Réf. : Cass. com., 7 mars 2006, n° 04-16.536, Société Dedicace informatique c/ M. Jean-Pierre Legendre, FS-P+B+R+I (N° Lexbase : A6062DNT)
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le 07 Octobre 2010
L'avancée de la jurisprudence semble prudente dans l'espèce considérée puisque la question de droit, posée à la Cour, était de facto limitée à la recevabilité de l'action en responsabilité (A) et que cette action était exclusivement fondée sur l'article 1382 du Code civil (N° Lexbase : L1488ABQ) (B).
A - Une espèce limitée à la recevabilité de l'action
Les faits de l'espèce renvoient, dans l'arrêt du 7 mars 2006, à une pratique qui a déjà donné lieu à un arrêt comparable (3), pratique qui consiste à désintéresser certains créanciers, avec le produit de la vente de biens faisant l'objet d'une clause de réserve de propriété. C'est, cependant, la première fois, à notre connaissance, que l'appréciation de la faute personnelle touche la matière des procédures collectives.
En 1991, la société Dédicace Informatique (la société Dédicace) vend du matériel informatique à la société Cognitis technologie (la société Cognitis), avec clause de réserve de propriété. Cette dernière revend la marchandise à des clients sans en payer le prix à la société Dédicace. La société Cognitis, ayant été mise en liquidation judiciaire, la société Dédicace déclare sa créance et assigne MM. Brethes et Legendre, ainsi que la société Cognitis SA, (devenue Cognitis Group), en leur qualité de dirigeants de la société Cognitis, pour obtenir paiement du prix de la marchandise vendue ainsi que des dommages-intérêts. Elle leur reproche le non-respect de la clause de réserve de propriété et la déclaration tardive de la cessation des paiements.
A la suite d'une procédure complexe qu'il ne convient pas de détailler ici, la société Dédicace informatique forme un pourvoi en cassation dont va connaître la Chambre commerciale. A travers la recherche de la responsabilité des dirigeants, ce sont deux catégories de personnes qui sont poursuivies : d'une part, une personne morale, la mère de la société qui avait acheté le matériel informatique et des personnes physiques, d'autre part. Le pourvoi était, par ailleurs, formé contre différents arrêts (4) et articulé autour de quatre moyens, moyens dont il ne convient d'examiner que les premier et troisième, que la Cour de cassation, d'ailleurs, pour des raisons de logique juridique, examine ensemble.
Sur les premier et troisième moyens réunis, la Cour de cassation reprend les principaux arguments soulevés par la société Dédicace qui faisait grief à la cour d'appel d'avoir rejeté ses demandes à l'encontre des défendeurs. Ces arguments étaient au nombre de cinq, encore que l'on puisse dégager deux axes de raisonnement. Le premier axe (dans l'ordre retenu par le juge du droit) porte, en effet, sur l'affirmation du caractère détachable de la faute et de la nécessité d'une indemnisation liée à cette faute. Le second axe est d'une nature particulière puisqu'il s'insère dans le cadre de procédures collectives, ce qui donne une tonalité particulière au développement de l'argumentation.
B - Un recours fondé sur l'application du droit commun
S'agissant donc du premier bloc de raisonnement, la société s'appuie, d'abord, sur l'article 1382 du Code civil pour soutenir que le fait, pour un vendeur bénéficiaire d'une clause de réserve de propriété, d'être empêché de revendiquer le bien en raison du comportement fautif des dirigeants de la société acquéreur du bien (en l'espèce l'acheteur du matériel informatique revendu), cause un préjudice propre et distinct du préjudice des autres créanciers. Selon l'auteur du pourvoi, le juge du fond aurait dû rechercher cette particularité du préjudice.
Elle s'appuie, ensuite, implicitement, sur la notion de faute détachable et prétend, à ce titre, que "le dirigeant [en l'espèce le revendeur du bien] qui a intentionnellement commis une faute d'une gravité particulière incompatible avec l'exercice normal de ses fonctions en trompant volontairement le cocontractant de la société qu'il dirige, engage sa responsabilité personnelle à son égard". En pratique, la faute détachable aurait été constituée par le seul fait de vendre les marchandises faisant l'objet d'une clause de réserve de propriété et de céder les créances y afférant à sa banque au détriment du vendeur initial avec la conscience que ce dernier ne récupérerait pas sa créance (5).
Enfin, dernier argument lié au constat de la faute détachable, l'auteur invoque, une fois encore, l'article 1382 du Code civil et l'article 1er du premier protocole additionnel à la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales (6). Il prétend, ainsi, que le dirigeant, qui a commis une faute détachable "en trompant volontairement le contractant de la société qu'il dirige", engage se responsabilité personnelle à son égard. En l'espèce, le type de faute détachable précitée était constitué, et la cour d'appel n'aurait pas justifié sa décision au regard des deux textes précédents.
On peut pourtant synthétiser les arguments qui viennent d'être présentés dans un ordre différent afin de souligner l'intérêt du raisonnement de l'auteur du pourvoi. Il semble, en effet, préférable de poser, en préalable, le rappel du principe de la faute détachable des fonctions qui entraîne la responsabilité des dirigeants envers la personne qui a subi un dommage. Il s'ensuit, plus logiquement, en second lieu, de caractériser cette faute détachable, qui aurait été constituée, en l'espèce, par le règlement des créanciers de la société sur les fonds provenant de la revente, sans désintéressement des biens faisant l'objet d'une clause de réserve de propriété. Enfin, le caractère détachable de la faute, ainsi commise, aurait causé un préjudice propre et distinct de celui des autres créanciers. Cet élément paraît particulièrement important puisque l'auteur du pourvoi l'utilise pour tenter de déplacer le litige dans un cadre de droit commun et le faire, ainsi, échapper au droit des procédures collectives.
Le requérant n'en est pas moins contraint d'en référer à certaines de ses dispositions, ne serait-ce que pour des raisons pratiques, c'est-à-dire afin de renforcer l'hypothèse de la responsabilité des dirigeants. C'est ainsi qu'un autre groupe d'arguments est évoqué, également fondé sur l'article 1382 du Code civil, mais qui renvoie, cette fois, à la situation de l'entreprise en difficulté.
L'auteur du pourvoi invoque, de la sorte, une faute de la part des dirigeants sur le fondement de l'article 1382 du Code civil. Cette faute, selon lui, aurait été constituée par leur réticence à communiquer, après le jugement d'ouverture, le nom des sous-acquéreurs des marchandises litigieuses, et elle aurait revêtu, dans ce contexte, une gravité particulière justifiant de leur responsabilité spécifique à l'encontre du vendeur bénéficiant d'une clause de réserve de propriété.
Il prétend, enfin, que la cour d'appel n'aurait pas justifié sa décision au regard de l'article 1382 du Code civil, en décidant qu'en dirigeant son action à la fois contre la société en liquidation judiciaire et ses dirigeants, la requérante aurait démontré que les "reproches" qui étaient adressés à ces personnes ne pouvaient être séparés de leur gestion.
II - La réponse de la Cour de cassation : une solution en demi-teinte
La réponse apportée par la Cour de cassation semble permettre d'envisager une nouvelle hypothèse d'application de la notion de faute détachable (A). Toutefois, cette extension, si elle se trouvait confirmée, ne peut être encore mesurée avec suffisamment de précision (B).
A - Une motivation qui limite l'extension
La décision, qui prend désormais place dans l'évolution, parfois critiquée par la doctrine (7), de la jurisprudence sur la faute détachable, paraît, cependant, particulièrement restrictive. En effet, le juge du droit place, en premier lieu, son raisonnement dans le cadre de la recevabilité. Il le limite, en second lieu, à l'action pour faute séparable des fonctions -selon ses propres termes- : "engagée par un créancier à l'encontre du dirigeant d'une société mise en procédure collective, pour des faits antérieurs au jugement d'ouverture".
Ces restrictions étant posées, le juge indique clairement, par ailleurs, que cette action est subordonnée à l'allégation d'un préjudice personnel distinct de celui des autres créanciers. Il retient ensuite, qu'en l'espèce, la cour d'appel avait relevé que la société venderesse des marchandises sollicitait la réparation de la privation de la possibilité d'exercer son action en revendication, et avait pu en déduire que cette société ne justifiait pas d'un préjudice personnel distinct de celui subi par les autres créanciers. En conséquence, elle avait pu en conclure que l'action contre les dirigeants de la société n'était pas recevable.
Cette motivation appelle quatre remarques.
La première remarque revient à souligner le rôle du juge du fond dans l'appréciation des éléments de faits et en particulier dans le constat matériel de la justification de l'existence d'un préjudice distinct de celui des autres créanciers.
La deuxième est une remarque qui tient aux effets de cette solution : en dépit de la possibilité d'ouvrir l'action pour faute séparable (ou détachable) des fonctions en matière de procédures collectives, on peine à imaginer les situations dans lesquelles le préjudice pourrait être distinct de celui des autres créanciers, dès lors que les créances sont nées de l'exploitation. De deux choses l'une : soit les créance sont nées à cette occasion, auquel cas le droit des procédures collectives s'applique, soit les créances ont une autre origine, et ce sont d'autres dispositions qui régissent la situation. L'hypothèse d'une faute détachable des fonctions correspondant à la mise en oeuvre d'une responsabilité personnelle des dirigeants devrait donc être limitée à des situations marginales dont l'origine ne pourrait être recherchée (sauf exception) dans le fonctionnement de la société.
La troisième remarque est qu'une solution doit rapidement être dégagée quant au cumul éventuel des actions. A supposer que la recevabilité de l'action en responsabilité personnelle soit admise, elle devrait exclure expressément, pour des raisons de sécurité juridique, toute autre action fondée sur le droit des procédures collectives. En effet, l'action contre les dirigeants est fondée, en matière de faute détachable, sur le droit commun et sa coexistence avec une action relevant du droit de l'entreprise en difficulté paraîtrait difficile à justifier sauf à démontrer -éventuellement- que l'action des dirigeants aurait causé un préjudice distinct. La cour d'appel a, d'ailleurs, utilisé ce motif pour juger que, si un recours avait été réalisé sur le fondement du droit des procédures collectives, c'est que le préjudice subi ne pouvait être détaché de la gestion et, donc, être considéré comme étant né d'une faute personnelle des dirigeants.
La quatrième et dernière remarque conduit à s'interroger sur l'extension probable de la jurisprudence sur la faute détachable. La notion se propage, en effet, de façon singulière, extrapolée du droit public puis appliquée au droit des sociétés, elle peut prétendre aujourd'hui à être mise en oeuvre en matière de droit des entreprises en difficulté.
B - Un élargissement de l'application de la notion à confirmer
La solution de la Cour de cassation dans l'arrêt analysé ne permet pas de conclure véritablement à une avancée décisive de la notion de faute détachable.
On sait, pourtant, que celle-ci évolue rapidement, car après en avoir donné en 2003 une définition que lui réclamait ardemment la doctrine, (celle-ci est constituée "lorsque le dirigeant commet intentionnellement une faute d'une particulière gravité incompatible avec l'exercice normal des fonctions sociales") (8) ; le juge a étendu son application en 2004 aux associations (9). Peut-on considérer qu'elle est appelée à évoluer sous l'influence du droit des procédures collectives ? La motivation de l'arrêt ne laisse, pour l'instant, que la possibilité d'envisager la recevabilité de l'action. Celle-ci, au surplus, se trouve soumise à un ensemble de conditions restrictives, les critères à retenir étant au nombre de trois : les faits doivent être antérieurs au jugement d'ouverture, la faute du dirigeant doit être séparable des fonctions et, il doit être "allégué" (selon les termes de l'arrêt) l'existence d'un préjudice personnel distinct de celui des autres créanciers.
On mesurera, par ailleurs, la portée de cette décision à l'aune de la récente réforme des procédures collectives. On se souvient qu'avant celle-ci, la doctrine soulignait la portée particulière de la clause de réserve de propriété et, notamment, de la reconnaissance de ses effets par la jurisprudence, au risque de rompre l'égalité entre les créanciers (10). L'arrêt commenté mérite, sans doute, d'être analysé dans le contexte particulier qui marque la mise en oeuvre du nouveau droit des procédures collectives et, notamment, des dispositions de l'article L. 624-16 du Code de commerce (N° Lexbase : L1412HI7) (11) qui prévoit que les biens vendus avec une clause de réserve de propriété peuvent être revendiqués s'ils se retrouvent en nature au moment de l'ouverture de la procédure, la clause devant avoir été constatée dans un écrit au plus tard au moment de la livraison, ou l'être dans un écrit régissant un ensemble d'opérations commerciales convenues entre les parties. Ainsi, le législateur, en clarifiant le jeu de la clause, a quelque peu vidé l'arrêt du 7 mars 2006 d'une partie de sa substance.
La décision rendue sous l'égide de la loi ancienne est-elle pour autant une décision d'espèce ? Gageons que le dynamisme du droit des procédures collectives donnera prochainement au juge l'occasion de se prononcer, une nouvelle fois, sur ce problème et d'avancer vers une solution définitive de la question.
Jean-Baptiste Lehnof
Maître de conférences à l'ENS-Cachan - Antenne de Bretagne
Membre du centre de droit financier de l'Université de Paris I (Panthéon-Sorbonne)
(1) T. confl., 30 juillet 1873, Pelletier, n° 00035 (N° Lexbase : A8538BDL), Lebon, p. 117, concl. David ; D.P. 74, III, 5, concl. David ; GAJA n° 2, 8ème éd. 1984 ; J.-F. Lachaume, p. 377, 3ème éd..
(2) Cass. com., 28 avril 1998, n° 96-10.253, M Vergnet c/ Société Sogea (N° Lexbase : A2601ACC), Bull. Joly, 1998, p. 808, § 263, note P. Le Cannu ; Rev. sociétés, 1998, p. 767, note B. Saintourens ; JCP, éd. E, 1998, p. 1258, note Y. Guyon.
(3) Cass. com, 28 avril 1998, préc., RJDA juillet 1998, n° 874.
(4) Arrêts rendus les 8 novembre 2002, 27 juin 2003, 30 avril et 2 juillet 2004 rectifiant l'arrêt du 30 avril 2004 par la cour d'appel de Paris (3ème ch. civ., sect. B) rendus en faveur des défendeurs.
(5) La solution inverse avait été retenue par la Chambre commerciale de la Cour de cassation dans un arrêt du 28 avril 1998 (précité), mais cette solution pourrait être différente depuis que le juge du droit a donné une définition précise de la faute détachable en 2003 (cf. infra), et que cette définition pourrait le conduire à considérer que de tels actes constituent, désormais, des fautes détachables.
(6) Protocole additionnel à la CEDH, 20 mars 1952, art. 1er (N° Lexbase : L1625AZ9) :
"Protection de la propriété.
Toute personne physique ou morale a droit au respect de ses biens. Nul ne peut être privé de sa propriété que pour cause d'utilité publique et dans les conditions prévues par la loi et les principes généraux du droit international.
Les dispositions précédentes ne portent pas atteinte au droit que possèdent les Etats de mettre en vigueur les lois qu'ils jugent nécessaires pour réglementer l'usage des biens conformément à l'intérêt général ou pour assurer le paiement des impôts ou d'autres contributions ou des amendes".
(7) G. Auzero, L'application de la notion de faute personnelle détachable des fonctions en droit privé, D. Aff., 1998, p. 502 ; W. Wester-Ouisse, Critique d'une notion imprécise : la faute du dirigeant détachable de ses fonctions, D. Aff., 1999, p. 782..
(8) Cass. com., 20 mai 2003, n° 99-17.092, Mme Nadine c/ Société d'application de techniques de l'industrie (SATI), FSP+B+I (N° Lexbase : A1619B9T).
(9) Cass. civ. 2, 7 octobre 2004, n° 02-14.399, Société Sud terrain c/ Association Comité de liaison pour la vie des étangs montpelliérains (CLIVEM), FS-P+B (N° Lexbase : A5589DDD).
(10) Ph. Delmotte, L'égalité des créanciers dans les procédures collectives, in, rapport de la Cour de cassation 2003. L'égalité, La Documentation française, 2004 : "La clause de réserve de propriété a été qualifiée par Mme le professeur Pérochon 'de garantie hors normes, qui développe, face au débiteur soumis à une procédure collective, l'efficacité dont sont dépourvues les sûretés classiques, sans en avoir les inconvénients'. La mise en oeuvre de cette clause par le jeu de l'action en revendication réglementée par l'article L. 621-122 du Code de commerce (N° Lexbase : L6974AI7), qui permet au vendeur d'échapper à tout concours avec les autres créanciers, conforte ces propos.
C'est ainsi que le revendiquant n'a pas l'obligation de déclarer sa créance (Com. 11 mars 1997, Bull. n° 70) ; dès lors, le vendeur de marchandises vendues avec réserve de propriété bénéficie d'un régime dérogatoire par rapport aux autres créanciers antérieurs, la mise en oeuvre de l'action en revendication n'étant pas subordonnée à l'obligation de déclarer la créance à la procédure collective du débiteur".
(11) C. com., art. L. 624-16 (loi du 26 juillet 2005, nº 2005-845, de sauvegarde des entreprises, art. 1, I, et art. 54, Journal officiel du 27 juillet 2005 en vigueur le 1er janvier 2006 sous réserve art. 190 N° Lexbase : L5150HGT, et ordonnance du 23 mars 2006, n° 2006-346, relative aux sûretés, art. 48, I, Journal officiel du 24 mars 2006 N° Lexbase : L8127HHH) : "peuvent être revendiquées, à condition qu'elles se retrouvent en nature, les marchandises consignées au débiteur, soit à titre de dépôt, soit pour être vendues pour le compte du propriétaire. Peuvent également être revendiqués, s'ils se retrouvent en nature au moment de l'ouverture de la procédure, les biens vendus avec une clause de réserve de propriété. Cette clause doit avoir été convenue entre les parties dans un écrit au plus tard au moment de la livraison. Elle peut l'être dans un écrit régissant un ensemble d'opérations commerciales convenues entre les parties".
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