La lettre juridique n°216 du 25 mai 2006 : Rel. individuelles de travail

[Jurisprudence] L'exécution de bonne foi du contrat de travail

Réf. : Cass. soc., 10 mai 2006, n° 05-42.210, Mlle Florence Lucas c/ Société Gecoma, F-P+B (N° Lexbase : A3653DPY)

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par Sébastien Tournaux, Ater à l'Université Montesquieu-Bordeaux IV

le 07 Octobre 2010

L'article L. 120-4 du Code du travail (N° Lexbase : L0571AZ8), éclos en 2002 dans la loi de modernisation sociale (loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002 N° Lexbase : L1304AW9), n'a pas encore totalement déployé ses ailes. Tout comme le principe qu'il sous-tend, à savoir l'obligation, pour les parties au contrat de travail, d'exécuter celui-ci de bonne foi, cette disposition prend progressivement de l'envergure, comme en témoigne cette décision de la Chambre sociale de la Cour de cassation en date du 10 mai 2006. Mais, comme toute évolution ne se fait pas sans quelque appréhension, on constate, aujourd'hui, que l'émergence de nouvelles hypothèses de bonne foi dans l'exécution du contrat de travail (1) est accompagnée de questions qui peuvent, parfois, s'avérer être surprenantes (2).


Solution inédite

La suppression par l'employeur d'un avantage accordé en considération de la spécificité du travail d'une salariée, ayant pour conséquence de la mettre dans l'impossibilité de travailler, constitue une violation de l'obligation lui étant imposée par les articles 1134 du Code civil et L. 120-4 du Code du travail d'exécuter le contrat de travail de bonne foi.

Décision

Cass. soc., 10 mai 2006, n° 05-42.210, Mlle Florence Lucas c/ Société Gecoma, F-P+B (N° Lexbase : A3653DPY)

Cassation (CA Paris, 18ème ch., sect. D, 7 septembre 2004, n° 04/32260, Mademoiselle Florence Lucas c/ Société Gecoma N° Lexbase : A8059DDT)

Textes visés : C. civ., art. 1134 (N° Lexbase : L1234ABC) ; C. trav., art. L. 120-4 (N° Lexbase : L0571AZ8).

Mots-clefs : avantage accordé au salarié ; trajet ; impossibilité d'exécuter le contrat ; bonne foi.

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Faits

Pendant plus de 10 ans, une salariée de l'entreprise Gecoma, ayant pour fonctions d'effectuer des inventaires de magasins, bénéficia d'une navette d'entreprise venant la chercher à son domicile. La spécificité du poste de cette salariée lui imposait de se rendre dans les entreprises clientes très tôt le matin, par conséquent sans pouvoir utiliser les transports en commun. En 2001, l'employeur décide de cesser cette pratique.

La salariée, soutenant que ces nouvelles conditions l'ont mise dans l'impossibilité de travailler, saisit le juge prud'homal d'une demande de résiliation judiciaire du contrat de travail, demande dont elle est déboutée par la cour d'appel de Paris.

Solution

"L'employeur, prenant en compte la spécificité de son travail d'inventoriste en équipe et l'horaire exceptionnel de prise du travail, faisait prendre la salariée depuis plus de dix ans à son domicile par un véhicule de l'entreprise et, cessant de la faire bénéficier de cet avantage lié à sa fonction, l'avait mise dans l'impossibilité de travailler, ce qui caractérisait un manquement de l'employeur à l'exécution de bonne foi du contrat de travail".

Commentaire

1. Une nouvelle application de la bonne foi contractuelle

  • Le fondement de la bonne foi dans l'exécution du contrat de travail

"Attendu, cependant, que le contrat de travail doit être exécuté de bonne foi". Cette affirmation de principe, rappelée par la Cour de cassation dans l'espèce commentée, s'est construite progressivement au cours des quinze dernières années, tant à travers l'oeuvre du juge qu'à travers celle du législateur.

C'est ainsi que, faisant application de l'article 1134, alinéa 3, du Code civil, la Chambre sociale avait initié le mouvement en imposant une obligation d'adaptation des salariés à leur emploi fondée sur la bonne foi contractuelle (Cass. soc., 25 février 1992, n° 89-41.634, Société Expovit c/ Mme Dehaynain, publié N° Lexbase : A9415AAX, D. 1992, p. 390, note M. Défossez). L'arrêt commenté reprend, d'ailleurs, à l'identique, la formule déjà utilisée en 1998 par la Cour de cassation, dans une décision demeurée inédite, au sujet du mode de calcul d'une rémunération (Cass. soc., 25 février 1998, n° 96-40.229, Société Schumacher DMF, société anonyme c/ M. Guy Chauveau, inédit N° Lexbase : A9822CZS).

Cette obligation de bonne foi contractuelle en droit du travail, importée du droit civil par l'intermédiaire de l'article L. 121-1 du Code du travail (N° Lexbase : L5443ACL), fit une entrée remarquée dans le Code du travail lui-même en 2002 (loi n° 2002-73 du 17 janvier 2002, précitée) à l'article L. 120-4.

C'est, aujourd'hui, et à notre connaissance, le premier arrêt de la Chambre sociale de la Cour de cassation prononçant la cassation d'un arrêt d'appel au visa de cet article L. 120-4 du Code du travail, resté jusqu'ici relativement infécond. Quoique l'on puisse, à l'image du double visa utilisé dans l'arrêt par les juges, éternellement se demander si cette insertion dans le Code du travail avait une portée autre que symbolique, force est de constater que les Hauts magistrats décident, enfin, d'utiliser ce texte mis à leur disposition.

Ce visa inédit n'est, cependant, pas la seule nouveauté présentée par la décision commentée.

  • Le champ d'application de la bonne foi dans l'exécution du contrat de travail

Au cours de l'évolution qu'a connu le principe de bonne foi contractuelle en droit du travail, trois grands domaines semblent avoir été les sièges principaux de cette obligation.

La bonne foi dans l'exécution du contrat s'est, tout d'abord, épanouie au regard de l'obligation d'adaptation du salarié à son emploi. Il s'agit, en l'occurrence, du domaine initial avec l'arrêt "Expovit", mentionné précédemment.

A la suite de cela, on a vu émerger la notion de bonne foi en droit du travail concernant la preuve et, spécialement, la preuve de la faute du salarié. Il s'agit, là, alors, des nombreuses jurisprudences sur les vidéosurveillances (v., par ex., Cass. soc., 19 avril 2005, n° 02-46.295, F-P+B N° Lexbase : A9552DHA et les obs. de S. Martin-Cuenot, Faute, preuve et vidéo, Lexbase Hebdo n° 166 du 5 mai 2005 - édition sociale N° Lexbase : N3922AI4) ou, encore, de celles relatives à la consultation du disque dur d'un ordinateur mis à disposition du salarié (par ex., Cass. soc., 17 mai 2005, n° 03-40.017, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A2997DIT et les obs. de Ch. Radé, L'employeur et les fichiers personnels du salarié : la Cour de cassation révise la jurisprudence "Nikon", Lexbase Hebdo n° 169 du 26 mai 2005 - édition sociale N° Lexbase : N4601AIA).

Enfin, c'est en ce qui concerne l'utilisation abusive par l'employeur de modifier les conditions de travail du salarié (Cass. soc., 4 avril 2006, n° 04-43.506, F-P+B N° Lexbase : A9706DNS) ou de faire application d'une clause de mobilité (Cass. soc., 23  février 2005, n° 04-45.463, F-P+B+R+I N° Lexbase : A8816DGM ; Cass. soc., 23 février 2005, n° 03-42.018, FS-P+B+R+I N° Lexbase : A8789DGM, et les obs. de Ch. Radé, La bonne foi de l'employeur et la mise en oeuvre de la clause de mobilité, Lexbase Hebdo n° 158 du 10 mars 2005 - édition sociale N° Lexbase : N4888ABN) que s'est, également, exprimé le principe de bonne foi contractuelle en droit du travail.

Dans l'espèce commentée, la Cour fait application du principe de bonne foi contractuelle pour une hypothèse dont elle n'avait, encore, jamais eu à connaître. Il s'agissait de la suppression d'un avantage spécifiquement lié à la fonction du salarié, mais qui, semble-t-il, n'avait ni valeur contractuelle, ni valeur d'usage d'entreprise. La suppression de cette pratique entraînant une impossibilité pour la salariée de travailler, les juges en déduisent, dans un esprit de solidarité contractuelle, que l'employeur ne devait pas mettre la salariée dans une telle situation et ne devait donc pas supprimer cet avantage.

Il faut, cependant, relativiser l'ampleur de cette extension du champ de la bonne foi dans l'exécution du contrat de travail, cela d'autant qu'à l'analyse, on peut se demander si la solution n'aurait pas pu être basée sur d'autres fondements.

2. Une surprenante application de la bonne foi contractuelle

  • Le périmètre mal défini de l'obligation d'exécution de bonne foi

On peut, en effet, légitimement s'interroger sur le périmètre exact de cette obligation d'exécution de bonne foi du contrat de travail. Concerne-t-elle seulement les éléments du contrat ou, au contraire, peut-elle englober, de façon plus large, des éléments issus du statut ?

La question se pose lorsqu'on observe les faits ayant donné lieu à l'arrêt censuré par la Cour de cassation. L'employeur avait décidé de cesser une "pratique", selon les termes même de la Chambre sociale. Devant l'absence de qualification par les juges de cette pratique, il faut tenter de la discerner, celle-ci ne pouvant revêtir qu'un nombre limité d'hypothèses.

Il pouvait, tout d'abord, s'agir d'un usage d'entreprise. Celui-ci étant défini comme une "pratique caractérisée par sa répétition régulière [...] tenue pour obligatoire par ceux qui s'y soumettent ou en bénéficient" (J. Pélissier, A. Supiot, A. Jeammaud, Droit du travail, Dalloz, 22ème éd., p. 123), on pouvait penser que cette qualification était adéquate. Ce n'est pas celle qui est retenue, la Cour excluant même expressément qu'il puisse s'agir de ce type de sources.

On pouvait, également, imaginer qu'il s'agisse d'un engagement unilatéral de l'employeur qui, à condition que certaines formalités soient respectées, peut toujours être dénoncé par l'employeur. Pourtant, là encore, la Cour relève que la société n'avait jamais pris l'engagement d'assurer le transport de la salariée.

C'est donc finalement dans le cadre contractuel que doit se situer cette décision. Mais, alors, on s'interroge sur l'utilité d'invoquer la bonne foi contractuelle pour sanctionner l'employeur ayant rompu son engagement. En effet, la modification du contrat de travail est, de façon très classique, soumise à l'acceptation du salarié, acceptation qui n'avait pas été obtenue en l'espèce. Il faut ajouter à cela le fait qu'il s'agissait d'un avantage en nature, caractérisé par l'absence de frais de trajet pour la salariée. Ce type d'avantages n'est pas sans rappeler certaines clauses contractuelles dont peuvent bénéficier certains salariés, comme celles attribuant au salarié un véhicule de fonction, avec prise en charge des frais de carburant. Proche du statut de la rémunération -cela étant d'autant plus vrai qu'en pratique, les frais de trajet peuvent, aujourd'hui, s'avérer conséquents-, bastion encore solide du domaine contractuel, on peut donc être étonné qu'une telle disposition puisse être modifiée par l'employeur de manière discrétionnaire, et que le juge soit obligé de faire appel à la bonne foi contractuelle pour le sanctionner.

Quoi qu'il en soit, la Cour fait donc application de ce principe : l'employeur ne pouvait cesser cette pratique sans porter atteinte à la bonne foi dans l'exécution du contrat. L'élément déterminant paraît résider dans l'impossibilité, pour la salariée, de travailler dans les nouvelles conditions.

  • Le critère d'une manipulation délicate : l'impossibilité pour la salariée de travailler

Le coeur du débat semble, en effet, se situer au niveau de cette impossibilité pour la salariée de travailler, générée par la décision de l'employeur.

La Cour évoque la spécificité du travail d'inventoriste de la salariée, imposant des trajets trop tôt pour emprunter les transports en commun. On peut imaginer la situation d'une salariée qui ne serait pas titulaire du permis de conduire. La situation établie depuis 10 ans se compliquerait nécessairement pour la salariée, au point, d'ailleurs, de rendre quasiment impossible pour elle l'exécution de sa prestation de travail.

Une telle hypothèse rappelle, une fois de plus, les faits de l'arrêt "Expovit", où l'employeur avait modernisé le matériel informatique de l'entreprise sans former sa salariée aux nouveaux dispositifs. Par une modification de certains éléments entourant le contrat de travail, l'employeur rendait impossible l'exécution convenable du contrat de travail, tout comme il semble que cela soit le cas en l'espèce. La différence entre les deux solutions réside dans la nature de l'obligation imposée à l'employeur pour ne pas se mettre en position d'exécution de mauvaise foi du contrat de travail : dans l'affaire "Expovit", l'employeur devait adapter les salariés, il s'agissait donc d'une obligation de faire, tandis qu'en l'espèce, il ne devait pas supprimer un avantage concédé en faveur de la spécificité des fonctions de la salariée, ce qui constitue, à n'en pas douter, une obligation de ne pas faire.

Il faut, néanmoins, rester très réservé quant à cette interprétation, ne serait-ce que parce qu'à aucun moment la Cour de cassation n'évoque le fait que la salariée ne soit pas titulaire du permis de conduire. Or, c'est cette hypothèse qui permet de considérer que la salariée est réellement dans l'impossibilité d'exécuter sa prestation de travail, impossibilité entendue, d'ailleurs, de façon relativement souple, les critères de la force majeure ne semblant, en l'espèce, pas être réunis (ainsi, il avait été jugé, dans les années 1970, que la force majeure n'était pas constituée lorsque l'exécution de l'obligation devenait simplement plus onéreuse ou plus difficile : Cass. soc., 3 mai 1973, n° 72-40.225, Dame Hoffenus c/ SA Vedette, publié N° Lexbase : A7021AG7). Dans le cas contraire, on pourrait, en forçant le trait, admettre que les employeurs, ne fournissant pas à leurs salariés le moyen de se rendre sur leur lieu de travail, exécuteraient les contrats de travail de manière défectueuse.

Autant dire qu'il faut bien mesurer le caractère exceptionnel que l'on doit réserver à la "spécificité" du travail et à "l'impossibilité de travailler" du salarié concerné et donc, par conséquent, à la mise en cause de l'obligation de l'employeur d'exécuter le contrat de bonne foi.

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