La lettre juridique n°611 du 7 mai 2015 : Fiscalité des particuliers

[Jurisprudence] Exonération des suppléments de rémunération versés à des salariés envoyés à l'étranger

Réf. : CE 3°, 8°, 9° et 10° s-s-r., 10 avril 2015, n° 365851, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A5021NG3)

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par Franck Laffaille, Professeur de droit public à la Faculté de droit, Université de Paris XIII

le 07 Mai 2015

De la mission ardue d'interpréter certaines dispositions du CGI : tel pouvait être l'autre sous-titre du présent commentaire tant contribuables, administration fiscale, avocats et juges administratifs ont glosé et post-glosé sur le sens du II de l'article 81 A du CGI (N° Lexbase : L8873IR3) (dans sa version applicable aux impositions faisant l'objet du litige). Compliquée, la mission d'interprétation qui échoit au juge de l'impôt est essentielle au regard de l'enjeu : l'exonération (ou non) des suppléments de rémunération perçus par un salarié, certes domicilié en France (1), mais envoyé par son employeur dans un autre Etat pour y exercer une activité ponctuelle (CE 3°, 8°, 9° et 10° s-s-r., 10 avril 2015, n° 365851, publié au recueil Lebon). En l'espèce, un couple de contribuables demande la décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu auxquels ils ont été assujettis pour les années 2006 et 2007. Ils estiment, contrairement à la position de l'administration fiscale, que les suppléments de rémunération perçus à raison de l'activité professionnelle exercée hors de France méritent exonération au sens de l'article 81 A (II) du CGI. Concrètement, ils contestent le rehaussement de leurs revenus imposables au titre de l'année 2006 (21 408 euros) et de l'année 2007 (18 255 euros). Le tribunal administratif de Paris rejette leur demande (TA Paris, 30 novembre 2011, n° 1013855), tout comme la cour administrative d'appel de Paris (CAA Paris, 7 décembre 2012, n° 11PA05199 N° Lexbase : A9893I7K). Juge de cassation, le Conseil d'Etat s'érige ici en juge du fond (faisant application de l'article L. 821-2 du CJA N° Lexbase : L3298ALQ) pour trancher l'affaire. Et il fait droit à la demande des requérants : c'est à tort que la cour administrative d'appel de Paris et le tribunal administratif de Paris ont rejeté la demande de décharge des cotisations supplémentaires d'impôt sur le revenu au titre des années 2006 et 2007. Au coeur du contentieux, la notion de rémunération, tout d'abord, à savoir la rémunération permettant de déterminer si les suppléments de revenus versés au titre d'un séjour dans un autre Etat sont exonérés d'impôt sur le revenu en France. Au coeur du contentieux, encore, le plafond de 40 % prévu par le CGI : le montant des suppléments de rémunération ne peut pas excéder 40 % de celui de la rémunération versée aux salariés. Ce que va récuser le Conseil d'Etat est la logique retenue par la doctrine de l'administration, qu'il s'agisse de l'instruction 5 B-15-06 du 6 avril 2006 (§ 88) (N° Lexbase : X6459ADL) et du BOI-RSA-GEO-10-30-10-20130610 (§ 190) (N° Lexbase : X6880ALE). Pour l'administration, le "plafond de 40 % doit être calculé en proratisant la rémunération hors suppléments en fonction du nombre de jours passés à l'étranger [...] en rapportant le montant de ladite rémunération à la même période que celle au titre de laquelle est calculé le supplément de rémunération" (2). L'administration fiscale et la cour administrative d'appel ont commis une erreur de méthode (II) en estimant que la rémunération visée s'entend comme le montant de la seule rémunération perçue pendant la durée des séjours hors de France donnant lieu au versement de ces suppléments. Après l'erreur, le discours de la méthode : selon le Conseil d'Etat, la rémunération s'entend comme le montant global de la rémunération hors suppléments versés au salarié pendant cette période. Le juge rend ainsi une interprétation (des dispositions du CGI permettant l'exonération des suppléments de rémunération) favorable au contribuable (I).

I - Discours de la méthode : une interprétation jurisprudentielle des dispositions du CGI permettant l'exonération des suppléments de rémunération favorable au contribuable

Une fois visées les conditions posées par l'article 81 A (II) du CGI (A), le Conseil d'Etat estime que la rémunération (objet du litige) s'entend comme le montant global de la rémunération hors suppléments versés au salarié pendant cette période (B).

A - Les conditions posées par l'article 81 A (II) du CGI

Pour qu'advienne l'exonération des suppléments de rémunération perçus à raison de l'activité professionnelle exercée hors de France, ces suppléments doivent avoir été versés en contrepartie de séjours effectués dans l'intérêt direct et exclusif de l'employeur. Ils doivent encore être justifiés par un déplacement nécessitant une résidence d'une durée effective d'au moins vingt-quatre heures dans un autre Etat.

Les suppléments doivent être déterminés dans leur montant préalablement aux séjours dans un autre Etat et en rapport avec le nombre, la durée et le lieu de ces séjours. Quant à la détermination du montant des suppléments de rémunération avant les séjours, il revient en général au contrat de travail (ou à un avenant) de poser "des grilles de définition de la prime contenue dans le règlement intérieur de l'entreprise" (3) ; en présence de missions de courte durée à caractère ponctuel, l'employeur peut fournir les renseignements via des ordres de mission en adéquation avec la dimension ponctuelle des missions. Les montants des suppléments de rémunération déclarés par les requérants s'élèvent à 40 765 euros (pour l'année 2006) et à 42 394 euros (pour l'année 2007). Ces montants ont été préalablement déterminés en rapport avec le nombre, la durée et le lieu des séjours hors de France du mari.

De plus, pour être exonérés d'impôt sur le revenu, les suppléments de rémunération doivent être déterminés eu égard à la rémunération versée aux salariés (compte non tenu des suppléments en cause). Enfin, le montant des suppléments de rémunération ne peut pas excéder 40 % de celui de la rémunération versée aux salariés (compte non tenu des suppléments mentionnés en amont). Le propos semble clair ; or, il ne l'est point, ce qui montre combien la théorie de l'acte clair (tant vantée jadis) relève de la plaisanterie juridique. Aucun acte juridique n'est en soi clair ; il s'interprète, et est potentiellement gros de plusieurs interprétations. Ici, le Conseil d'Etat va donner une interprétation des dispositions contestées contrastant avec celle retenue par les juges du fond.

B - La rémunération s'entend comme le montant global de la rémunération hors suppléments versés au salarié pendant cette période

Quid de la notion de rémunération au sens du CGI ? Voilà une question essentielle à laquelle devait répondre le Conseil d'Etat. Pour celui-ci, il faut entendre la rémunération comme le montant global de la rémunération hors suppléments versés au salarié pendant cette période. S'agissant du plafond de 40 %, la rémunération s'entend de celle "perçue globalement au titre de l'année d'imposition, déduction faite de l'ensemble des suppléments qui ont été versés sur la même période" (4). Une telle lecture semble être "l'interprétation la plus naturelle" (5), notamment eu égard aux travaux préparatoires de la loi de finances rectificative pour 2005. L'objectif du législateur n'est pas d'aller dans le sens d'une limitation accrue en matière d'exonération d'impôt sur le revenu ; la finalité du dispositif législatif est de promouvoir les échanges internationaux. Il est donc logique (voire nécessaire) de retenir une interprétation fiscalement intéressante pour les salariés et ne pas transformer le plafond de 40 % en écueil économique. Il y a plus ; une lecture ouverte des dispositions en cause prend sens a fortiori lorsque l'on sait que les suppléments de rémunération ont des finalités compensatoires, à savoir l'éloignement du salarié du foyer familial, les difficultés éventuelles rencontrées dans un Etat autre que le sien. Pour ces raisons, "Des suppléments de revenu supérieurs à 40 % de la rémunération prorata temporis" (6) sont regardés comme raisonnables et acceptables. Cette lecture a le mérite de donner toute sa portée à la disposition permettant l'exonération, ce qui contribue à la réalisation des objectifs promus par le législateur. L'exonération est de droit dès lors que le contribuable "est en mesure de justifier que le montant du supplément de salaire reçu au titre de cette période a été fixé, même de manière forfaitaire, en rapport avec l'importance de ses séjours hors de France, eu égard, notamment, à leur nombre, leur durée et leur destination" (7).

Le Conseil d'Etat tranche l'affaire au fond. Il constate que les montants des suppléments de rémunération déclarés par les contribuables (40 765 euros pour 2006, 42 394 euros pour 2007) sont inférieurs à 40 % des rémunérations annuelles versées au mari requérant au cours des années 2006 et 2007. Il manque bien sur un membre de phrase pour que l'analyse du Conseil d'Etat soit complète et fasse jurisprudence : les montants des suppléments de rémunération sont inférieurs à 40 % des rémunérations annuelles, hors suppléments de rémunération. Ce faisant, les requérants peuvent bénéficier d'une exonération d'impôt sur le revenu en application du II de l'article 81 A du CGI. C'est à mauvais droit que l'administration fiscale prétendait rehausser les revenus imposables du couple à hauteur de 21 408 euros (pour 2006) et de 18 255 euros (pour 2007).

Pour mieux comprendre l'interprétation donnée par le Conseil d'Etat, il importe de détailler le raisonnement improprement suivie par l'administration fiscale et la cour administrative d'appel de Paris.

II - Erreur de la méthode : l'interprétation erronée de l'administration fiscale et de la cour administrative d'appel quant au montant de la rémunération perçue

La rémunération visée ne peut s'entendre comme le montant de la seule rémunération perçue pendant la durée des séjours hors de France donnant lieu au versement de ces suppléments (A). Le contribuable a été, en l'espèce, indument frappé d'un rehaussement de ses revenus imposables (B).

A - La rémunération visée ne peut s'entendre comme le montant de la seule rémunération perçue pendant la durée des séjours hors de France donnant lieu au versement de ces suppléments

Il est intéressant de se pencher sur l'erreur réalisée par l'administration fiscale et la cour administrative d'appel de Paris. Dit autrement (et la définition par la négative est souvent plus parlante) la rémunération ne doit pas s'entendre comme le montant de la seule rémunération perçue pendant la durée des séjours hors de France donnant lieu au versement de ces suppléments. Pour avoir retenu une telle ultime analyse, l'arrêt de la cour administrative d'appel de Paris est cassé pour erreur de droit. Celle-ci ne devait pas retenir comme montant de la rémunération servant de base au calcul du plafond de 40 % le montant suivant : celui de la rémunération perçue au cours des périodes pendant lesquelles le requérant a effectué des déplacements à l'étranger. Pour déterminer la part des suppléments de rémunération susceptibles d'être exonérés d'impôt sur le revenu, la cour a fait application d'un critère par elle qualifiée d'"objectif" : "rapporter le montant de la rémunération versée au salarié au cours de la période donnée, telle que l'année civile, au nombre de jours, compris dans cette période, à raison desquels le salarié a perçu un supplément de rémunération". Puis, la cour s'est penchée sur le fait que le montant des suppléments de rémunération exonérés est limité à 40 % de la rémunération telle que définie selon la règle de prorata temporis à peine évoquée. De tout cela, la cour a tiré la conclusion suivante : le montant de la rémunération servant de base au calcul du plafond de 40 % s'entend comme celui de la rémunération "qu'aurait normalement perçue le salarié au cours des périodes pendant lesquelles il a effectué des déplacements nécessitant une résidence d'une durée effective d'au moins vingt-quatre heures à l'étranger". Il s'agit là d'une interprétation réduisant la portée de l'exonération posée par le législateur ; cela conduit la cour à rehausser (indument) les revenus imposables des requérants.

B - L'indu rehaussement des revenus imposables adoubé à mauvais droit par la CAA

Une fois ce raisonnement posé, la cour se tourne vers la méthode retenue par l'administration fiscale pour accepter in fine le rehaussement des revenus imposables des époux. L'administration retient que le mari a effectué 21 jours de déplacement d'au moins 24 heures à l'étranger au cours de l'année 2006, et 23 jours de déplacement d'au moins 24 heures à l'étranger au cours de l'année 2007. Ce dernier a effectué ces divers déplacements sur un total annuel de 216 jours travaillés. A partir de ces différentes données, l'administration a calculé le plafond de 40 % dans la limite duquel les suppléments de rémunération versés au titre de ces séjours peuvent être exonérés d'impôt sur le revenu. Elle a appliqué ce taux de 40 % au montant du salaire annuel du requérant à concurrence respectivement de 21/216ème et de 23/216ème de ce montant. Puisqu'il a reçu, au titre de ses rémunérations annuelles, hors supplément de rémunération, les sommes de 497 762 euros (2006) et 566 740 euros (2007), les montants maximaux des suppléments de rémunération susceptibles d'être exonérés d'impôt sur le revenu sont les suivants : 19 357 euros (2006) et 24 139 euros (2007). Une fois ces laborieux calculs réalisés, l'administration en a déduit qu'elle pouvait, devait, rehausser les revenus imposables du couple "à hauteur de la différence entre ces plafonds et les montants des sommes déclarées par eux comme des suppléments de rémunérations exonérés, soit 21 408 euros au titre de l'année 2006 et 18 255 euros au titre de l'année 2007".

C'est cela même que le Conseil d'Etat censure, au profit des contribuables.


(1) Au sens de l'article 4 B du CGI (N° Lexbase : L1010HLY).
(2) Conclusions de F. Aladjidi.
(3) Instruction 5 B-15-06 § 79 à 81, cité dans les conclusions de F. Aladjidi.
(4) Conclusions de F. Aladjidi.
(5) Conclusions de F. Aladjidi.
(6) Conclusions de F. Aladjidi.
(7) CE 8° et 9° s-s-r., 19 octobre 1994, n° 117128, publié au recueil Lebon (N° Lexbase : A2992ASM) cité dans les conclusions de F. Aladjidi.

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