 septembre 2005, la cour d'appel de Paris a jugé que la SDBO et le Crédit Lyonnais avaient failli à leurs obligations de mandataires en se portant acquéreurs par personnes interposées des participations qu'ils étaient chargés de vendre, ainsi qu'en manquant de loyauté envers le mandant qu'ils n'avaient pas informé par écrit des négociations en cours et auquel ils n'avaient pas proposé les prêts à recours limité octroyés aux cessionnaires (CA Paris, 3ème ch., sect. B, 30 septembre 2005, n° 96/12548
N° Lexbase : A6115DKP). Saisie d'un pourvoi, la Haute juridiction réunie en Assemblée plénière confirme, le 9 octobre 2006, d'abord, la recevabilité de l'action engagée par les mandataires liquidateurs (Ass. plén., 9 octobre 2006, n° 06-11.056, Société CDR créances c/ Société Mandataires judiciaires associés (MJA), P+B+R+I
N° Lexbase : A6865DRP). Mais, elle juge, en revanche, que la responsabilité contractuelle du Crédit Lyonnais ne peut être engagée au titre de manquements dans l'exécution d'un mandat dont elle n'était pas partie. La Cour de cassation énonce que le banquier est toujours libre, sans avoir à justifier sa décision qui est discrétionnaire, de proposer ou de consentir un crédit quelle qu'en soit la forme, de s'abstenir ou de refuser de le faire. L'affaire étant renvoyée devant la cour d'appel de Paris, bien entendu devant une autre chambre, la question d'un recours à l'arbitrage ne pouvait que se poser.
A cet égard, Lexbase Hebdo - édition privée générale a rencontré le Professeur Thomas Clay, agrégé de droit privé, et spécialiste en la matière *.
Lexbase : L'Assemblée plénière ayant renvoyé l'affaire devant la cour d'appel de Paris, pourquoi y a-t-il eu un recours à l'arbitrage ?
Professeur Thomas Clay : Il s'agit d'une volonté politique de mettre fin à un contentieux ancien pour lequel l'arbitrage pouvait apparaître comme la meilleure issue. Mais, si le choix de M. Bernard Tapie de recourir à ce mode de règlement des litiges est compréhensible, il est plus surprenant de la part de l'Etat. Et se pose alors la question de la légitimité d'un tel recours. Trois particularités, laissant penser que l'arbitrage n'est pas la solution idéale, en l'espèce, peuvent être soulignées.
- En premier lieu, l'instance arbitrale intervenait en cours de procédure judiciaire, après un parcours judiciaire assez long, et après surtout une décision de l'Assemblée plénière de la Cour de cassation, c'est-à-dire la formation de la plus solennelle de notre plus Haute juridiction, ce qui n'est quand même pas habituel. Et si le tribunal arbitral avait finalement décidé de dépasser les plafonds d'indemnisation prévus dans le compromis d'arbitrage, celui-ci devenait caduc, et la procédure judiciaire reprenait là où elle s'était interrompue avant l'arbitrage. On était donc bien en cours de procédure judiciaire.
- En deuxième lieu, il s'agit d'une affaire qui met en jeu l'argent public, près de 400 millions d'euros avec les intérêts. Certes cela n'est pas en soi suffisant pour écarter la légitimité de l'arbitrage puisque l'Etat ou ses émanations sont bien souvent parties à des procédures arbitrales, mais rarement en matière interne, sauf avec une autorisation spéciale ou législative. Au reste, l'instance arbitrale est confidentielle et personne ne peut contester que la confidentialité et l'argent public ne vont pas bien ensemble. C'est d'ailleurs pour cela que la Commission des finances de l'Assemblée nationale s'est saisie de la question.
- Enfin, en troisième lieu, on ne peut nier que ce dossier, par la personnalité même de son principal protagoniste, avait de forts relents politique, et l'arbitrage et la politique ne font pas, non plus, bon ménage. Au total, il s'agit d'un dossier exceptionnel et atypique qui n'était sans doute pas fait pour l'arbitrage. Gardons-nous de confondre l'arbitrage avec cet arbitrage.
Lexbase : Qu'en est-il de l'exécution de cette sentence et des possibles recours ?
Professeur Thomas Clay : Cette sentence a été exequaturée dans des délais que l'on peut qualifier de "records". La sentence a été rendue le 7 juillet 2008 et a reçu l'exequatur du président du tribunal de grande instance de Paris le 15 juillet, et ce malgré le long week-end du 14 juillet. Signifiée le 16 juillet, un recours en annulation pouvait être intenté jusqu'au 16 août. Or la ministre de l'Economie, de l'Industrie et de l'Emploi a annoncé, dès le 28 juillet, qu'il n'y aurait pas de recours, avec une précipitation qui a surpris les spécialistes de l'arbitrage compte tenu de la diversité des moyens juridiques qui pouvaient être invoqués au soutien d'un recours en annulation et dont certains semblaient, de prime abord, pertinents.
Si un recours en annulation contre cette sentence n'est plus guère possible, il existe, néanmoins, la possibilité d'intenter des recours dits extraordinaires à la condition qu'il s'agisse bien d'un arbitrage interne et non pas d'un arbitrage international. Il s'agit de recours rarissimes, mais qui existent contre toute décision de justice (C. proc. civ., art. 1481 N° Lexbase : L6446H7U et s.).
Le premier est la tierce-opposition. Elle peut être intentée par un tiers non représenté à l'instance et concerné par la décision. Il semble qu'une association de contribuables soit en train de former une tierce-opposition.
Le second est le recours en révision. Ce recours est ouvert lorsqu'un élément nouveau frauduleux montre que la sentence n'a pas été rendue dans les conditions où l'on croit qu'elle a été rendue.
A ce jour, quatre recours portant, non pas sur la sentence en elle-même, mais sur la décision de recourir à l'arbitrage et celle de ne pas intenter de recours en annulation, ont été portés devant le juge administratif par un parti politique.
Lexbase : Un amendement a été ajouté sur ce point lors de l'examen du projet de loi de finances pour 2009. Que peut-il changer ?
Professeur Thomas Clay : Cet amendement est porté par le député Charles-Amédée de Courçon, lequel est animé par la volonté de corriger ce qui a le plus choqué dans la sentence arbitrale, à savoir les 45 millions d'euros alloués au titre du préjudice moral, avec une motivation tenant à peine sur une page. A cet égard, après une analyse minutieuse et exemplaire de l'affaire "Tapie", il a introduit dans le projet de loi de finances pour 2009 un amendement visant à ce que les préjudices moraux supérieurs à 200 000 euros soit taxés à hauteur de 95 %. L'amendement, adopté en première lecture par l'Assemblée nationale, a été rejeté par les sénateurs le 21 novembre dernier. Mais le texte va revenir devant l'Assemblée nationale, et il sera intéressant d'observer ce qu'il va devenir.
L'idée dominant cet amendement est de limiter le montant impressionnant du préjudice moral, dont le compromis d'arbitrage avait, lui-même, prévu qu'il pourrait être fiscalisé.
Néanmoins, cet amendement suscite deux réactions : d'une part, sous réserve d'une plus ample analyse, cet amendement se heurte à la non-rétroactivité de loi, même si en matière fiscale cette rétroactivité est sans doute possible ; d'autre part, ce n'est pas à la loi de modifier les conséquences d'une décision de justice.
(1) Communication, ouverte à la presse, de M. Charles de Courson, représentant de l'Assemblée nationale au conseil d'administration de l'Etablissement public de financement et de restructuration (EPFR), sur les procédures liées aux contentieux entre le Consortium de réalisation (CDR) et le groupe Bernard Tapie, 3 septembre 2008.
*Thomas Clay est aussi directeur du Master Arbitrage & Commerce international et a été auditionné comme expert par la Commission des finances de l'Assemblée nationale dans cette affaire.
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