La lettre juridique n°220 du 22 juin 2006 : Sociétés

[Jurisprudence] La faute détachable des fonctions de dirigeant de société et le manquement à une obligation pénalement sanctionnée

Réf. : CA Rouen, 1ère ch., 29 mars 2006, n° 04/03033, Pierre Navarro c/ SCP Guérin et Diesbecq mandataire liquidateur de SARL Le Midnight (N° Lexbase : A9582DPL)

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par Vincent Téchené, SGR - Droit des affaires

le 07 Octobre 2010

Dans un arrêt qui aura marqué les esprits des spécialistes du droit des sociétés, la Chambre commerciale de la Cour de cassation (Cass. com., 28 avril 1998, n° 96-10.253, M. Vergnet c/ Société Sogéa N° Lexbase : A2601ACC) a consacré le principe, depuis lors acquis, selon lequel le dirigeant d'une société ne peut voir sa responsabilité civile engagée à l'égard des tiers que s'il a commis une faute détachable de ses fonctions. Les commentateurs de l'époque (voir, notamment, P. Le Cannu, note sous Cass. com., 28 avril 1998, n° 96-10.253, Bull. Joly 1998, p. 808, § 263, et B. Saintourens, Rev. Sociétés 1998, p. 767) se posèrent, alors, la question de savoir ce que la Haute juridiction entendait par "faute détachable". Venant à leur secours, et surtout à celui des dirigeants et de leurs conseils, la Chambre commerciale de la Cour de cassation a précisé, dans l'arrêt "Sati" du 20 mai 2003 (Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, Mme Nadine c/ Société d'application de techniques de l'industrie (SATI), FSP+B+I N° Lexbase : A1619B9T), que caractérise une faute détachable des fonctions le fait pour le dirigeant de commettre "intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales". C'est dans le cadre de ce contentieux en plein essor, notamment, dans le cadre des infractions au droit des marques, commises par les dirigeants de sociétés, que la cour d'appel de Rouen a jugé, dans un arrêt du 29 mars 2006, que les manquements répétés et volontaires d'un gérant de société à responsabilité limitée à une obligation légale sanctionnée lourdement sur le plan pénal sont constitutifs d'une faute délictuelle civile, détachable de ses fonctions et engageant personnellement sa responsabilité, peu important à cet égard que des poursuites pénales aient été ou non engagées.

En l'espèce, une société exploitant une discothèque n'ayant pas payé les rémunérations dues au titre de l'article L. 214-1 du Code de la propriété intellectuelle (N° Lexbase : L3442ADT), relatif à la publication des phonogrammes à des fins de commerce, la société civile pour la perception de la rémunération équitable de la communication au public des phonogrammes du commerce (SPRE) a assigné la société contrevenante, ainsi que son gérant, aux fins d'obtenir le paiement dû. La cour d'appel de Rouen estime que le défaut de paiement de la rémunération prévu à l'article L. 214-1 du Code de la propriété intellectuelle constitue un délit prévu par l'article L. 335-4 du même code (N° Lexbase : L4532DYI) que le gérant ne pouvait ignorer, de telle sorte qu'il ne pouvait arguer du caractère non intentionnel de ses agissements. Le gérant de la société exploitant la discothèque a donc commis des fautes d'une particulière gravité, manifestement incompatible avec ses fonctions sociales de gérant.

Les juges du second degré approuvent donc les juges du tribunal de grande instance d'avoir retenu la responsabilité du dirigeant, et le condamnent, sur le fondement de l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ), à des dommages-intérêts dont le montant est égal au préjudice subi par la SPRE.

Les juges du fond adoptent là une position en parfaite adéquation avec la jurisprudence de la Cour de cassation qui retient la responsabilité du dirigeant fondée sur la commission d'actes de contrefaçon retenant une interprétation extensive de la faute détachable.

A l'appui de cette affirmation, l'on peut citer trois arrêts rendus en moins d'un an par la Cour de cassation. Dans un arrêt de la Chambre commerciale du 7 juillet 2004, la Haute juridiction a, ainsi, estimé que le dirigeant qui a participé de façon active et personnelle à des actes de contrefaçon, dont il a revendiqué la qualité d'initiateur, commet une faute séparable de ses fonctions engageant sa responsabilité personnelle (Cass. com., 7 juillet 2004, n° 02-17.729, FS-D N° Lexbase : A0296DDC).

La même chambre a retenu, le 25 janvier 2005, que constituent des fautes séparables des fonctions de gérant, de nature à engager sa responsabilité, le fait d'avoir commis des actes de contrefaçon de manière délibérée et persistante, pendant plusieurs années, malgré les mises en garde et en dépit des procédures judiciaires engagées (Cass. com., 25 janvier 2005, n° 01-10.740, F-D N° Lexbase : A2815DGD).

C'est dans un contentieux similaire que la première chambre civile de la Cour de cassation s'est ralliée, dans un arrêt du 16 novembre 2004 (Cass. civ. 1, 16 novembre 2004, n° 02-21.615, F-D N° Lexbase : A9326DDR), à la définition de la faute détachable, jusque là uniquement utilisée par sa Chambre commerciale, en retenant que la société avait commis une contrefaçon et que ses dirigeants avaient délibérément persisté dans la violation d'une obligation légale et obstinément refusé sans justification, de se mettre en règle, déduisant de ceci que les juges du fond avaient caractérisé une faute intentionnelle d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice des fonctions sociales du dirigeant.

Les juges de Rouen, en jugeant que les manquements répétés et volontaires du gérant à une obligation légale sanctionnée lourdement sur le plan pénal sont constitutifs d'une faute délictuelle civile, détachable de ses fonctions et engageant personnellement sa responsabilité à l'égard des tiers et que ces fautes, d'une particulière gravité sont manifestement incompatibles avec ses fonctions sociales de gérant, s'alignent donc sur les solutions dégagées par la Cour de cassation.

L'on remarque, à la lecture de ces décisions de justice, que les magistrats ne se contentent pas de la constatation de l'existence des éléments propres à caractériser une infraction pénale, mais relèvent, pour les uns, le caractère délibéré et persistant de la manière dont les actes de contrefaçon ont été perpétrés, et pour les autres, des manquements répétés et volontaires à une obligation légale.

Par conséquent, cette jurisprudence nous permet, aujourd'hui, d'affirmer que le caractère répété des actes ayant conduit à la commission d'une infraction et l'intention coupable du dirigeant de la société semblent être essentiels à la qualification de la faute détachable des fonctions.

Les exigences de répétition et d'intentionnalité des faits commis par les dirigeants, pour caractériser leur faute, sont, par ailleurs, à rapprocher de celles posées par le Livre des procédures fiscales, défissant les conditions de la responsabilité solidaire des dirigeants et gérants de sociétés. L'article L. 267 du Livre des procédures fiscales (N° Lexbase : L3699HBM), dispose, à ce titre, que "lorsqu'un dirigeant d'une société [...] est responsable des manoeuvres frauduleuses ou de l'inobservation grave et répétée des obligations fiscales qui ont rendu impossible le recouvrement des impositions et des pénalités dues par la société, [...] ce dirigeant peut, s'il n'est pas déjà tenu au paiement des dettes sociales en application d'une autre disposition, être déclaré solidairement responsable du paiement de ces impositions et pénalités par le président du tribunal de grande instance".  L'on retrouve, donc, en matière fiscale des exigences proches de celles posées par la jurisprudence en matière de droit des sociétés. Il en est, particulièrement ainsi, de la répétition des faits, la Chambre commerciale de la Cour de cassation ayant refusé de retenir la responsabilité du dirigeant pour l'absence d'une seule déclaration de mutation (Cass. com., 19 novembre 2002, n° 99-15.491, F-D N° Lexbase : A0508A4L).

Les solutions, ainsi retenues en matière de droit des sociétés, marquent une évolution dans la notion de faute détachable et démontrent une extension de la responsabilité civile des dirigeants fondée sur la faute détachable.

En effet, dans l'arrêt de la Chambre commerciale du 28 avril 1998 (précité), les magistrats avaient cassé l'arrêt d'appel qui avait retenu la responsabilité du dirigeant, les Hauts magistrats refusant de voir dans le fait pour le dirigeant d'avoir attesté, pour obtenir directement paiement d'une situation par le maître de l'ouvrage, que des marchandises étaient la propriété de la société qu'il dirigeait alors qu'elles avaient été vendues avec réserve de propriété, une faute détachable imputable personnellement au dirigeant. Pour la Cour de cassation, le dirigeant ayant agi pour le compte de la société, l'écran de la personnalité joue et la faute est imputable à la société, et non à son représentant légal.

C'est ce raisonnement qu'a développé l'intimé devant la cour d'appel de Rouen. Il estime que sa responsabilité ne peut être recherchée sur le fondement de l'article 1382 du Code civil que si était établie une faute détachable de sa fonction de gérant, ce qui, pour lui, n'est nullement le cas en l'espèce, puisque la faute alléguée, à savoir le refus de paiement de la rémunération équitable, serait, en toute hypothèse imputable à la SARL.

Mais, pour la cour d'appel, la commission délibérée et persistance d'actes délictueux par le dirigeant, étant des fautes d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal de ses fonctions sociale, la faute est nécessairement détachable.

Elle précise même "peu important à cet égard que des poursuites pénales aient été ou non engagées à son encontre". Le dirigeant est, donc, condamné civilement, pour avoir commis des faits pénalement condamnables, dans la mesure où de tels faits constituent, nécessairement, une faute détachable de ses fonctions, alors qu'il peut échapper à toute condamnation pénale de ce chef.

Sur ce point, les juges du fond ne sont pas unanimes. Ainsi, la cour d'appel de Rennes (CA Rennes, 1ère ch., sect. A, 16 mars 2004, n° 02/03955, SARL Le Radeau c/ Société SPRE N° Lexbase : A9581DPK), dans un contentieux similaire, relatif au défaut de paiement de la rémunération équitable, visée par l'article L. 214-1 du Code de la propriété intellectuelle a jugé, le 16 mars 2004, que "la seule constatation d'un fait délictuel ou quasi-délictuel n'implique pas nécessairement une faute personnelle du gérant social".

A notre sens, la solution retenue par la cour de Rennes n'est pas dénuée de logique. En effet, la faute du dirigeant relative au non paiement de droits, pénalement sanctionnée, permet au créancier, la SPRE, de recouvrer le paiement de son dû auprès de son débiteur, la société. Il reviendra, alors, à la société ou à ses associés (par le biais de l'action sociale) de poursuivre le gérant, sur la base de la faute de gestion (pour les SARL, C. com., art. L. 223-22 N° Lexbase : L5847AIE), celle-ci étant en l'espèce caractérisée. Tout le monde y trouve, alors son compte : le créancier est payé, la société se fait rembourser les sommes versées au créancier par le dirigeant et celui-ci est sanctionné. Bien sûr, l'intérêt des créanciers reste de multiplier les recours, contre la société et contre son dirigeant, ces derniers semblant porter leurs fruits, puisque la jurisprudence apparaît plutôt encline à retenir la responsabilité des dirigeants pour faute détachable des fonctions.

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