Cour européenne des droits de l'homme26 novembre 1991
Requête n°50/1990/241/312
Sunday Times c. Royaume-Uni (n
En l'affaire Sunday Times c. Royaume-Uni (n° 2)*,
La Cour européenne des Droits de l'Homme, statuant en séance plénière par application de l'article 51 de son règlement** et composée des juges dont le nom suit:
MM. R. Ryssdal, président,
J. Cremona,
Thór Vilhjálmsson, Mme D. Bindschedler-Robert, MM. F. Gölcüklü,
F. Matscher,
J. Pinheiro Farinha,
L.-E. Pettiti,
B. Walsh, Sir Vincent Evans, MM. R. Macdonald,
C. Russo,
R. Bernhardt,
A. Spielmann,
J. De Meyer,
N. Valticos,
S.K. Martens, Mme E. Palm, MM. I. Foighel,
R. Pekkanen,
A.N. Loizou,
J.M. Morenilla,
F. Bigi,
A. Baka,
ainsi que de MM. M.-A. Eissen, greffier, et H. Petzold, greffier adjoint,
Après en avoir délibéré en chambre du conseil les 28 juin et 24 octobre 1991,
Rend l'arrêt que voici, adopté à cette dernière date:
Notes du greffier
* L'affaire porte le n° 50/1990/241/312. Les deux premiers chiffres en indiquent le rang dans l'année d'introduction, les deux derniers la place sur la liste des saisines de la Cour depuis l'origine et sur celle des requêtes initiales (à la Commission) correspondantes.
** Les amendements au règlement entrés en vigueur le 1er avril 1989 s'appliquent en l'espèce.
PROCEDURE
1. L'affaire a été déférée à la Cour le 12 octobre 1990 par la Commission européenne des Droits de l'Homme ("la Commission"), puis le 23 novembre 1990 par le gouvernement du Royaume-Uni de Grande-Bretagne et d'Irlande du Nord ("le Gouvernement"), dans le délai de trois mois qu'ouvrent les articles 32 par. 1 et 47 (art. 32-1, art. 47) de la Convention de sauvegarde des Droits de l'Homme et des Libertés fondamentales ("la Convention"). A son origine se trouve une requête (n° 13166/87) dirigée contre le Royaume-Uni et dont Times Newspapers Ltd, société enregistrée en Angleterre, et M. Andrew Neil, citoyen britannique, avaient saisi la Commission le 31 juillet 1987 en vertu de l'article 25 (art. 25).
La demande de la Commission renvoie aux articles 44 et 48 (art. 44, art. 48) ainsi qu'à la déclaration britannique reconnaissant la juridiction obligatoire de la Cour (article 46) (art. 46), la requête du Gouvernement à l'article 48 (art. 48). Elles ont pour objet d'obtenir une décision sur le point de savoir si les faits de la cause révèlent un manquement de l'Etat défendeur aux exigences de l'article 10 (art. 10) ainsi que, dans le cas de la demande, des articles 13 et 14 (art. 13, art. 14).
2. En réponse à l'invitation prévue à l'article 33 par. 3 d) du règlement, les requérants ont manifesté le désir de participer à l'instance et désigné leurs conseils (article 30).
3. Le 15 octobre 1990, le président de la Cour a estimé qu'il y avait lieu de confier à une chambre unique, en vertu de l'article 21 par. 6 du règlement et dans l'intérêt d'une bonne administration de la justice, l'examen de la présente cause et de l'affaire Observer et Guardian*.
Note du greffier
* Affaire n° 51/1990/242/313.
La chambre ainsi constituée comprenait de plein droit Sir Vincent Evans, juge élu de nationalité britannique (article 43 de la Convention) (art. 43), et M. R. Ryssdal, président de la Cour (article 21 par. 3 b) du règlement). Le 26 octobre, celui-ci a tiré au sort le nom des sept autres membres, à savoir M. J. Cremona, Mme D. Bindschedler-Robert, M. F. Matscher, M. R. Macdonald, M. C. Russo, M. R. Bernhardt et M. R. Pekkanen, en présence du greffier (articles 43* in fine de la Convention et 21 par. 4 du règlement) (art. 43).
Note du greffier
* Tel que l'a modifié l'article 11 du Protocole n° 8 (P8-11), entré en vigueur le 1er janvier 1990.
4. Ayant assumé la présidence de la chambre (article 21 par. 5 du règlement), M. Ryssdal a consulté par l'intermédiaire du greffier l'agent du Gouvernement, le délégué de la Commission et les conseils des requérants sur la nécessité d'une procédure écrite (article 37 par. 1) et la date de l'audience (article 38).
Conformément à ses ordonnances et directives, le greffier a reçu le mémoire des requérants le 2 avril 1991, puis le 18 celui du Gouvernement. Par une lettre du 31 mai, le secrétaire de la Commission l'a avisé que le délégué s'exprimerait de vive voix.
5. Le 21 mars 1991, la chambre a décidé, en vertu de l'article 51 du règlement, de se dessaisir avec effet immédiat au profit de la Cour plénière.
6. Le 25 mars 1991, le président a autorisé "Article 19" (le Centre international contre la censure), en vertu de l'article 37 par. 2 du règlement, à présenter des observations écrites sur un aspect particulier de l'affaire. Elles sont arrivées le 15 mai, à l'expiration du délai fixé par lui.
7. Ainsi qu'il en avait disposé, les débats consacrés à la présente cause et à l'affaire Observer et Guardian se sont déroulés en public le 25 juin 1991, au Palais des Droits de l'Homme à Strasbourg. La Cour avait tenu auparavant une réunion préparatoire.
Ont comparu:
- pour le Gouvernement
Mme A. Glover, conseiller juridique, ministère des Affaires étrangères et du Commonwealth,
agent, M. N. Bratza, Q.C., M. P. Havers, Barrister-at-Law, conseils, Mme S. Evans, ministère de l'Intérieur, M. D. Brummell, Treasury Solicitor, conseillers;
- pour la Commission
M. E. Busuttil,
délégué;
- pour les requérants en l'espèce
M. A. Lester, Q.C., M. D. Pannick, Barrister-at-Law, conseils, M. M. Kramer, Mme K. Rimell,
solicitors, M. A. Whitaker, Legal Manager, Times Newspapers Ltd,
conseiller;
- pour les requérants dans l'affaire Observer et Guardian
M. D. Browne, Q.C.,
conseil, Mme J. McDermott,
solicitor.
La Cour a entendu en leurs déclarations, ainsi qu'en leurs réponses aux questions du président, M. Bratza pour le Gouvernement, M. Busuttil pour la Commission, MM. Lester et Browne pour les requérants.
8. Le 5 août 1991, le greffier a reçu du Gouvernement ses observations sur les prétentions des intéressés au titre de l'article 50 (art. 50) de la Convention puis de ceux-ci, le 13 septembre, leur réponse auxdites observations et, les 4 et 7 octobre, des précisions sur leurs demandes. Par une lettre du 3 octobre, un adjoint au secrétaire de la Commission l'a informé que la question n'appelait pas de commentaires de la part du délégué.
EN FAIT
I. Introduction
A. Les requérants
9. Les requérants - désignés conjointement ci-après par "S.T." - sont Times Newspapers Ltd, éditeur de l'hebdomadaire national britannique du dimanche The Sunday Times, et M. Andrew Neil, son rédacteur en chef. Ils reprochent aux juridictions anglaises de leur avoir imposé des interdictions provisoires de publier des éléments du livre Spycatcher et des informations émanant de son auteur, M. Peter Wright.
B. Les injonctions provisoires (interlocutory injunctions)
10. Dans un procès, quand le demandeur sollicite le prononcé d'une injonction permanente contre le défendeur, les tribunaux anglais jouissent du pouvoir discrétionnaire de lui en accorder une de caractère provisoire; imposant une restriction temporaire, valable jusqu'à la décision au principal, elle a pour but de sauvegarder ses intérêts dans l'intervalle. En général, il se voit alors inviter à s'engager à verser des dommages et intérêts à la partie adverse au cas où celle-ci l'emporterait pour finir.
Les principes régissant la délivrance de telles injonctions ont été mentionnés dans les instances suivies en l'espèce; définis dans l'affaire American Cyanamid Co. v. Ethicon Ltd (Appeal Cases 1975, p. 396), ils peuvent se résumer ainsi.
a) Il n'appartient pas au tribunal, à ce stade, d'essayer de trancher des questions de fait controversées ou des points de droit délicats, exigeant une argumentation et une réflexion approfondies.
b) A moins que le dossier ne révèle pas en l'état l'existence de chances réelles, pour le demandeur, d'obtenir l'injonction permanente souhaitée par lui, le tribunal doit rechercher, à la lumière des circonstances de la cause, si la balance des avantages et inconvénients (balance of convenience) penche pour ou contre l'octroi de la mesure provisoire réclamée.
c) Il ne faut normalement pas prononcer d'injonction provisoire lorsqu'une indemnité fournirait au demandeur une réparation suffisante s'il gagnait le procès, mais rien ne s'oppose à la délivrance de pareille injonction lorsqu'il en va autrement et que les dommages et intérêts à verser par le demandeur conformément à sa promesse, s'il succombait, procureraient au défendeur une compensation appropriée.
d) La question de la balance des avantages et inconvénients se pose s'il existe un doute quant à l'adéquation des possibilités d'indemnisation s'offrant à l'une des parties ou aux deux.
e) Si les autres facteurs paraissent s'équilibrer, la prudence commande d'opter pour des mesures aptes à préserver le statu quo.
C. Spycatcher
11. M. Peter Wright travailla pour le gouvernement britannique comme agent haut placé des services britanniques de sécurité (MI5) de 1955 à 1976, année où il résigna ses fonctions. Par la suite, sans autorisation préalable de ses anciens employeurs, il écrivit ses mémoires, sous le titre Spycatcher, et prit des dispositions pour les faire publier en Australie, où il vivait alors. Le livre traitait des structures, des méthodes et du personnel du MI5. En outre, il relatait des activités prétendument illégales des services de sécurité: l'auteur affirmait notamment que le MI5 en avait mené pour ébranler le gouvernement travailliste de 1974-1979; qu'il avait cambriolé et truffé de micros les ambassades de pays alliés et hostiles; qu'il avait conçu et opéré d'autres activités illégales et secrètes dans le pays comme à l'étranger; et que Sir Roger Hollis, qui le dirigeait vers la fin de la carrière de l'intéressé, était un agent soviétique.
Auparavant, M. Wright avait en vain cherché à persuader le gouvernement britannique de soumettre ces allégations à une enquête indépendante. Semblable enquête fut aussi demandée en 1987, notamment par diverses personnalités éminentes du gouvernement travailliste de 1974-1979, mais en pure perte.
12. Une partie du contenu de Spycatcher avait déjà paru dans certains livres de M. Chapman Pincher sur les services de sécurité. De plus, en juillet 1984 M. Wright avait accordé à la "Granada Television", chaîne privée fonctionnant au Royaume-Uni, une assez longue interview - qui fut rediffusée en décembre 1986 - au sujet du travail des services en question. Vers la même époque, leurs méthodes et secrets firent l'objet d'autres ouvrages et d'une autre émission télévisée, sans grande réaction du gouvernement.
D. La procédure engagée en Australie
13. En septembre 1985, l'Attorney General d'Angleterre et du Pays de Galles ("l'Attorney General") introduisit au nom du gouvernement britannique, devant l'Equity Division de la Cour suprême de Nouvelle-Galles du Sud (Australie), une instance tendant à voir interdire la publication de Spycatcher ainsi que de tout renseignement y figurant et ayant sa source dans le travail de M. Wright pour les services de sécurité. Il se fondait non sur la notion de secret d'Etat, mais sur l'idée que la divulgation de tels renseignements par M. Wright constituerait un manquement, notamment, au devoir de discrétion résultant de son emploi passé. Le 17 septembre, l'intéressé et ses éditeurs, Heinemann Publishers Australia Pty Ltd, prirent l'engagement - qu'ils respectèrent - de ne rien publier en attendant l'examen de la demande du gouvernement.
Tout au long de la procédure en Australie, ce dernier s'attaqua au livre comme tel; il refusa d'indiquer quels passages il jugeait nuisibles à la sécurité nationale.
II. La procédure de référé (interlocutory proceedings) en Angleterre et les événements ayant marqué son déroulement
A. Les articles de l'Observer et du Guardian; les injonctions prononcées à leur suite
14. Alors que la procédure australienne demeurait pendante, l'hebdomadaire national britannique du dimanche l'Observer et le quotidien national britannique The Guardian publièrent dans leurs pages intérieures, les dimanche 22 et lundi 23 juin 1986 respectivement, de brefs articles signalant l'audience à venir et donnant certains détails du contenu du manuscrit de Spycatcher. Depuis quelque temps, les deux journaux menaient campagne en faveur d'une enquête indépendante relative au fonctionnement des services de sécurité. Les indications fournies incluaient les allégations ci-après d'agissements irréguliers, délictueux et inconstitutionnels d'agents du MI5:
a) le MI5 avait posé des micros clandestins lors de toutes les conférences diplomatiques organisées à Lancaster House, à Londres, dans les années 1950 et 1960, ainsi que lors des négociations de 1979 pour l'indépendance du Zimbabwe;
b) il avait fait de même chez des diplomates français, allemands, grecs et indonésiens, ainsi que dans la suite d'hôtel occupée par M. Khrouchtchev pendant sa visite en Grande-Bretagne vers 1950, et s'était, de manière routinière, rendu coupable de cambriolages et de poses de micros (en particulier de pénétrations par effraction dans des consulats soviétiques à l'étranger);
c) il avait en vain conspiré pour assassiner le président égyptien Nasser lors de la crise de Suez;
d) il avait comploté contre Harold Wilson pendant son mandat de premier ministre de 1974 à 1976;
e) il avait détourné (au mépris de ses instructions) une partie de ses crédits pour enquêter sur des groupes politiques de gauche en Grande-Bretagne.
Les articles de l'Observer et du Guardian, rédigés respectivement par MM. David Leigh et Paul Lashmar et par M. Richard Norton-Taylor, se fondaient sur les investigations menées par ceux-ci auprès de sources confidentielles, et non sur des communiqués de presse internationaux ou documents analogues accessibles à chacun. Cependant, une bonne partie des informations y figurant avait déjà paru ailleurs (paragraphe 12 ci-dessus). Les juridictions anglaises en inférèrent par la suite que les renseignements des journalistes émanaient très probablement des bureaux des éditeurs de Spycatcher ou des solicitors agissant en leur nom et au nom de l'auteur (voir la décision rendue le 21 décembre 1987 par le juge Scott, paragraphe 40 ci-dessous).
15. L'Attorney General engagea devant la Chancery Division de la High Court of Justice d'Angleterre et du Pays de Galles, pour manquement au devoir de discrétion, une action contre The Observer Ltd, propriétaire et éditeur de l'Observer, M. Donald Trelford, rédacteur en chef, et MM. Leigh et Lashmar, ainsi que contre Guardian Newspapers Ltd, propriétaire et éditeur du Guardian, M. Peter Preston, rédacteur en chef, et M. Norton-Taylor.
Il demandait au tribunal d'interdire à titre permanent aux défendeurs - désignés conjointement ci-après par "O. et G." - de publier tout renseignement tiré de Spycatcher. Il se fondait sur l'idée que les informations contenues dans les mémoires revêtaient un caractère confidentiel; or si un tiers entrait en possession de renseignements qu'il savait provenir d'un manquement au devoir de discrétion, il assumait envers leur source première la même obligation que leur bénéficiaire originel. Il fut admis que l'octroi de dommages et intérêts eût constitué pour l'Attorney General une réparation insuffisante et inadéquate; seule une injonction répondrait à son attente.